3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)
3.B.1.d) 1939–1945: effort de guerre, cinéma et grands classiques (suite)
Les premières années de guerre
La «drôle de guerre»: 1er sept 1939 (invasion Pologne) - 10 mai 1940 (invasion Belgique)
Avant de partir pour son rendez-vous à Paris, Coward descendit à Goldenhurst en voiture avec Joyce Carey pour voir sa mère ainsi que Jack et Natasha Wilson. Jack avait consciencieusement occulté les fenêtres et remplacé les ampoules ordinaires par des ampoules bleues. «Quelle absurdité», protesta Violet, «je n’y vois pas plus loin que ma main, j’ai failli tomber dans l’escalier, et toute cette histoire est idiote!» Ils dînèrent dans une atmosphère morose, et Coward fit des adieux sentimentaux à sa maison et à ses amis. Il traversa la Manche dans un avion Vega Gull, vêtu de manière surréaliste: chapeau melon, costume sombre, masque à gaz, parachute et gilet de sauvetage.
Il trouva Paris chaude, poussiéreuse et presque vide; seuls le Ritz et Maxim’s restaient obstinément ouverts. Avec l’attaché naval, le capitaine Holland, et David Strathallan, il y dîna de caviar, filet mignon et champagne rosé. La confusion régnait: impossible de trouver quelqu’un qui sache ce qui se passait réellement, et Coward craignit bientôt que sa mission ne s’effondre. Il rencontra finalement Giraudoux, puis Maurois, avec qui il parla théâtre plutôt que propagande; ce dernier, ivre et peu convaincu, l’abattit encore davantage.
Pendant ce temps, la RAF larguait des tracts polis invitant l’ennemi à se rendre, et Coward lui-même ne semblait guère plus sérieux: ses journées rappelaient une comédie des studios Ealing, entre officiers alités buvant du bismuth et chaos administratif. Sa tentative d’appeler le QG britannique en code et son interlocuteur hurlant «Qu’est-ce que vous racontez, nom de Dieu?» soulignait la désorganisation générale. Il rédigea un rapport «Secret, Confidentiel et Ennuyeux», tandis qu’un essai de code mathématique échouait à cause de son indiscipline numérique. Ces anecdotes, même si elles masquaient peut-être des activités pour le SIS, nourrirent les doutes sur son aptitude, surtout au vu des résultats mitigés de la section D. «Pas la tasse de thé de Coward», écrivit John Simpson.
Noël Coward décida de rentrer à Londres expliquer ces difficultés en personne. Lorn Loraine l’accueillit en héros à Gerald Road; après un passage chez les Wilson, il rencontra Stuart, qui promit de revenir à Paris pour juger la situation. Stuart et Brooks arrivèrent rapidement, et Coward fut installé dans un bureau du 18 place de la Madeleine, avec Strathallan, Miss Cameron comme secrétaire écossaise, et Cole Lesley. Il devait désormais se consacrer à la propagande noire (sous l’autorité du Political Warfare Executive) et reçut une petite équipe: un escadron leader fictif, Bill Wilson; un expert radio francophone; Paul Willert, chargé des réfugiés; et Peter Milward, ami de Molyneux, qui cherchait des informations dans la presse française.
Avec du personnel, la vie devint plus confortable, surtout après avoir trouvé un appartement place Vendôme, entre Chanel et Schiaparelli. Le beau monde parisien refleurissait déjà: dîners chez les Windsor, salons d’Elsie Mendl à Versailles. La seule concession à la guerre semblait être qu’on ne portait plus de tenue de soirée - sauf en présence du duc de Windsor, qui avait insisté sans détour sur le port obligatoire du smoking boulevard Suchet.
Coward nota qu’«une éruption désagréable de réceptions et de mondanités» servait de «thérapie occupationnelle pour ceux dont les nerfs avaient été cruellement éprouvés par les événements des dix-huit derniers mois». Il y participait faute de mieux. Boothby se rappelait d’ailleurs que l’«organisation» où Coward travaillait à Paris, censée être un service d’information, se réduisait en réalité à une succession de repas et de cocktails sans utilité. «C’était une farce», lui dit-il, et Coward en convenait. Ainsi, Noël Coward fréquentait Lady Mendl, dînait chez Edward Molyneux et, pour la première fois, tenait un journal intime.
Au bureau, il suivait une routine stricte: à 9h30 il était à son poste, Miss Cameron tapant frénétiquement dans la pièce voisine, tandis qu’il parcourait des notes ennuyeuses, toutes marquées «secret», dont les informations essentielles figuraient déjà dans le Daily Mail! «Dans l’ensemble, je crois offrir une bonne performance», plaisanta-t-il à la presse. «Parfois je n’arrive qu’au milieu du premier acte, mais je joue tout de même le rôle».
Ses retards s’expliquaient peut-être par ses précautions personnelles: claustrophobe, il évitait les abris et se réfugiait sous l’escalier de son immeuble pendant les alertes, avec oreillers, cartes et gin, jouant au solitaire jusqu’au signal de fin. Deux ou trois fois par semaine arrivait une valise diplomatique remplie surtout de courrier privé - potins de Violet, Joyce, Lorn, Gladys - et parfois un poème de Clemence Dane. Une fois par mois, Coward rentrait en Angleterre, passant souvent sa première nuit chez Dane, dans sa maison de Covent Garden, pour se mettre à jour.
Coward connaissait Dane (qui avait choisi son pseudonyme d’après une église londonienne; son vrai nom était Winifred Ashton) depuis les années '20 et admirait son mélange d’enthousiasme et de naïveté. Figure imposante au profil aquilin, artiste formée autant que romancière à succès (Regiment of Women (1917)), elle vivait au-dessus d’une boutique de primeurs avec sa secrétaire Olwen Bowen. Son appartement chaotique était rempli de tableaux, sculptures, livres et accueillait d’innombrables soirées d’après-théâtre. Ses excentricités étaient légendaires: on raconte que lorsqu’un incendie se déclara dans un entrepôt en face, Dane «se précipita dehors en robe de chambre, les cheveux au vent, pour supplier les pompiers de laisser brûler un peu plus longtemps afin qu’elle puisse en faire une toile». Sculptrice talentueuse mais à la langue malheureuse, elle affirmait que le secret de son art était de «tremper son outil dans de la cire blanche chaude».
Coward aimait ces soirées où l’on jouait The Game, une variante sophistiquée des charades, qu’il dominait avec Joyce Carey. Judy Campbell évoquait Winifred, cheveux défaits, peignes sur les genoux, s’acharnant à deviner les énigmes. Il était inévitable que Coward transpose un jour cette amie haute en couleur dans son théâtre: elle devint le modèle de Madame Arcati dans Blithe Spirit (), la médium fantasque à bicyclette, décrite comme «une femme remarquable, vêtue sans extravagance mais avec un biais prononcé pour le barbare». «J’ai eu ma première transe à quatre ans et ma première manifestation ectoplasmique à cinq ans et demi.», s’exclame Arcati dans Blithe Spirit (), «Quelle journée excitante! Je ne l’oublierai jamais. Bien sûr, la manifestation était très petite et de très courte durée, mais pour une enfant de mon âge tendre, c’était des plus gratifiants».
Coward trouvait la vie étrangement routinière en pleine «crise ». Son principal succès à Paris fut de faire fermer une station de radio commerciale susceptible d’aider les bombardiers ennemis, mais les résistances rencontrées lui montrèrent que «des hommes apparemment intègres, occupant de hautes fonctions, peuvent se montrer lamentablement évasifs dès que leurs intérêts financiers sont en jeu». S’il avait été naïf de croire le contraire, cela jouait plutôt en sa faveur.
Il l’était peut-être aussi en pensant que son travail parisien ferait taire ses détracteurs britanniques. Emmanuel Shinwell avait déjà interrogé le Parlement sur ses liens avec la Royal Navy, et la presse remettait à présent en question l’utilité de sa mission. Coward se plaignait d’être «victimisé par ma propre célébrité», accusant Stuart d’avoir laissé les tabloïds spéculer librement: on prétendait l’avoir vu au bar du Ritz «soufflant des secrets indicibles dans l’oreille d’une espionne polonaise». Il fulmina aussi contre une photo du Telegraph le montrant «flânant rue Royale en uniforme naval», suivie d’un article du Sunday Pictorial exigeant de savoir pourquoi il portait un uniforme auquel il n’avait pas droit. Mountbatten lui avait bien proposé un grade honoraire de lieutenant-commander pour ses travaux pour la Royal Naval Film Corporation, mais Noël n’avait encore jamais revêtu l’uniforme; la photo ne montrait qu’un blazer bleu marine au style un peu trop nautique. Churchill lui-même l’interrogea, tandis que d’autres rumeurs salaces visaient son équipe, impliquant notamment Peter Milward, ce à quoi Coward répondit avec humour qu’il se moquait bien de ce que Milward faisait «même avec des souris chinoises», tant qu’il ne les amenait pas au bureau.
Cette atmosphère d’intrigues et de disputes le rendait nerveux, et il avait le sentiment de ne rien accomplir. Début 1940, le ministère de l’Information envisagea d’utiliser des écrivains célèbres - Orson Wells, Sommerset Maugham, Noël Coward — pour expliquer la position britannique aux Américains. Coward persuada Sir Campbell Stuart qu’une tournée aux États-Unis fournirait des informations utiles sur l’opinion américaine et sur leurs chances d’entrer en guerre; il admettra plus tard qu’il s’agissait aussi d’un moyen de fuir une Europe de plus en plus sombre.
L’invasion allemande de la Norvège et du Danemark renforça son argument, et fin avril, il quitta Paris pour Gênes afin d’embarquer pour New York. La traversée sur le SS Washington, avec plusieurs consuls scandinaves en fuite, fut agitée — l’occasion toutefois de pratiquer un peu d’« espionnage improvisé » : un passager suspect croisé à bord figurait tout en haut de sa liste d’agents potentiels. Après avoir consulté le dossier auprès du commissaire, il conclut que l’homme travaillait pour les Soviétiques ou les Allemands, probablement ces derniers.
La 2ème Guerre Mondiale: 10 mai 1940, l'Allemagne attaque la Hollande et la Belgique
À son arrivée à Manhattan, le New York Times accepta la version officielle de la venue de Coward aux Etats-Unis: il venait «discuter avec son agent de ses deux nouvelles pièces Sweet Sorrow (titre initial de (Present Laughter)) et This Happy Breed: "Écrites pour moi, elles devront attendre la fin de la guerre. Même avec une longue barbe blanche, les rôles m’iront encore".»
Il avait annoncé qu’il ne produirait plus de pièces pendant la durée du conflit - décision pratique, puisque l’inspiration se faisait rare - malgré les amis américains qui tentaient de le ramener au théâtre. Il travailla toutefois sporadiquement cet été-là sur Time Remembered, situé dans le Connecticut en septembre 1940: une Anglaise y rejoint ses amis pour fuir le Blitz, s’indigne de leur aveuglement face à la guerre, puis décide de rentrer auprès de son mari. La pièce ne fut jamais publiée ni montée, sans doute en raison de son ton anti-américain rendu caduc après l’entrée des États-Unis dans la guerre en décembre 1941.
Revenir à New York fut un soulagement pour Coward: sans restrictions de guerre, il dîna, fit la fête, donna des interviews, puis séjourna chez Jack et Natasha Wilson à Fairfield, rejoints par les Lunts. L’ambiance rappelait agréablement le passé. Mais il repartit vite pour Washington, muni d’une lettre pour Mme Roosevelt. Il devait dîner avec elle après une rencontre avec le Président.
Roosevelt lui fit forte impression, malgré les «perfidies politiques» qu’on lui attribuait. Il lui prépara un Martini parfait - bien que l’alcool fût interdit à la Maison-Blanche - et parla franchement de la réticence américaine à entrer en guerre, accentuée par des figures comme Lindbergh. Coward était censé contrebalancer ces discours. De retour à New York, l’invasion de la Hollande et de la Belgique provoqua une véritable «hystérie». Cela semblait « le début de la fin » pour l’Europe, mais le bal de l’Allied Relief eut lieu malgré tout: Noel décida de «qu’il ne restait qu’à faire bonne figure et supporter la soirée du mieux possible». Il voulut rentrer en Europe, mais Stuart l’obligea à poursuivre sa tournée à Salt Lake City, Omaha, Cincinnati et Cleveland.
À Los Angeles, il logea chez Cary Grant, alors en romance tapageuse avec Barbara Hutton - ce qui le dégoûtait. Hollywood lui sembla du Technicolor après l’Europe en noir et blanc. Il visita le tournage de The Philadelphia Story avec Cary Grant, Katharine Hepburn et James Stewart. Lorsque Stewart eut du mal à dire un passage, Coward l’aida en lui donnant «une chaleureuse accolade d’encouragement». Mais les nouvelles d’Europe empirant - le corps expéditionnaire britannique était encerclé, et l'évacuation de 340.000 soldats à Dunkerque approchait — il brûlait de rentrer, sans obtenir de place avant le 8 juin 1940.
Rappelé entre-temps à Washington, il eut un second entretien avec Roosevelt, cette fois sobre, au Coca-Cola. Le Président salua la capacité britannique à transformer une défaite en victoire morale. Lorsqu’on lui demanda si l’Allemagne pouvait envahir la Grande-Bretagne, Noël répondit - «contre toute logique et raison» - que non. Le New York Times annonça son départ le 9 juin, évoquant un «congé de six semaines de fonctions secrètes pour le gouvernement britannique». Avant l’atterrissage à Lisbonne, ils apprirent l’entrée en guerre de l’Italie. L’ambassadeur britannique au Portugal convoqua Coward pour lui dire qu’il ne pouvait retourner à Paris, l’avance allemande menaçant la capitale. S’il avait pris le train, il serait arrivé à Paris un jour avant Hitler. Il découvrirait plus tard que son nom figurait sur la liste de liquidation nazie.
DCoward connut vite sa dépression habituelle de retour au pays : sa mère patrie le contrariait, et la vie y était difficile. Il entreprit d’organiser l’évacuation des enfants de l’Actors’ Orphanage vers l’Amérique, et celle de Violet et Tante Vida vers le Devon nord. La guerre risquait d’être bien terne pour lui, s’il n’y avait eu d’autres incursions dans le monde secret de l’espionnage.
Dans son autobiographie Future Indefinite, Coward évoque un mystérieux «Little Bill» qui lui proposa un travail «qui, selon lui et selon moi, serait réellement utile à l’effort de guerre, mobilisant à la fois ma notoriété et mon intelligence». Ce «Little Bill» n’était autre queSir William Stephenson, chef de la British Security Coordination, millionnaire canadien. Il employait déjà les frères Korda, Ian Fleming et Leslie Howard. Coward espérait enfin un travail d’espionnage digne de Maugham.
Ses souvenirs restent flous, mais il raconta plus tard avoir été convoqué à l’hôtel St Ermin’s: «Je devais rencontrer un contact dans le foyer. J’ai attendu dans cet endroit sordide; finalement, un homme a dit "Suivez-moi…" Il m’a entraîné dans un ascenseur, censé ne monter que trois étages. À ma stupéfaction, il est monté au quatrième. "C’était là — ah, le Special Operations Executive. Ce qu’on appelait ensuite les Baker Street Irregulars. Un type disait que le président Roosevelt voulait que nous fassions son combat. Et Little Bill était là, très calme, ses yeux mi-clos observant tout".» La nouvelle mission de Coward consistait à rejoindre Stephensonau siège du renseignement à New York, où il recevrait ses instructions.
Avant de partir, Coward eut une «conversation confuse» avec Churchill. «Il savait que j’avais fait quelque chose en France pour le renseignement, mais ne comprenait pas que ce que je voulais, c’était utiliser mon intelligence… Il répétait: "Inutile, vous ne serviriez à rien - trop connu". Je lui ai dit: "C’est précisément l’intérêt… personne ne croira que je fais quoi que ce soit de spécial". … À la fin, j’ai réussi à lui faire comprendre que je parlais couramment l'espagnol et pouvaiq couvrir toute l’Amérique latine, où les Allemands étaient très actifs…». On prépara alors une vaste tournée sud-américaine sous couvert du British Council. Inquiet pour sa mère en cas d’invasion, il organisa aussi son évacuation avec l’accord de Joe Kennedy. Mais quelques jours avant son départ, le colonel Dansey annula tout. Furieux, persuadé d’avoir été saboté, Coward vit croître sa méfiance envers la politique britannique - ce qui nourrirait plus tard Peace in Our Time. Duff Cooper sauva la situation en lui obtenant un passage vers les États-Unis et une lettre pour Lord Lothian.
De retour à New York, le British Information Service lui ordonna de prétendre à un séjour «théâtral». Coward prétendit avoir été «un modèle de discrétion», mais le New York Times écrivit qu’il était «en mission pour Duff Cooper» et qu’il se rendrait à Washington pour en rendre compte. «La situation en Grande-Bretagne est grave», déclara-t-il, «mais il est merveilleux de voir comment tout le monde se comporte.» SCe ton condescendant n’a sans doute pas plu aux Américains, mais il expliqua vouloir évacuer les 68 enfants de l’Actors’ Orphanage — «dont il avait la charge personnelle» - et qu’il avait déjà obtenu l’hospitalité d’acteurs britanniques d’Hollywood.
Coward demanda à Fanny Holtzmann - l’avocate volubile de Gertrude Lawrence - d’organiser l’évacuation de l’orphelinat. Roy Williams raconte: les enfants devaient embarquer dans le même convoi que le City of Benares, coulé peu après; leur navire, heureusement en panne, rebroussa chemin avant de repartir seul. Accueillis par la Gould Foundation près de New York, ils fréquentèrent l’école locale - ce qui marqua la fin de l’orphelinat en tant que tel. Coward critiqua ensuite l’institution pour avoir «gâté» les enfants grâce à un confort exceptionnel, des visites de célébrités et une publicité excessive.
Après un passage au bureau new-yorkais de Stephenson, Coward se rendit au «Camp X» sur le lac Ontario, où l’on formait les agents, testait des dispositifs de sabotage et enseignait les techniques d’espionnage. Mais la véritable arme de Coward restait sa célébrité: «Mon camouflage, c’était ma propre réputation d’idiot… Une multitude de petites choses constitue le matériau du renseignement. Les moindres détails s’insèrent dans un vaste tableau, et parfois on répète les mêmes choses en se demandant si cela vaut la peine. J’ai voyagé partout où je pouvais - en Asie et dans ce qu’il restait de l’Europe. Et je ridiculisais toute l’affaire du renseignement, car c’est la meilleure manière de s’en sortir: se moquer de nous-mêmes, dire quels incapables nous sommes, incapables d’obtenir des faits clairs, ce genre de choses.»
Il doutait que les Américains comprennent sa méthode, mais apprit beaucoup de leurs techniciens et estima qu’il aurait pu «faire carrière dans l’espionnage» si sa vie n’avait pas déjà été remplie d’intrigue. À ses yeux, l’expertise technique ne sert à rien si l’on ne sait pas tirer le meilleur des gens.
Sa mission publique - «promouvoir» le soutien américain aux Alliés - exigeait une présence constante: interviews, discours patriotiques, chansons, mondanités, indispensables à ses tâches secrètes. Elle lui coûta environ 11.000 £, tirés de son compte privé, le gouvernement ne couvrant rien en raison du caractère officieux de l’opération et des lois américaines de neutralité. Coward s’attendait à un dédommagement ou à une récompense - peut-être un titre - mais comprit vite que ce n’était pas l’opinion dominante en Grande-Bretagne. Le New York Times rapporta ainsi que la Chambre des communes s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles Gracie Fields et Coward avaient été autorisés à se rendre aux États-Unis. Harold Nicolson répondit que Coward était parti avec l’accord du ministère et qu’il n’agissait pas en ambassadeur, mais qu’il avait accès à des milieux difficiles à atteindre. Un député protesta que des hommes «connus et riches» pouvaient quitter le pays trop facilement en temps de crise, accusation que Nicolson jugea «profondément injuste». En filigrane, certains critiquaient aussi son homosexualité - comme Joyce Grenfell qui écrivit à sa mère: «Que penses-tu de Noël Coward partant pour l’Amérique?… Je crois que c’est une grave erreur. Tout le monde connaît son passé, et même si cela importe peu pour un homme qui écrit pour le théâtre, c’est vraiment dommage que celui qui représente notre pays en ce moment précis soit célèbre en tant que "queer"..»
À New York, Coward expliqua à la presse: «Il est regrettable que la Chambre des communes ait tant de temps à perdre. On m’a envoyé transmettre un message à Washington… qu’ils vérifient leurs faits avant de parler.» Sincère, mais imprudent: il craignit que l’incident ne sabote sa mission. Stephenson le rassura et lui confirma sa confiance. On lui confia alors une nouvelle couverture: travailler pour le British War Relief, prétexte idéal pour voyager.
La presse américaine, divisée sur l’entrée en guerre, commenta son apparition à l’Exposition universelle de Flushing Meadow. Parmi Spitfires et abris anti-aériens, Coward prononça un discours pour soutenir les Alliés. La journaliste Sylvia Taylor le décrit cruellement: «bien nourri, un peu vieux, lourd et marqué»; elle rappela son autobiographie où il revendiquait avoir échappé au service militaire pendant la guerre 14-18, insinuant qu’il le faisait encore. D’autres mirent en doute sa virilité et déplorèrent qu’il représente la démocratie britannique. Les critiques ne faiblirent pas: on l’accusa de devenir un «rabat-joie», de dénigrer les jeunes Anglais en civil, et on estima que ses remarques seraient plus légitimes «en uniforme - là-bas plutôt qu’à New York». Après avoir tenté, sans succès, de convaincre les Olivier (Laurence Olivier et Vivien Leigh, son épouse de l'époque) de rentrer, Coward déclara que tous les acteurs britanniques en âge de servir devaient rentrer: Gladys Cooper lui tourna publiquement le dos à Hollywood.
Un moment plus heureux fut sa retrouvaille avec Gertrude Lawrence, mariée à Richard Stoddard Aldrich. Il lui envoya ce message pour son mariage du 4 juillet: «Chère Mme A. Hooray hooray, Enfin tu es déflorée… Je t’aime, Noël Coward.» Moss Hart sollicita son aide pour convaincre Gertrude Lawrence de signer Lady in the Dark; elle accepta, et Coward lui télégraphia pour la première: «J’espère que tu recevras de chaleureux applaudissements le soir de ta première.» Mais en général, Coward se sentait peu utile et parfois au bord des larmes. Le ministre australien Richard Casey lui suggéra alors d’aller divertir les troupes en Australie - une échappatoire aux critiques américaines et un nouveau voyage, perspective qu’il adorait, même à ses frais. Lothian approuva, espérant que la situation américaine évoluerait à son retour, et Duff Cooper donna son accord, à condition qu’il soit revenu en mars 1941 pour une discussion «d’une grande importance».
Après un été '40 de diplomatie moite et d’espionnage occasionnel, Coward installa sa mère et Tante Vida dans un appartement à New York, puis repartit pour la Californie et le Pacifique. Il prit ensuit la route de l’Australie. Il passa par le Japon et la mer de Chine, ce qui le ravit; à Yokohama, interdit de débarquer, il se procura un laissez-passer d’équipage et, déguisé en «robuste marin américain», partit explorer bars et bordels - trouvant l’expérience décevante, mais fut frappé par le nombre d’Allemands rencontrés, information qu’il nota soigneusement pour «Little Bill».
À Sydney, l’accueil frénétique lui donna le trac. Il balbutia quelques mots avant d’être emmené à son hôtel. La tournée de sept semaines fut exténuante et parfois périlleuse: à Ingleburn, des soldats tentèrent de le huer, mais il annonça qu’il chanterait «qu’ils le veuillent ou non» et gagna finalement leurs applaudissements. La presse publia des photos de lui jouant du piano entouré de soldats perchés sur l’instrument. Son équipe comprenait un aide de camp, une secrétaire et Jim Wilcox («un jeune homme blond et costaud»), chargé de la presse, qui l’accompagnèrent dans une succession de villes - Sydney, Melbourne, Adélaïde, Perth, Fremantle, Canberra - jusqu’à un effondrement d’épuisement à Brisbane, suivi d’un court repos au soleil.
La Nouvelle-Zélande fut plus sereine: public chaleureux, salut cérémonial maori, concerts devant des milliers d’hommes. À Wellington, la mairesse jugea The Stately Homes of England insultante à la «Mère Patrie»; Noel répliqua, elle conclut: «Vous voyez, il ne supporte pas la critique!»
Le 3 février 1941, Coward quitta la Nouvelle-Zélande à bord d’un Clipper piloté par un capitaine qu’il connaissait déjà. À Canton Island, il logea dans un hôtel luxueux, rencontra les représentants britanniques Fleming - modèles de sa nouvelle Mr and Mrs Edgehill - et fut coincé seize jours par un cyclone, avec l’impression d’y vivre depuis des mois. Il rentra en Grande-Bretagne via Los Angeles, les Bermudes, les Açores et Lisbonne, plein d’espoir pour le poste promis. Mais avant d’atteindre les Bermudes, tout fut annulé: un télégramme codé expliquait que la publicité entourant son retour rendait impossible toute opération secrète:
2 AVRIL POUR NOEL COWARD
(A) PUBLICITÉ DÉFAVORABLE AUTOUR DE VOTRE VISITE À LONDRES PAR L’ENSEMBLE DE LA PRESSE BRITANNIQUE, LAQUELLE S’AGGRAVERAIT À VOTRE ARRIVÉE, RENDANT L’ENTREPRISE IMPOSSIBLE
(B) LE SECRET ABSOLU EST LA BASE DE NOTRE TRAVAIL, ET IL SERAIT MAINTENANT IMPOSSIBLE POUR NOS AGENTS DE VOUS CONTACTER SANS GÉNÉRER DE LA PUBLICITÉ
(C) NOUS SOMMES TRÈS DÉÇUS, NOUS AURIONS AIMÉ TRAVAILLER AVEC VOUS, MAIS AUCUNE SUITE N’EST POSSIBLE…
Télégramme reçu par Noël Coward
«Quels ennemis je dois avoir», nota Coward en pensant à Churchill (Premier Ministre) et Beaverbrook (alors ministre de l’Approvisionnement). La presse avait présenté ses voyages comme des vacances, ce qui irritait Londres sous le Blitz.
Son retour fut morose. Les interviews à Gerald Road visaient à répondre aux questions accumulées en son absence: où était-il, que faisait-il, l’argent de qui dépensait-il? Coward réprimanda les journalistes pour le traitement injuste qu’il jugeait avoir subi; il affirma que les récits sensationnalistes n’avaient aucun fondement. Ils acquiescèrent poliment… puis ne rapportèrent rien correctement le lendemain. Ayant brisé sa règle du «pas d’interviews», Coward se sentit trahi une fois de plus; ce genre d’incidents ne lui rendait pas le pays plus aimable. Son irritation fut renforcée lorsqu’Anthony Eden (qu’il considérait comme un ami) le «coupa pratiquement» au Carlton Grill, à cause de la publicité autour de ses voyages. «Une erreur stupide de sa part», nota Coward, «bien qu’en parfaite cohérence avec sa carrière.»
Il reprit sa place dans la vie londonienne, désormais sous la menace d’une invasion. Un soir, la conversation avec ses amis sur l’arrivée possible des nazis se termina en farce, Coward déambulant dehors en turban et talons pour «aguicher la Gestapo». Mais le 16 avril 1941, la réalité de la guerre s’imposa brutalement: il rentra chez lui pour découvrir les verrières soufflées et Dallas Brooks - alors son invité - blessé par un lustre tombé. Alors qu’il l’aidait, une autre bombe tomba; Burton Mews fut touchée et son bureau gravement endommagé. Coward courut dans la rue avec des capsules de morphine pour porter secours, mais on lui dit que les blessés avaient été transportés à l’hôpital. Deux jeunes femmes bien mises passèrent alors: «Tu sais, chérie, le problème avec tout cela, c’est qu’on peut se tordre la cheville.» Noel éclata de rire; l’agent de quartier crut à l’hystérie et lui ordonna de rentrer.
Le lendemain, les dégâts apparaissaient clairement: vitres brisées, plafonds effondrés, odeur insupportable. «Je me sentis misérable et profondément en colère.» Préférant éviter les abris du métro, Coward s’installa au Savoy, réputé sûr. L’hôtel tremblait souvent sous les bombardements, révélant ses pensionnaires les plus fantasques, dont Stephen Tennant, aperçu un soir en robe de chambre extravagante. Devenu « touriste » dans sa propre ville, Coward redécouvrit le charme de Londres sous la menace, ce qui inspira London Pride, chanson sentimentale qui toucha le public.
Trois jours plus tard, deux bombes frappèrent l’Embankment alors qu’il dînait au Savoy Grill. Avec bravoure (et sans doute un désir de briller), il monta sur scène et chanta plusieurs chansons avant qu’on ne l’arrête. Judy Campbell le rejoignit, interprétant A Nightingale Sang in Berkeley Square, chanson qu’elle rendit célèbre. Le Savoy lui offrit ensuite une suite sur la Tamise: il n’avait plus de maison.
Un week-end, il se rendit dans le Kent rendre visite à Gladys Calthrop et Patience Erskine; il passa par Goldenhurst. Vide de ses meubles et réquisitionnée comme quartier général militaire, la maison semblait ne plus jamais pouvoir redevenir la sienne.
Il était temps de revenir à son métier de base. Fini le (pseudo)-espionnage.


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