Bruxellons! - Histo des musicals - Années '20: en Europe - Le Royaume-Uni
 


2.B.2) L’opérette et la tradition romantique

Guide de lecture: époques UK

Le terme "édouardien" fait référence à l’époque du règne du roi Édouard VII, soit de 1901 à 1910. Mais dans le contexte culturel (et notamment théâtral), on élargit souvent cette période jusqu’au début de la Première Guerre mondiale (vers 1914), car l’esthétique et les mentalités de l’époque perdurent un peu au-delà du règne proprement dit.

Donc, un peu d’histoire rapide:

  • Époque victorienne: 1837–1901 - sérieuse, moralisatrice, très rigide
  • Époque édouardienne: 1901–1910 (voire jusqu’à 1914) — c’est une ère de transition, plus insouciante, plus frivole, mais encore très marquée par les hiérarchies sociales
  • Ensuite, on entre dans les années folles post-Première Guerre, et c’est tout un autre monde.

L’autre pilier du théâtre musical de cette décennie reste l’opérette, ou le «musical play» à la manière édouardienne (), fondé sur des intrigues romantiques souvent exotiques, servies par des mélodies lyriques. Héritée des œuvres de Gilbert & Sullivan puis des opérettes viennoises, l’opérette britannique continue de séduire un public en quête de chansons sentimentales et de décors dépaysants. Durant la guerre, des opérettes comme Chu Chin Chow (1916) () – une extravagance orientale d’Oscar Asche et Frederic Norton inspirée d’Ali Baba – ou The Maid of the Mountains (1917) () – romance se déroulant dans les montagnes imaginaires de Monteblanco – connurent des records de longévité. Chu Chin Chow notamment, avec ses 2.238 représentations jusqu’en 1921, resta pendant des décennies le spectacle musical ayant eu le plus de représentations à Londres!

Ces succès de l’époque encore récente maintiennent la popularité du style opérette au début des années 1920. Au fil de la décennie toutefois, peu de nouvelles opérettes britanniques atteignent une gloire durable, signe d’un certain essoufflement du genre face aux nouvelles formes.

Une exception notable surgit à la fin de la période: Noël Coward, jusque-là connu pour son esprit caustique, surprend en 1929 avec Bitter Sweet, une opérette sentimentale assumée. Bitter Sweet marque une étape importante dans l’histoire du musical britannique. Coward y rend hommage à l’opérette viennoise façon Lehár, mais y injecte sa touche de sophistication et d’ironie toute britannique. L’histoire navigue entre le Londres aristocratique de 1875 et le Paris de la Belle Époque, sur fond d’amour interdit, de carrière artistique, et de regrets parfumés de champagne.

Comme tant d’opérettes, l’intrigue part un peu dans tous les sens : deux pays, quatre époques différentes, et une histoire qui traverse les décennies, où une génération perd l’amour… mais une autre le retrouve. En 1929, la marquise veuve de Shayne (interprétée par Evelyn Laye), autrefois connue sous les noms de Sarah Millick et Sari Linden, encourage la jeune Dolly (Audrey Pointing) à suivre son cœur et à épouser l’homme qu’elle aime — le jeune musicien Vincent (joué par Max Kirby) — plutôt que d’épouser son prétentieux fiancé.

Sarah, elle, a perdu son grand amour des années auparavant. En flash-back, elle raconte à Dolly ses jeunes années, quand elle est tombée amoureuse de son professeur de musique et compositeur en devenir, Carl Linden (Gerald Nodin). Elle abandonne alors son fiancé compassé, Hugh Devon (Tracy Holmes), et s’enfuit avec Carl à Vienne, dans l’espoir d’ouvrir un jour un café à eux.

Mais tout ne se passe pas comme prévu : le capitaine August Lutte (Desmond Jeans), un militaire arrogant, convoite Sarah. Lorsqu’il se dispute avec Carl, il le tue en duel.

Sarah devient une chanteuse célèbre et finit par retourner en Angleterre, où elle épouse le marquis de Shayne (John Evelyn). Des décennies plus tôt, elle et Carl s’étaient juré un amour éternel dans la chanson “I’ll See You Again”, et elle s’accroche à l’espoir qu’ils se retrouveront dans une autre vie. Et grâce aux conseils de Sarah, qui incite Dolly à répondre à l’appel de la vie, la jeune femme décide de s’enfuir avec Vincent. Sarah, elle, reste seule… avec ses souvenirs doux-amers d’un passé révolu.

L’histoire, racontée en flashback, s’achève dans une ambiance douce-amère, d'où le titre.

Bitter Sweet est créé le 18 juillet 1929 au His Majesty's Theatre de Londres et remporte un énorme succès (728 représentations, soit presque 2 ans), grâce à des numéros tels que “I’ll See You Again” ou “If Love Were All” qui deviendront deux des plus grands « standards » de Coward. Mais aussi à la star Evelyn Laye dont la performance fut très applaudie. Coward y investit son prestige personnel: il la produit lui-même, un vrai risque vu la tonalité nostalgique dans une Angleterre de l’entre-deux-guerres plutôt tournée vers des sujets modernes.

Le spectacle ouvre à Broadway le 5 novembre 1929 au Ziegfeld Theatre. Mauvais timing: quelques jours après le krach boursier. Comment fut reçu le spectacle à New York? Coward, tout fringant qu’il soit, ne conquiert pas les foules américaines avec cette œuvre trop européenne, trop nostalgique. Le style opérettique et l’ambiance décadente passent moins bien dans un pays soudainement plongé dans la Grande Dépression. Résultat : jusqu’à 159 représentations, ce qui reste respectable mais sans commune mesure avec le succès londonien. Une critique du New York Times notait d’ailleurs que la pièce semblait «venir d’un autre monde», ce qui était peut-être l’intention de Coward, mais ce n’était pas ce dont le public avait besoin à ce moment-là.

Malgré cet insuccès à Broadway, Bitter Sweet est un tournant dans la carrière de Coward. Il prouve qu’il peut écrire un musical à la fois élégant, lyrique et émotionnellement chargé. C’est aussi un chant d’amour à l’opérette à l’heure où elle commençait à passer de mode. En Angleterre, il reste un classique du répertoire Coward, régulièrement revisité, y compris dans des versions de concert. En 1940, une adaptation cinématographique hollywoodienne est produite avec Jeanette MacDonald et Nelson Eddy – assez différente de l’original, très « MGM-ifiée ».

En dehors de Coward, d’autres compositeurs locaux tentent le genre opérette en cette fin de décennie sans forcément s’imposer: on peut citer Virginia (1928) de Arthur Benjamin, ou Careless Rapture (1936) de Ivor Novello juste après notre période, qui relèvent du même engouement pour la romance élégante sur scène.

Notons enfin que l’Angleterre importe aussi bon nombre d’opérettes et de comédies musicales venues de l’étranger. Les opérettes viennoises ou de Broadway trouvent souvent le chemin du West End dans les années 1920. Par exemple, l’opérette américano-autrichienne Rose-Marie (1924) de Friml et Stothart – une histoire d’amour dans les montagnes canadiennes – est rapidement montée à Londres suite à son succès new-yorkais. Le public britannique, attaché aux valses et aux chœurs romantiques, réserve un bon accueil à ces œuvres européennes ou américaines qui prolongent la tradition sentimentale. On constate donc que l’opérette, qu’elle soit endogène ou adaptée, demeure un élément clé du paysage musical britannique des années 1920, représentant le versant du rêve romantique et exotique dans l’offre de spectacles.

2.B.3) La «musical comedy» héritée de l’ère édouardienne

Le troisième type de spectacle musical en vogue est la comédie musicale légère, souvent désignée par le terme anglais 'musical comedy'. Il s’agit de l’héritière directe des succès édouardiens produits avant 1914 par des impresarios comme George Edwardes. Ce genre met en scène des intrigues contemporaines, généralement comiques et enjouées, servies par des chansons entraînantes et des ensembles dansés. Typiquement, les 'musical comedies' britanniques présentent des jeunes premiers et des ingénues dans des scénarios d’amours contrariées, de quiproquos et de déguisements, le tout se terminant par des mariages heureux. Si ces livrets restent volontiers farfelus et peu plausibles, ils capturent l’optimisme et l’énergie des années folles, tout en offrant une modernité de façade (costumes à la mode, clins d’œil aux lieux et mœurs du Londres contemporain). C'est en ce sens que l'on est loin du genre de l'opérette.

Beaucoup de comédies musicales originales de cette décennie sont aujourd’hui tombées dans l’oubli. L’une d’elles a toutefois traversé le temps: Mr. Cinders (1929). Mr. Cinders, comme son titre l’indique, est une relecture de Cendrillon, mais avec un protagoniste masculin. Une comédie musicale d’époque édouardienne, qui mêle satire sociale, romance douce-amère et humour pince-sans-rire. Le héros, Jim "Mr. Cinders" Lancaster, est un jeune homme modeste, intelligent et bienveillant, maltraité par sa belle-mère et ses deux demi-frères snobs dans un domaine anglais. Il travaille comme homme à tout faire à Merton Chase, la maison de campagne de la famille, bien qu'il soit en réalité le fils du propriétaire d'origine. Entre en scène Jill, qu’il croit être une soubrette, mais qui est en réalité Jill Youll, une riche héritière (la « princesse » de l’histoire, en quelque sorte). Les quiproquos s’enchaînent, la romance s’épanouit, et l’ascension de Jim se fait en dansant, chantant, et avec un solide sens de la répartie.

La production originale de 1929 fut un succès immédiat, avec 528 représentations à l'Adelphi Theatre, ce qui est notable pour l’époque. Le rôle principal, Jim, était interprété par Bobby Howes, dont la performance attachante et énergique a grandement contribué au triomphe du spectacle. C’est l’une des rares comédies musicales britanniques originales à avoir rencontré un vrai succès pendant que les musicals américains (et les opérettes continentales) dominaient les scènes londoniennes.

La chanson la plus célèbre du spectacle est sans doute “Spread a Little Happiness”, un air joyeux et optimiste interprété sur scène par Binnie Hale qui deviendra un standard de la chanson britannique, un véritable hymne britannique à l’espoir durant les rudes années de Dépression qui suivront. Elle a connu de nombreuses reprises, notamment par Sting en 1982! Autres morceaux marquants: “On With the Dance”, “I’ve Got You”, “Blue Eyes Are Wonderful Things”.

Le succès de Mr. Cinders consacre le compositeur Vivian Ellis (à qui cette comédie doit ses mélodies les plus entraînantes) et le librettiste Clifford Grey, figures montantes de l’écriture musicale made in UK. Néanmoins, le spectacle est jugé « trop britannique » dans son humour et ses références pour être exporté aux États-Unis, si bien qu’aucune production à Broadway n’en sera tentée. Ce constat – un succès local qui reste local – vaut pour nombre de comédies musicales britanniques des années 1920.

Outre Mr. Cinders, on peut mentionner des titres qui ont animé la scène londonienne de l’époque, même s’ils sont moins connus aujourd’hui:

  • The Boy (1917 - 803 représentations) du duo Talbot & Monckton,
  • Primrose (1924 - 255 représentations): musique de George Gershwin mais création londonienne
  • Lady Mary (1928 - 180 représentations)

Ces spectacles alignaient chansons d’amour légères, trios comiques et numéros de danse influencés par les nouvelles modes (Charleston, etc.). Rappelons encore qu'il faut noter que plusieurs comédies musicales américaines triomphent à Londres durant les années 1920, preuve de la porosité des goûts: ainsi No, No, Nanette (1925) – comédie musicale jazzy de Broadway – est montée d’abord sur le West End avant Broadway (tellement les Try-Out US sont des succès), y rencontrant un énorme succès (665 représentations à Londres contre 321 à New York). De même, la comédie musicale Show Boat (1927, de Kern et Hammerstein) après avoir révolutionné Broadway sera présentée au Theatre Royal, Drury Lane en 1928, familiarisant le public britannique avec une forme plus intégrée de narration musicale. Ces imports illustrent l’émergence du style Broadway à Londres, fait de comédies pétillantes, de girls et de jazz, contrastant avec le ton très britannique des musical comedies locales.

En somme, la comédie musicale britannique des années 1920 prolonge la veine édouardienne faite de légèreté et d’humour bon enfant, tout en absorbant progressivement les influences transatlantiques. Sans atteindre l’audace formelle de certaines productions américaines, elle fournit au public des divertissements rythmés et souriants, ancrés dans le quotidien embelli de paillettes.