3.B.1) Noël Coward (1899–1973) (suite)

3.B.1.d) 1939–1945: effort de guerre, cinéma et grands classiques (suite)

  Ecriture de pièces créées plus tard: «Present Laughter» et «This Happy Breed» (suite)  

 «This Happy Breed» - La chronique domestique qui devient épopée tranquille

This Happy Breed naît au printemps 1939, dans un moment de lucidité presque douloureuse chez Coward. (Je me répète pour ceux qui ne commencent pas la lecture à cette page 🥺) L’Europe retient son souffle: la crise de Munich est encore fraîche, la guerre paraît inévitable, et Coward - hypersensible aux climats psychologiques - ressent cette tension comme un choc intime. Retiré à Goldenhurst, son refuge du Kent, il entre dans une période de création fulgurante: en l’espace de quelques semaines seulement, il écrit deux pièces consécutives, Present Laughter et This Happy Breed, presque «en un jet», comme deux faces d’une même pièce intérieure. Là où Present Laughter est la caricature brillante de sa vie publique, This Happy Breed en est le contrechamp ému: une fresque familiale inspirée par son propre milieu d’origine, la classe moyenne londonienne qu’il a quittée très tôt mais qu’il n’a jamais cessé de porter en lui. La guerre approchant, Coward éprouve un besoin pressant d’écrire une pièce sur la vie ordinaire, sur les anonymes qui portent la nation quand tout vacille. Ce texte, très personnel, se détache radicalement de son style habituel: pas d’épigrammes, pas de mondanités - seulement la vérité sobre du quotidien. Écrite en 1939, mais créée en 1942, la pièce résonne alors comme un hommage anticipé aux Britanniques de l’arrière.

L’histoire suit la famille Gibbons, installée dans une maison de Clapham entre 1919 et 1939. Voici le synopsis de la pièce.

  • Acte I
    • Scène 1 – Juin 1919
    • La pièce s’ouvre en 1919, dans une petite maison de Clapham (dans le sud de Londres) où Frank et Ethel Gibbons s’installent avec leurs trois enfants - Queenie, Reg et Vi - ainsi qu’avec la mère d’Ethel et la sœur de Frank, Sylvia. Ethel exprime son soulagement de voir son mari, Frank, revenu sain et sauf du front de la Guerre Mondiale, et sa satisfaction de commencer une nouvelle vie dans cette maison. L’atmosphère est celle de l’après-guerre: soulagement, fatigue, optimisme timide. Frank revient du front avec la volonté de reconstruire une vie paisible, tandis qu’Ethel, pragmatique et affectueuse, tente de recréer un foyer solide pour tous. Les premières scènes montrent l’installation, les petites querelles domestiques, la reprise des habitudes et la manière dont chacun cherche sa place dans cette nouvelle normalité. Leur nouveau voisin, Bob Mitchell, vient se présenter. Il s’avère être un ancien camarade de régiment de Frank, et les deux hommes se remémorent leurs souvenirs militaires.
    • Scène 2 – Décembre 1925
    • Après le dîner de Noël, les adultes (Frank et Ethel, la mère d’Ethel, Mrs Flint, et la sœur de Frank, Sylvia) se sont retirés dans une autre pièce, laissant seuls les jeunes dont les enfants du couple:
      • Vi, «une jeune fille de vingt ans agréable mais sans traits marquants», elle est plutôt raisonnable et observe avec inquiétude les choix de son frère Reg;
      • Queenie, «un an de moins… plus jolie et un peu tapageuse», insatisfaite de sa vie «banale», rêve d’évasion et refusera d’épouser Billy Mitchell, marin et fils du voisin, malgré leur affection mutuelle
      • Reg, dix-huit ans, «un garçon intelligent et de bonne allure» mais influençable: il se laisse entraîner par son ami Sam dans des idées politiques radicales;
      • Sam Leadbitter, l’ami de Reg;
      • Phyllis, l’amie de Queenie.
    • Sam se lance dans un petit sermon socialiste contre le capitalisme et l’injustice. Les jeunes filles ne lui accordent pas l’admiration qu’il espère, ce qui le froisse; il s’en va avec Reg. Billy, le fils de Bob Mitchell, rend ensuite visite à la famille. Resté seul avec Queenie, il vit avec elle une brève scène d’amour. Mais Queenie le désarçonne en lui avouant qu’elle déteste tellement la vie de banlieue qu’elle ne ferait pas une bonne épouse, puis s’enfuit. Frank entre et encourage Billy. Une fois le jeune homme parti, Ethel et Frank bavardent ensemble, à la fois pour échapper au chant de Sylvia dans la pièce voisine et parce qu’ils apprécient la compagnie l’un de l’autre.
    • Scène 3 – Mai 1926
    • Nous sommes en pleine grève générale de 1926. Les femmes de la maisonnée se chamaillent. Frank et Bob jouent les «briseurs de grève» en tant que conducteur et receveur bénévoles d’un bus londonien. Reg, encouragé par Sam, soutient les grévistes et n’a pas été vu depuis plusieurs jours. Frank et Bob rentrent, chantant «Rule, Britannia!» à tue-tête, après avoir bu quelques verres pour fêter leur journée de service. Sam et Reg arrivent à leur tour, ce dernier légèrement blessé lors d’une échauffourée liée à la grève. Vi accuse Sam d’avoir une mauvaise influence sur Reg et le met dehors. Restés seuls, Frank et Reg discutent: Frank adopte le point de vue traditionnel, Reg celui de l’idéaliste. Ils se souhaitent finalement bonne nuit en bons termes.
  • Acte II
    • Scène 1 – Octobre 1931
    • Le jour du mariage de Reg, Frank lui donne des conseils paternels. Les femmes de la maison se querellent une nouvelle fois. Queenie se plaint encore de l’ennui de la vie de banlieue. Toute la famille s’en va assister à la cérémonie de mariage de Reg et Phyl.
    • Scène 2 – Novembre 1931, minuit
    • Queenie descend discrètement l’escalier, habillée pour sortir, une valise à la main. Elle dépose une lettre sur la cheminée puis quitte la maison. Frank et Bob rentrent d’un dîner régimentaire et discutent gaiement de tout et de rien. Ethel, réveillée par le bruit, leur fait des reproches. Bob s’en va. Frank et Ethel découvrent la lettre de Queenie et l’ouvrent : elle révèle qu’elle a eu une liaison avec un homme marié et qu’elle a fui avec lui. Ethel renie Queenie comme membre de la famille. Frank est choqué par la dureté d’Ethel. Ils vont se coucher dans un grand malaise.
    • Scène 3 – Mai 1932
    • Les aînés de la famille commentent une lettre reçue de Queenie, envoyée de France. Ils sont interrompus par la terrible nouvelle: Reg et sa femme ont été tués dans un accident de voiture.
  • Acte III
    • Scène 1 – Décembre 1936
    • La famille vient d’écouter le discours d’abdication de l’ex-roi Édouard VIII. Depuis la scène précédente, Mrs Flint est morte et Vi et Sam, désormais mariés, sont devenus des quadragénaires installés. Billy entre avec une nouvelle inattendue: il a revu Queenie à Menton. Son amant l’a quittée et est retourné auprès de sa femme, laissant Queenie abandonnée. Après quelques hésitations, Billy avoue qu’elle est avec lui - et même qu’elle est devenue sa femme. Queenie entre, et une réconciliation maladroite mais pleine d’amour se produit entre elle et Ethel.
    • Scène 2 – Septembre 1938
    • Nous sommes au moment du retour de Neville Chamberlain après les accords de Munich et des faux espoirs de paix. Sylvia est ravie de l’accord, tandis que Frank y est farouchement opposé. Bob arrive pour dire au revoir: il part vivre à la campagne. Lui et Frank évoquent leurs souvenirs et regardent l’avenir avec inquiétude.
    • Scène 3 – Juin 1939
    • L’action se situe en 1939, juste après vingt années de vie familiale marquées par des joies et des drames. Les enfants ont quitté la maison, certains sont morts prématurément (Reg), d’autres ont pris leur indépendance (Vi et Queenie). La maison, autrefois pleine de vie, est désormais silencieuse. Frank et Ethel échangent sur le temps qui passe, les épreuves traversées et la certitude que de nouvelles difficultés arrivent avec la guerre. Frank exprime sa confiance dans la résilience du peuple anglais, malgré les menaces extérieures. C’est une affirmation de la dignité et de la force des «gens ordinaires», thème majeur de la pièce. La scène se termine sur une image de continuité et de courage: le couple reste dans sa maison, prêts à affronter ensemble ce qui vient.Ethel l’appelle pour le souper.

La pièce se clôt non pas sur un événement spectaculaire, mais sur une conversation domestique, ce qui souligne la valeur des vies ordinaires. Ecrite en 1939, le spectateur devait ressentir que la Seconde Guerre mondiale était imminente, ce qui donne une gravité particulière à ce moment de calme. Mais lorsqu'elle sera créée en 1942, on sera déjà totalement ailleurs...

C’est Coward en mode «cœur à nu ». Il raconte la classe moyenne dont il est issu, les modestes rêves de ses parents, la vie ordinaire qu’il n’a jamais vécue, puisqu’il est devenu star dès vingt ans. La pièce n’est pas nostalgique: elle est reconnaissante.

En une série de scènes domestiques, Coward montre:

  • la fragilité des familles après la Grande Guerre,
  • les tensions politiques (montée du fascisme, socialisme, pacifisme),
  • l’émancipation féminine progressive,
  • les changements technologiques et sociaux,
  • la désillusion d'une guerre qui approche - en ne sachant pourtant pas encore qu'elle sera cette monstrueuse Seconde Guerre.

Il parvient à rendre l’Histoire lisible à travers les événements minuscules du salon d’une famille modeste. Pas d’événements historiques à l’avant-scène: tout arrive par ricochet, par radio, par discussions - c’est la vie qui absorbe l’Histoire, pas l’inverse.

 L'été 1939

Ayant terminé Present Laughter et This Happy Breed, Coward décida d’entreprendre une tournée en Europe du Nord «pour voir ce qui s’y passait». Il affirmait vouloir se rendre compte de la situation par lui-même, mais le caractère secret de ses futures activités de guerre donne quelque crédit à l’idée qu’il agissait comme un agent de renseignement officieux, indépendant. Ses liens étroits avec des cercles gouvernementaux, combinés à ses rêveries romantiques sur l’espionnage, conféraient à sa mission un parfum de mystère dont il ne leva guère le voile dans ses mémoires. Dans Future Indefinite, il se contente de dire qu’il discuta son projet avec Robert Vansittart au Foreign Office. De nouveaux éléments indiquent qu’il aurait été lié à l’organisation «Z», une agence partiellement privée dirigée par le colonel Claude Dansey. Dansey était financé par les riches frères sud-africains Solly et Jack Joel, et recruta des personnalités comme Alexander Korda pour recueillir des informations sur l’Allemagne nazie. On raconte qu’à la fin des années '30, Coward partit à Paris pour le compte de «Z», peut-être afin d’entrer en contact avec un agent. Sa tournée européenne semble s’inscrire dans ces fonctions.

L’itinéraire comprenait Varsovie (la pologne n'a pa encore été envahie par l'Allemagne nazie et l'URSS, ce sera fait quelques semaies plus tard), Dantzig, Moscou, Léningrad, Helsinki, Stockholm, Oslo et Copenhague: une tournée tout entière sous le signe du froid. À Varsovie, il mena une enquête informelle auprès de «musiciens, artistes, critiques, acteurs, soldats, aviateurs et politiciens», chez qui il décelait tous «la même conviction fataliste que la guerre était non seulement inévitable, mais imminente». Il remit une lettre privée au Haut-Commissaire de Dantzig, le professeur Carl Buckhardt, mission accomplie non sans panache, franchissant des frontières et échappant peut-être à des interceptions nazies. Son périple en direction de Moscou fut largement arrosé - juste assez pour faire reculer le malaise qui lui collait à la peau; l’Union soviétique lui parut grise et déprimée. Se promenant dans Moscou, il comprit qu’il était surveillé, et s’amusa à essayer de semer son suiveur, «un petit homme inoffensif coiffé d’un chapeau vert en velours». Finalement, il marcha droit vers lui, lui serra la main et lui lança qu’il ne l’avait pas vu depuis des lustres, et comment allaient Anna et les enfants?

Coward prit un train de nuit pour Léningrad, heureux de quitter Moscou, et fut accueilli par une femme en bottes, manteau noir et cheveux tirés en arrière, «qui semblait tout droit sortie du film Mädchen in Uniform». Elle le conduisit à l’hôtel Astoria, où ses tentatives d’engager la conversation avec le serveur furent interrompues lorsqu’il remarqua que le téléphone était décroché - une oreille supplémentaire à l’écoute. Ce n’était sans doute pas de la paranoïa; après tout, il était célèbre, et sa présence en URSS paraissait étrange. Noël saisit le combiné et dit: «Ce sera tout pour le moment. Merci infiniment», puis raccrocha.

À Helsinki, il eut une rencontre désorientante avec Jean Sibelius (1865–1957), le grand compositeur finlandais car il le confondit avec Frederick Delius, le compositeur anglai; à Stockholm, il perçut à nouveau une «lourde appréhension» dans l’air. Le ministre britannique lui demanda d’emporter la valise diplomatique jusqu’à Oslo, ce qu’il fit, mais en route pour Copenhague, Coward fut pris du besoin compulsif de retrouver le soleil de la Côte d’Azur.

Il s’envola pour Paris puis descendit à Cannes début aout 1939, et s’installa bientôt au Carlton pour une semaine de bains de soleil avant de devoir rentrer pour les répétitions de This Happy Breed et Present Laughter. Une dernière petite assemblée d’avant-guerre se forma: Joyce Carey (Actrice anglaise, fidèle collaboratrice et amie de Noël Coward), Alan Webb (acteur anglais, spécialiste des rôles de caractère, très estimé par Coward) et Marlene Dietrich; Coward rendit visite à Somerset Maugham (auteur que Coward admirait) à la Villa Mauresque, puis à Maxine Elliott (actrice américaine devenue grande mondaine internationale, mécène et propriétaire d’une des villas les plus célèbres de la Côte d’Azur et gravement malade à l'époque) au Château de l’Horizon, tous deux retirés dans leurs refuges de la Riviera. L’atmosphère de l’époque semblait résumée dans la fragile silhouette d’Elliott, jadis maîtresse d’un roi (rumeur d'une liaison avec le roi Édouard VII dans les années 1900), désormais mourante: Coward la voit sur la plage, silhouette fragile d’un monde qui s’effondre - presque une image symbolique de la fin d’une époque.

 Faux départ pour le diptyque «This Happy Breed» et «Present Laughter»

A plusieurs reprises à cette époque, Coward rencontre Binkie Beaumont, son producteur de l'époque, afin de planifier la mise en scène de ses deux nouvelles pièces. Coward envisage une tournée de ses nouvelles pièces en diptyque pour l’automne 1939. Beaumont est pressenti pour collaborer à l’organisation et à la production. Mais Beaumont n’était guère enthousiaste à l’idée d’un diptyque, préférant ne monter que Present Laughter, mais Coward estimait que This Happy Breed constituait un indispensable contrepoids à la comédie. Il affirma qu’il fallait jouer les deux, et le producteur céda: il réserva une tournée de six mois. Il espérait même enchaîner Design for Living avec les deux pièces, bien que l’actualité rende cela de plus en plus improbable.

Après la première semaine de répétitions (qui avaient très probablement débuté autour de la mi août 1939 - un spectacle de Coward nécessitait au moins 7 à 10 jours de répétitions intensives: le "Coward drill", rapide mais précis), Coward, Carey (qui joue dans les pièces) et les Wilson passèrent le week-end à Goldenhurst lorsqu’un certain Sir Campbell Stuart téléphona à Noël Coward pour demander une entrevue à minuit à Londres; Stuart était directeur du Times et avait travaillé à la propagande pendant la Première Guerre mondiale. Cette entrevue marque le début de l’implication de Coward dans les projets de propagande britannique. C’est à ce moment qu’on lui «propose de tenir un rôle», mais tout reste encore très flou.

Quelques jours plus tard (probablement entre le 24 et le 26 août), Coward demanda à Bob Boothby (homme politique britannique, conservateur, ami proche de Churchill, figure brillante… et souvent scandaleuse) de pouvoir rencontrer Churchill, rien que ça. Attention, Churchill est alors simple député et membre de l’opposition conservatrice. Il n’occupe aucune fonction officielle dans le gouvernement Neville Chamberlain. Coward rapporte qu’ils rencontrèrent un petit groupe dont un Churchill de mauvaise humeur.

Noël Coward durant la 1ère GM

En 1917, à 18 ans, Coward s’enrôle dans les Artists’ Rifles, un régiment d’élite accueillant beaucoup de jeunes artistes et intellectuels. Mais il contracte une grave fièvre en entraînement et est renvoyé chez lui après seulement trois ou quatre semaines. Il est ensuite réformé définitivement pour raisons médicales. Résultat: il n’a jamais servi au front.
Ses camarades d’école et de théâtre disparaissent les uns après les autres. Coward reste en Angleterre. Cette situation le ronge et il se voit comme quelqu’un qui a survécu sans avoir rien fait.
Son bref passage dans les Artists’ Rifles le rattache à une génération d’artistes marqués par la guerre, même s’il n’a pas combattu.
Cette culpabilité le hante dans sa première pièce «sérieuse»: Post-Mortem (1930). La pièce raconte l’histoire d’un jeune soldat mort dans les tranchées qui revient en fantôme accuser la société qui l’a envoyé là. C’est clairement une œuvre expiatoire. Coward y règle ses comptes avec sa propre lâcheté supposée, sa honte et le fait de ne pas avoir combattu.
Plus globalement, cette expérience de la fin de la 1ère GM nourrit indirectement son œuvre, en lui donnant une conscience sociale et historique qui transparaît dans des pièces comme This Happy Breed (1939), chronique de la vie anglaise entre les deux guerres.

Après dîner, et après que Coward eut interprété «quelques-unes de ses chansons plus légères», il fut enfin reçu en aparté par Churchill: «Vous ne seriez d’aucune utilité dans les services de renseignement… Embarquez sur un navire de guerre et voyez un peu d’action! Allez leur chanter quelque chose quand les canons tirent - c’est ça, votre métier!» Coward en fut furieux: il voulait être davantage qu’un simple amuseur de troupes. Si Churchill pensait que brailler Mad Dogs and Englishmen au-dessus du vacarme d’un canon de vingt livres constituait une contribution essentielle à l’effort de guerre, c’est que la situation était bien sombre. «Il était très abattu sur le chemin du retour, mais… Churchill avait raison», avouera Boothby. «Il n’a jamais vraiment aimé ni apprécié Coward… Mais il savait que le génie particulier de Coward ne pouvait s’accomplir que dans son propre domaine.» Noël n’en était pas convaincu: il considérait son talent à divertir comme un handicap pour être pris au sérieux, et savait que s’il «gâchait ce moment, trahissant ainsi son propre code moral», il ne pourrait plus se regarder en face. Et pourtant Coward se trahit, lorsqu’il déclara que «les livres ou les pièces qu’il vivrait pour écrire à l’avenir seraient inévitablement et irrémédiablement entachés par le fait qu'il avait laissé filer l’occasion de prouver son intégrité à ses propres yeux». Cela sentait un peu l’œil sur l’immortalité, l’autre sur la billetterie. Certes, le prestige d’une mission secrète était séduisant, mais il avait aussi un vieux fantôme à conjurer: sa contribution ambiguë à la guerre précédente (voir ci-contre). Il était déterminé à jouer cette fois un rôle noble.

Déçu par la rencontre avec Churchill, l’entretien de minuit avec Stuart lui avait cependant redonné confiance. Coward avait son rôle, et il était taillé pour lui. Jean Giraudoux, ministre français de l’information de juillet 1939 à mars 1940, considérerait comme un «compliment personnel» que Noël Coward se rende à Paris pour y établir un Bureau de Propagande, en liaison avec le Commissariat français à l’Information. Coward en fut flatté: son talent d’écrivain y trouverait enfin un usage sérieux, et «cela lui donnerait au moins l’occasion d’utiliser son esprit et son imagination ». Il se souvient dans ses mémoires que cette nuit-là, il rêva qu’il était clown au Cirque Medrano «et que Winston Churchill, dans une loge, l’applaudissait à tout rompre».

Au cours des deux semaines suivantes, Coward alterna répétitions de théâtre et «répétitions de guerre», lors de briefings avec Sir Campbell Stuart ou le colonel Dallas Brooks, son second, un Royal Marine «grand, bel homme et impeccablement vêtu», typique de son régiment - «c’est-à-dire efficace, sentimental et doté de manières parfaites». Les répétitions générales de This Happy Breed et Present Laughter eurent lieu les 30 et 31 août au Phoenix Theatre de Londres et se déroulèrent étonnamment bien.

Le 1er septembre 1939

Le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne sans déclaration de guerre, déclenchant la Seconde Guerre mondiale. À 4h45 du matin, la Wehrmacht franchit la frontière polonaise. L’opération, nommée Fall Weiss, mobilise environ 1,5 million de soldats allemands, appuyés par des chars et une aviation massive.
La France et le Royaume-Uni exigent le retrait immédiat des troupes allemandes. La mobilisation générale est proclamée dans les deux pays. L’évacuation des enfants de Londres et d’autres villes vulnérables commence, par crainte des bombardements.
Le 2 septembre, la France et le Royaume-Uni adressent un ultimatum à l’Allemagne pour qu’elle retire ses troupes. Le 3 septembre, devant le refus de Hitler, la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne, marquant le début officiel du conflit mondial.
Le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne orientale en application du protocole secret du pacte Molotov-Ribbentrop signé quelques semaines plus tôt, le 23 août 1939.

Mais le lendemain, le 1er septembre 1939, l’Allemagne envahit la Pologne, et les artistes du Phoenix Theatre comprirent que la guerre était maintenant inévitable. Noël emmena Joyce, Gladys et Jack déjeuner à l’Ivy, comme d’habitude, où ils se montrèrent «très enjoués et blagueurs, lançant de petites plaisanteries pour tenir le coup». Le jour où la guerre fut déclarée, Coward et son chef d’état-major, David Strathallan (fils du comte de Perth), devaient se rendre au quartier général secret de Campbell Stuart; ils étaient arrivés à St John’s Wood lorsque retentirent les sirènes d’alerte aérienne, et ils se réfugièrent dans un immeuble voisin. L’idée d’être bombardés au milieu des cris de bébés les fit ressortir, au mépris des consignes des volontaires de la Défense passive. Ils atteignirent finalement le QG qui, à en juger par les indications données par les habitants, n’avait rien de très secret. La «villa Tudor factice» était en réalité Bletchley Park, la demeure du Buckinghamshire réquisitionnée par le SIS (ancêtre du MI6) pour la durée de la guerre. Là, Coward eut un entretien sec avec l’amiral Sir Hugh Sinclair, chef du SIS. On décida qu’il serait affecté à la section D, le département des «coups tordus».

Si l’approche de Coward pouvait sembler désinvolte, il était pourtant convaincu du bien-fondé de l'entrée en guerre du Royaume-Uni suite à l'invasdion de la Pologne. Dès le début des années 1930, il avait constaté le réarmement allemand, et ses voyages lui avaient permis d’observer les effets du gouvernement national-socialiste sur le continent. «À quelques exceptions près, les Allemands m’ont toujours été antipathiques», écrivit-il sans repentir au milieu des années 1960. «Il y a quelque chose dans la mentalité teutonique qui me hérisse les nerfs… Aucun peuple avec un brin d’humour véritable n’aurait pris au sérieux les rodomontades grotesques d’Hitler. Sa seule apparence physique aurait dû déclencher un rire généralisé.».

Rappellons que dans la première scène de l'acte III de This Happy Breed, la famille vient d'écouter le discours d’abdication d’Édouard VIII, une menace pour la stabilité du pays. La Scène 2 du même acte parle de l’accord de Munich: «J’ai souvent pensé que M. Chamberlain devait être, au fond, un adepte de la Science chrétienne», dit Sylvia, une pique à la religion, et Frank y voit lui une véritable «trahison» de Chamberlain. La pièce se termine en juin 1939 par un monologue de Frank donné à son petit-fils Frankie:

FRANK:
Salut, mon pote! Alors comme ça, tu t’es enfin réveillé ? Envie d’un peu de remue-ménage? (Il s’assied sur une caisse et se met à bercer doucement le landau.) Eh bien, mon petit Frankie, je me demande bien ce que tu vas devenir! Et tu n’iras pas te mettre des idées de travers, compris? Enfin… pas si j’ai mon mot à dire. … Comme y a personne pour nous interrompre, on peut discuter d’homme à homme, pas vrai? En fait, y a pas grand-chose dont faut s’en faire, tant que tu gardes deux-trois choses en tête. D’abord, la vie n’est pas un pot de confiture, pour personne, et tout le monde doit affronter des ennuis, qui qu’on soit. Mais si tu les laisses pas te démolir, même quand c’est dur, tu feras rarement fausse route. … Et puis autre chose que tu ferais bien de rentrer dans ta petite tête de balle: tu fais partie de quelque chose que personne pourra jamais casser, quoi qu’ils fassent. Et ils vont essayer, ça oui - ils essaient déjà. Pas seulement les gens d’autres pays qui voudraient nous régler notre compte parce qu’ils en ont marre de nous voir régenter le monde - et tu peux pas vraiment leur en vouloir! - mais aussi des gens d’ici, en Angleterre. Des gens qui se sont ramollis, qui ont peur. Des gens qui passent leur temps à parler de paix, de bonne volonté et des grands idéaux auxquels ils disent croire, mais qui, au fond, n’y croient pas assez pour penser que ça vaut la peine de se battre pour tout ça. … Le problème du monde, Frankie, c’est qu’il y a trop d’idéaux et pas assez de bon sens paysan. On est des êtres humains, nous tous - et ça, les gens ont tendance à l’oublier. Les êtres humains n’aiment pas vraiment la paix, la bonne volonté et l’idée que tout le monde aime tout le monde. Même s’ils croient que si - eh bien non, pas vraiment, parce qu’ils ne sont pas faits comme ça. Les êtres humains aiment manger, boire, aimer, haïr. Et ils aiment aussi frimer, rafler tout ce qu’ils peuvent, se battre pour leurs droits et commander à n’importe qui leur en laisse la chance. Tu appartiens à un peuple qui commande depuis des générations, et si on a tenu aussi longtemps, c’est parce que neuf fois sur dix on s’est conduits correctement et qu’on a traité les gens comme il faut. Ces derniers temps, je reconnais, on s’est un peu agenouillés et on a laissé tomber des gens qui nous faisaient confiance. On a permis à de petits bonshommes braillards de nous intimider avec leurs flingues, leurs bombes et leurs avions. Mais t’en fais pas - ça durera pas. Les gens eux-mêmes, les gens ordinaires comme toi et moi, savent quelque chose que tous les vieux politiciens tatillons réunis ne savent pas. On sait qui on est, d’où on vient et où on va. On le sait peut-être pas avec la tête, mais on le sait avec nos racines. Et on sait autre chose aussi - et la voilà: On n’a pas vécu, souffert et crevé pendant des centaines d’années pour gagner la décence, la justice et la liberté juste pour nous-mêmes… sans être prêts à mener cinquante guerres, si nécessaire, pour les garder.
ETHEL entre.
ETHEL:
Mais qu’est-ce que tu fais donc ? Tu parles tout seul ?
FRANK:
Je parlais pas tout seul — je parlais à Frankie.
ETHEL:
Eh bien, j’espère qu’il a apprécié.
FRANK:
En tout cas, il bave plus
ETHEL:
Viens, le souper est prêt — tu ferais mieux de fermer les fenêtres, il risquerait d’attraper froid.
Elle sort. FRANK ferme les fenêtres, revient vers le landau.
FRANK:
À plus tard, mon garçon…
Il sort. Le rideau tombe.

«This Happy Breed» - Noël Coward


Ce texte a bien sûr été écrit il y a près de nonante ans, en pleine période coloniale anglaise, mais il dit très clairement que les «gens ordinaires» - constitutifs du peuple anglais - ne vont pas se laisser faire... Cet attachement atavique était l’idée que Coward se faisait de l’anglicité: la continuité des valeurs impériales dominantes à sa naissance. Il pouvait passer sous silence la misère de la Dépression; désormais protégé par ses revenus, son expérience enfantine de la pauvreté était lointaine. Que la famille de This Happy Breed soit une caricature ou une représentation fidèle du «grand public britannique», Coward reste ambigu. Cinq ans plus tard, ses Burchell of Battersea Rise (sketch de sa revue Sigh No More ()) chantaient:

We resent and detest and despise
Being talked of
       as «This Happy Breed» in the Press
If the author we meet
We’d be happy to greet
Him with two lovely black eyes
From the Burchells of Battersea Rise
Nous en avons assez, nous exécrons et méprisons
Qu’on parle de nous comme
       de «cette race heureuse» dans la presse…
Si jamais nous croisons l’auteur,
Nous serons ravis de le saluer
Avec deux magnifiques yeux au beurre noir,
De la part des Burchell de Battersea Rise.

Burchell of Battersea Rise - Sigh No More - Noël Coward

 

La pièce est l’enfant naturel de Cavalcade car aucun changement n’était recommandé; la continuité rassurante du statu quo était la règle, et la pièce offre une exposition polémique de l’affirmation par Coward de valeurs bourgeoises. À une époque de stéréotypes, où les Cockneys étaient condamnés à être enjoués et les habitants de Belgravia sophistiqués, les barrières étaient infranchissables. Bien que Coward eût lui-même accompli ce remarquable saut social, il n’était pas prêt à encourager d’autres contorsions de ce genre.