Bruxellons! - Histo des musicals - 1927 - «Show Boat» - Collaboration entre Jerome Kern et Oscar Hammerstein
 


2.B.3) Enfin une épopée musicale sur scène

2.B.3.a) Une forme en rupture totale

Les années '20 ont été la décennie la plus prolifique que Broadway ait jamais connue, avec plus de deux cents productions chaque saison! Tous les livrets respectaient certaines règles. La première était de se conformer à l’une des variations de la formule:

«Un garçon rencontre une fille, il perd la fille, mais finit par la récupérer.»

L’autre règle était de respecter les unités imaginées par Aristote (3ème siècle av. J.-C.) qui sont aussi celles du théâtre classique français (la règle des trois unités):

  • Unité de lieu: tout se déroule au même endroit
  • Unité de temps: tout se déroule en 24 heures
  • Unité d’action: une seule intrigue

Bien sûr, certains musicals se déroulaient en plusieurs jours, et d’autres dans un petit nombre d’endroits différents. Mais aucun ne pouvait être qualifié d’«épopée musicale», avec une action qui traverse de multiples endroits et s’étend sur plusieurs décennies… Ce genre d’histoire était réservé à des romans comme Ben Hur ou The Great Gatsby. Des opéras et des films muets (nous sommes encore dans les années ’20) s’étaient parfois essayés au genre, mais personne n’avait jamais tenté quelque chose comme ça dans un musical à Broadway.

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Le roman d'Edna Ferber

Personne, c’est-à-dire, jusqu’à ce que Jerome Kern lise le roman Show Boat d’Edna Ferber dont nous avons parlé au chapitre précédent. Dans les années ’20, la décennie qui a suivi les succès de Kern au magnifique Princess Theatre ( et ), il a composé des chansons à succès, mais elles ont été créées pour des musicals sans grande imagination. Pour une raison qui nous échappe, il a estimé que l’histoire multigénérationnelle d’Edna Ferber constituerait une base magnifique pour un musical, même s’il devait briser toutes les règles en vigueur à l’époque.

Kern a appelé Oscar Hammerstein II. En fait, Oscar avait lu le même livre et avait eu la même réaction. Show Boat était une épopée considérable et, selon Kern, «un titre d’un million de dollars». Créer une épopée musicale serait bien sûr un immense pari, mais s’ils le réussissaient, cela pourrait juste changer du tout au tout le paysage musical de Broadway. Edna Ferber avait co-écrit plusieurs pièces de théâtre, mais allait-elle accepter que son roman devienne un musical?

Dans les années 1920, personne n’envisageait de commencer à travailler sur un musical avant d’obtenir deux choses: l’autorisation des auteurs (ou l’autorisation d’adaptation d’une œuvre) et la garantie financière d’un producteur. Mais vu le côté totalement atypique de leur projet, Kern et Hammerstein n’ont pas osé faire immédiatement ces demandes. Ils se sont d’abord essayés à une «expérience» dont le but premier était de se rassurer mutuellement. Ils ont décidé que chacun ferait séparément un schéma de l’œuvre musicale qu’ils envisageaient. Lorsqu’ils ont remarqué que spontanément leurs deux propositions étaient très similaires, ils ont compris qu’ils tenaient le bon filon et se sont lancés dans l’écriture ensemble. Au fur et à mesure que le travail avançait et que les deux hommes voyaient qu’ils étaient vraiment sur quelque chose d’extraordinaire, il est devenu impératif d’obtenir les engagements manquants: l’autorisation d’adaptation et le financement.

2.B.3.b) Convaincre l'auteure Edna Ferber d'autoriser une adaptation de son roman en musical

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En octobre 1926, Kern a écrit au critique Alexander Woollcott pour lui demander une lettre de recommandation à Edna Ferber, une amie de longue date. Woollcott a trouvé hilarant que quelqu’un de l’importance de Kern pense avoir besoin d’une telle lettre.

Puis il se souvint qu’il allait assister quelques jours plus tard à la création de Criss Cross () (1926, 210 représentations) de Kern. Donc, sans lui donner aucune explication, Woollcott a décidé d’emmener Ferber à cette première. À l’entracte, Kern a à nouveau demandé la lettre de recommandation à Woollcott. Ce dernier lui a timidement répondu que quelque chose pourrait être arrangé, puis se retourna et cria: «Oh, Ferber! Voici Kern!». Il n'y a pas plus courte lettre de recommandation...

A l'entracte donc, de manière improvisée, Kern lui avoue son intention d’adapter Show Boat. Ferber, d’abord stupéfaite, a du mal à imaginer son œuvre devenir une «musical comedy» de Broadway: selon elle, Show Boat – avec son action s’étalant sur 50 ans et ses thèmes graves (abandon conjugal, alcoolisme, ségrégation raciale) – ne correspond en rien à la légèreté frivole des spectacles musicaux du moment.

De plus, monter une histoire impliquant des personnages noirs et blancs sur scène ensemble paraît alors quasi impensable, aucun show de Broadway n’ayant encore osé une distribution intégrée racialement​. Dans les jours qui suivent, Kern et Hammerstein s’emploient à la rassurer: ils promettent de respecter l’esprit du roman et de ne pas édulcorer les sujets sérieux, tout en évitant le piège du “girlie show” superficiel qui caractérise tant de comédies musicales alors. Séduite par leur vision artistique, Edna Ferber finit par consentir et signe en novembre 1926 le contrat leur cédant les droits scéniques de Show Boat.

2.B.3.c) Il leur faut des stars

Les deux auteurs savent qu’il leur faut un producteur de premier plan pour financer et monter un spectacle d’une telle ampleur. Leur choix se porte sur Florenz Ziegfeld Jr., le magnat des revues de Broadway. Convaincus que lui seul dispose des moyens techniques et financiers pour donner vie à l’épopée de Show Boat, Kern et Hammerstein ambitionnent dès le départ d’attirer Ziegfeld dans l’aventure. Ils sont également conscients que ce projet est atypique pour le producteur, habitué aux légères Follies remplies de showgirls et de comédie romantique. Pour gagner son soutien, ils vont donc ajuster leur adaptation afin de la rendre acceptable aux yeux de ce dernier tout en préservant sa substance:

  • Hammerstein remanie le livret du roman en mettant davantage l’accent sur la romance centrale entre Magnolia (l’héroïne) et le séduisant Gaylord Ravenal, de manière à ancrer l’intrigue dans une histoire d’amour susceptible de toucher le public de l’époque​.
  • Il allège certains éléments trop sombres du récit original: ainsi, la saga familiale sur trois générations est resserrée autour de Magnolia, la jeunesse de celle-ci est passée sous silence, et le spectacle s’achève sur des retrouvailles émouvantes entre Magnolia et Ravenal – une fin plus optimiste et réconciliatrice que celle du roman, où Magnolia terminait seule et indépendante.
  • De même, le sort du personnage de Julie (la comédienne métisse) est légèrement adouci: si son secret de «sang mêlé» est toujours révélé et la contraint à quitter la troupe, Hammerstein choisit de ne pas la condamner moralement.
  • Au contraire, il écrit pour la mère de (Parthy) une tirade compatissante qui souligne combien Julie est injustement victime des préjugés de la société. Par ce biais, Hammerstein fait passer dans le livret un message anti-raciste explicite, une dénonciation des lois ségrégationnistes, que le roman de Ferber suggérait moins directement.

Par ailleurs, Kern et Hammerstein conçoivent certains rôles sur mesure pour des vedettes qu’ils souhaitent attirer dans la production.

  •   Paul Robeson pour le personnage de Joe:   pour le personnage de Joe, le docker noir chantant sur le fleuve, les deux auteurs rêvent que le rôle soit créé par le célèbre baryton afro-américain Paul Robeson, dont la voix de velours et la stature impressionnante fascinent New York. Pour le séduire, ils étoffent le rôle de Joe en lui confiant le futur hymne du spectacle, “Ol’ Man River”, chanson inspirée des spirituals noirs et conçue spécialement pour mettre en valeur son timbre profond. Ils transfèrent même sur Joe une partie du symbolisme du roman (dans le livre, le fleuve Mississippi reflète la résilience de Magnolia; dans la comédie musicale, c’est Joe qui, à travers Ol’ Man River, incarne la force d’endurance du peuple noir face au racisme).
  •   Helen Morgan pour le personnage de Julie:  de son côté, le rôle de Julie est pensé pour la chanteuse Helen Morgan, étoile des cabarets new-yorkais connue pour ses interprétations poignantes de torch songs. Kern et Hammerstein, convaincus que la présence de Morgan attirera le tout-Broadway, enrichissent le personnage de Julie et lui offrent deux grands airs émouvants: “Can’t Help Lovin’ Dat Man” (qu’elle introduit dans l’histoire) et surtout “Bill”, une ballade triste qui devient l’un des sommets d’émotion du spectacle​. En humanisant Julie de la sorte, Hammerstein amène le public à la voir non comme une pécheresse, mais comme une femme brisée par une société intolérante – une véritable prise de position contre le racisme pour un show de 1927.

2.B.3.d) Tout est maintenant réuni pour convaincre "LE" producteur: Ziegfeld

Fin novembre 1926, Kern et Hammerstein sont prêts à présenter Show Boat au tout-puissant Ziegfeld. Lors d’une audition privée le 25 novembre, ils font entendre au producteur l’intégralité de l’acte I déjà écrit​. Contre toute attente, Ziegfeld est conquis. Il déclare le lendemain dans une note interne:

« C’est la meilleure comédie musicale qu’il m’ait jamais été donné de produire – ce show est l’opportunité de ma vie »

Ziegfeld

 

Emballé par ce qu’il a entendu, le magnat accepte de financer et de monter Show Boat sans plus tarder. Néanmoins, malgré son admiration sincère pour le matériau, Ziegfeld reste un homme de métier pragmatique. Il sait que Show Boat est un pari risqué et garde en tête les attentes de son public traditionnel.

Au cours du processus de production en 1927, il manifeste à plusieurs reprises son inquiétude quant au ton sérieux du spectacle, redoutant que les spectateurs – habitués à la frivolité de ses revues – ne soient déroutés par cette œuvre hybride, à mi-chemin entre drame et comédie. Il va même jusqu’à exprimer son scepticisme vis-à-vis de certaines chansons jugées trop graves, telle “Ol’ Man River” ou le chœur funèbre “Mis’ry’s Comin’ Aroun’”, craignant qu’elles ne plombent l’ambiance.

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Par prudence commerciale, Ziegfeld décide de retarder quelque peu la première de Show Boat. Il inaugure d’abord son tout nouveau Ziegfeld Theatre en février 1927 avec Rio Rita, une opérette exotique plus conventionnelle (et au succès assuré), afin de «faire tourner» la salle avant de tenter l’expérience Show Boat quelques mois plus tard​... Ce spectacle s’est joué devant des salles pleines au Ziegfeld Theatre () pendant plus d’un an (494 représentations), obligeant le report de Show Boat () à plusieurs reprises.

Hammerstein et Kern ont profité du retard pour réécrire et peaufiner leur audacieux projet. Zieglfeld décidera en décembre 1927 de déménager Rio Rita () vers le Lyric Theatre pour laisser la place à la création de Show Boat (): Rio Rita () s’arrête le 25 décembre et Show Boat () est créé le 27 décembre 1927

Ce soir-là, après le baisser de rideau, le public – surpris et visiblement ému – quitte la salle dans un silence inhabituel, ce qui fait craindre le pire à Ziegfeld. Or, dès le lendemain, les critiques dithyrambiques paraissent et une file d’attente se forme au box-office : le bouche-à-oreille est excellent, Show Boat s’annonce comme un triomphe. La production originale tiendra l’affiche 572 représentations (un énorme succès pour l’époque). Pour Ziegfeld, c’est une consécration inattendue: lui qui doutait de ce «pari» voit Show Boat devenir le spectacle le plus durable de sa carrière – le seul de ses shows à être régulièrement repris des décennies plus tard.

La collaboration visionnaire de Kern et Hammerstein a porté ses fruits, inaugurant une nouvelle ère du théâtre musical américain.