La Révolution industrielle a créé d’innombrables fortunes, mais a aussi apporté à une grande partie de la population une indépendance financière. Bien sûr, comme souvent en économie, il y a eu des cycles où les périodes fastes succédaient aux récessions et réciproquement. Mais il n’y avait jamais eu une descente aux enfers planétaire comme celle qui a suivi le krach de Wall Street de 1929. En quelques jours, des milliards de dollars ont tout simplement disparu de l’économie mondiale, ainsi que des millions d’emplois.
En 1932, plus de douze millions d’adultes aux États-Unis n’avaient pas de travail. Le taux de chômage dépassait les 30% et ceux qui travaillaient encore avaient des salaires très réduits. Le revenu moyen annuel était tombé à 1.600$. Parmi les plus de 500 millionnaires de 1929, seuls une vingtaine pouvaient encore être qualifiés de tels en 1932.
Dans les années ‘20, Ziegfeld et d’autres pouvaient mettre sur scène des centaines de magnifiques femmes portant des costumes spectaculaires faits de la plus belle soie et de dentelles importées, les parant de coiffures et de bijoux coûteux au milieu de décors opulents et spectaculaires. Les orchestres étaient constitués de très nombreux musiciens et les stars étaient coûteuses. Dans un marché qui permettait des prix de billets élevés et des séries plus longues, les producteurs étaient raisonnablement en mesure de recouvrer leurs investissements et leurs coûts. Mais le krach de ’29 a provoqué une baisse drastique du nombre de spectateurs et a donc entrainé une baisse des prix de billets. Les grands spectacles typiques des années ’20 allaient devenir des souvenirs..

Hooverville à Seattle (Seattle Times archive)
Herbert Hoover (président républicain des États-Unis de mars 1929 à mars 1933) a pourtant assuré à plusieurs reprises que : «Prosperity is just around the corner.»
Mais la prospérité n’est pas revenue. Là où les crises économiques précédentes duraient au plus un an ou deux avant le retour de la prospérité, la Grande Dépression s’est étirée pendant plus d’une décennie. Certains ont construit des cabanes de fortune dans des terrains vagues ou des parcs publics, baptisés «Hoovervilles». C’était une période désespérée.
Comment les comédies musicales de Broadway ont-elles pu survivre à ce carnage?
Nous reprenons ici une partie de la page terminant la section "Rupture C - 1927 Show Boat" afin de rendre possible une lecture non chronologique. Pour ceux qui l'on déjà lu, veuillez passer au point 2.C ci-dessous.

Un mauvais timing peut saboter même la plus belle des révolutions. Beaucoup de critiques ont reconnu que Show Boat () était quelque chose de révolutionnaire, et ils ont clairement exprimé qu’ils adoreraient que soient créées d’autres œuvres du même type.

Kern et Hammerstein tentèrent de satisfaire leurs envies avec le nostalgique Sweet Adeline (1929, 234 représ.) (). Helen Morgan y jouait une fille des années 1890, originaire d’Hoboken dans le New Jersey, qui voit l’homme qu’elle aime partir en 1898 pour combattre dans la guerre hispano-américaine. Alors, elle se console en … devenant une star de Broadway. Ce nouveau musical n’était pas aussi grave que Show Boat (), mais il respectait le même souci d’intégrer les chansons, l’histoire et l’atmosphère d’une époque dans une cohérence commune. Helen Morgan a chanté dans ce musical Why Was I Born? qui est devenu un tube, repris plus tard par rien de moins que Billie Holiday, Frank Sinatra, Ella Fitzgerald, Cher, Bob Dylan… Les critiques ont par ailleurs très bien accueilli Sweet Adeline () lors de sa création le 3 septembre 1929. Mais…
Sept semaines plus tard, le 24 octobre 1929 – connu depuis lors sous la formule choc de «jeudi noir» – le cours des actions à Wall Street a plongé. À midi, l'indice Dow Jones a perdu 22,6 %. Une émeute éclate à l'extérieur du New York Stock Exchange, après que les gardes du bâtiment et la police ont empêché des actionnaires d'entrer. La galerie des visiteurs est fermée. Les rumeurs les plus folles circulent: onze spéculateurs se seraient suicidés, les bourses de Chicago et Buffalo auraient déjà fermé, celle de New York serait sur le point de le faire. Les banques décident d’intervenir et les cours se redressent. Finalement, la baisse pour la journée va être limitée à 2,1%. Les cours restent stables le vendredi 25 et samedi 26 (avant-guerre, il y avait une demi-session le samedi).
Le cycle s'emballe à nouveau le lundi 28, qui restera dans les mémoires comme le «lundi noir». Cette fois, les banques n'interviennent pas, contrairement au jeudi précédent et l'indice Dow Jones perd 13 %. Le 29 octobre, le «mardi noir» (Black Tuesday), l'indice Dow Jones perd encore 12 % (230,07). Winston Churchill, qui se trouve alors à New York, affirme être le témoin du suicide d'un spéculateur qui se serait jeté par la fenêtre.

En cinq jours le marché a perdu 30 milliards de dollars en valeur, un chiffre dix fois plus important que le budget fédéral américain et plus que ce que les États-Unis avaient dépensé pendant toute la Première Guerre mondiale. D’innombrables Américains qui avaient acheté des actions pour «jouer en bourse» et se faire de l’«argent facile» ont vu leurs comptes d’épargne s’évaporer lorsque les banques ont déclaré faillite. Plongés dans une dette irrémédiable, certains se sont suicidés. Des milliers d’entreprises ont fermé leurs portes et les Américains qui ont perdu leur travail n’ont trouvé aucun emploi disponible. Sans assurance-chômage – elle n’existe pas – la perte d’un emploi s’est rapidement traduite par la perte d’une maison. Ceux qui avaient encore un emploi ont vu leurs salaires réduits. Dans les premiers temps, les gens ne pouvaient comprendre ce qui se passait. Mais à mesure que la crise s’approfondissait, les attitudes ont changé. Les gens se rassemblant à plusieurs pour avoir les dix cents nécessaires pour acheter une miche de pain ne pouvaient concevoir de dépenser trois dollars pour voir un musical à Broadway.
Les préventes de billets pour Sweet Adeline () avaient été énormes, de sorte que le producteur Arthur Hammerstein a continué à fonctionner dans l’espoir que le climat économique s’améliorerait. Il a fini par fermer le musical à perte. En moins d’un an, il a été forcé de vendre son théâtre et les droits de toutes ses créations théâtrales. Son neveu Oscar et Jerome Kern ont rejoint la légion d’auteurs-compositeurs de Broadway qui ont quitté New York pour se réfugier à Hollywood où les films parlants restaient un marché lucratif.
A la fin des années ’20, comme nous l’avons vu (), au regard du nombre de théâtres possédés, les frères Lee et Jacob Shubert étaient les «rois de Broadway» et ils possédaient ou géraient plus de 1.000 théâtres aux États-Unis. Au début des années ’30, ils ont été contraints d’organiser une réunion conjointe avec leurs avocats et leurs comptables. Ces spécialistes leur ont unanimement conseillé de vendre au plus vite leurs salles de spectacle. Les Shubert ont refusé de laisser disparaître l’œuvre de leur vie. Au lieu de cela, ils ont déversé des centaines de milliers de dollars personnels pour renflouer leur entreprise espérant la maintenir à flot. Malgré cet optimisme, la Dépression s’est poursuivie et s’est aggravée jusqu’à ce qu’un tribunal déclare les Shubert en faillite et leur ordonne de vendre leurs théâtres

Lee Shubert
Mais contrairement à la plupart des hommes d’affaires ruinés, Lee Shubert avait un plan … secret, et pas totalement avouable. Lorsque la vente aux enchères a eu lieu suite à la faillite de l’empire Shubert, sur les marches du tribunal du comté de Manhattan, il n’y avait qu’un seul soumissionnaire. Un empire théâtral évalué à 25 millions de dollars a été acheté pour seulement 400.000$ par «Select Theatre Incorporated», une nouvelle société appartenant exclusivement à Lee Shubert. C’est ainsi qu’il prit seul le contrôle de l’empire familial, faisant de son frère Jacob un employé frustré à vie, seule la mort mettra une fin à leur querelle. Quoi qu’il en soit, un Shubert restait propriétaire de la plupart des théâtres du pays.
Pendant une brève période, Lee Shubert a été vu par l’entièreté de la profession comme un héros: le parc théâtral était sauvé. Mais très vite, il s’est montré plus impitoyable en affaire que jamais, et son image s’est évanouie, et il a été plus méprisé que jamais. Mais tant qu’il restait l’homme le plus puissant du théâtre américain, Lee Shubert ne se souciait pas d’être aimé ou détesté.
Le long cauchemar de la Grande Dépression n’a pas empêché les années '30 d’être une décennie très intéressante pour le théâtre musical. Même si le nombre de nouvelles œuvres produites est beaucoup plus faible que lors de la décennie précédente, les meilleures étaient de vrais grands divertissements. Les revues n’ont pas disparu, mais ont dû s’adapter: elles sont devenues plus petites, mais plus drôles. Les musicals ont été mieux construits, en développant de vraies cohérences artistiques. Et les opérettes ont été plus spectaculaires que jamais. Les séries sont devenues plus courtes, mais il y avait suffisamment de spectateurs payants pour maintenir le théâtre musical en vie, mais à peine.
Broadway était «sous perfusion» mais pas mort.


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