4.
1918-1938
L'Autriche de
l'entre-deux guerres

 5.1.
1938
L'Anschluss

 

 5.2.2.
Rêve
de retour
à l'indépendance

 6.
1945-2022
L'Autriche
contemporaine


Ce chapitre est très important dans ce qui nous occupe ici. En effet, nous n’allons pas analyser l’histoire de l’Autriche durant la Seconde Guerre Mondiale, puisqu’elle a été incorporée au IIIème Reich et que l’État autrichien a disparu. Par contre, le peuple autrichien, lui est toujours là. Et nous allons nous interroger sur les options que va suivre ce peuple autrichien. N’oublions jamais que pendant très longtemps, la période nazie est demeurée un sujet hautement tabou en Autriche. Ce n’est qu’en 1988 – soit cinquante ans après l’Anschluss – qu’est remise en cause la version officielle qui consiste à dire que l’Autriche est la première victime du national-socialisme, ce que l’on a appelé la VICTIMISATION. Ce qui est vrai si on considère uniquement l’État: l’État autrichien a été victime du nazisme et a disparu. Mais l’analyse est tout autre si on s’intéresse au peuple autrichien.

Depuis trente ans, suite à des protestations internes à l’Autriche mais aussi internationales, une Commission historique a été mise en place. Cette commission a permis d’avoir une idée très réelle de différents aspects de cette période 38-45 en Autriche: la politique d’aryanisation, les interdictions professionnelles, la politique vis-à-vis de l’Église catholique, les Tchèques et leurs organisations, les privations de patrimoine des personnes poursuivies politiquement, les homosexuels, les travailleurs forcés ou la politique d’expulsion, …

A) La vague d’antisémitisme

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Scène d'humiliation à Vienne où des Juifs sont forcés de nettoyer le sol d'une rue.
Vienne, Autriche, après mars 1938.
© Mémorial de la Shoah/CDJC.

L’Anschluss a eu une conséquence immédiate: une explosion spontanée d’antisémitisme à Vienne et en Autriche. Même si la dictature corporatiste chrétienne avait déjà marginalisé les juifs – à part quelques écrivains qui avaient préféré l’exil temporaire – la plupart d’entre eux avaient maintenu leurs activités, malgré de nombreuses frustrations.

Mais dès le 12 mars 1938, on peut parler d’hystérie collective: humiliations et sévices publics, pillages, lynchages. Un des exemples les plus flagrants est celui de bourgeois viennois qui obligent leurs voisins juifs à laver les trottoirs à genoux avec une simple brosse. Selon de nombreux témoignages, la terreur règne dans les rues où l’on entend des «Juda verrecke» (Crève sale juif) ou des «Juden heraus» (Les juifs dehors).

Pour les juifs, l’Anschluss est un coup de massue. Ils savent que pour eux les choses ont définitivement changé. Hermann Göring est d’ailleurs très clair lors d’un meeting le 26 mars 1938 en affirmant qu’il va y avoir un «désenjuivement total» et que Vienne devra être «débarrassée des Juifs». Les juifs ont finalement peu de choix: endurer, partir en exil ou se donner la mort.

«Ils ne voyaient rien d’autre, pas d’issue, rien. Ils n’avaient plus de forces, ils n’avaient plus d’envie. Ils éprouvaient du dégoût et de l’horreur. Ils réfléchissaient, se demandant si la vie valait encore la peine d’être vécue et concluaient : non, elle ne le valait plus»

Friedrich Torberg, écrivain autrichien qui choisira l’exil en France puis aux États-Unis

 

L’étude du nombre de suicides au mois de mars 1938 est une preuve de cela :

  • Avant l’Anschluss du 12 mars 1938: 2 à 3 suicides par jour à Vienne
  • Après l’Anschluss: augmentation avec un pic les 17 et 18 mars avec 22 suicides par jour

Les chiffres officiels parlent de 79 juifs se suicidant en mars et 64 en avril. juifs. Les chercheurs s’accordent aujourd’hui pour dire que 1.700 juifs se sont suicidés dans la semaine qui a suivi l’Anschluss. Très vite, les autorités vont interdire que l’avis nécrologique publié dans les journaux ne mentionne un suicide. On va «préférer» des termes plus neutres comme «décès» ou «disparition».

Une autre explosion d’antisémitisme se déroule le 9 novembre 1938 lors de la Nuit de Cristal, pogrom contre les Juifs du IIIème Reich qui se déroula en fait dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 et dans la journée qui suivit. Cette infamie se déroule sur tout le territoire du IIIème Reich. Dans l’ancienne Autriche, 42 synagogues sont détruites, 27 juifs tués et 88 grièvement blessés.

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Les citoyens autrichiens (même s'ils sont devenus allemands) regardent ailleurs le 10 nov. 1938, le lendemain de «Nuit de Cristal». Ce qu’ils voient ou ne veulent pas voir, ce sont des boutiques et des maisons juives détruites.
© PD at National Archives and Records Administration
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Incendie de la nouvelle synagogue d'Oppeln pendant la «Nuit de Cristal».
© Auteur inconnu

A ce moment, les territoires de l’ancienne Autriche comptent encore 94.042 juifs, dont 92.982 à Vienne. Mais seuls 3,8 % d’entre eux exercent encore une activité professionnelle! Plus de 50% de la population juive d’avant l’Anschluss est partie en exil, dont la moitié en Europe. Un quart des juifs exilé a choisi les États-Unis et 7% seulement se sont installés en Palestine. Au total, un tiers des juifs autrichiens – dont bon nombre qui avaient choisi l’exil mais avaient été rattrapés par l’envahissement européen par les troupes du Reich – mourra dans les camps nazis.

B) Processus d’aryanisation de l’Autriche

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Rafle organisée par des SS dans le bâtiment de la communauté cultuelle juive de Vienne, juste après l'Anschluss en mars 1938.
© Archives fédérales allemandes

Dès l’entrée des troupes allemandes en Autriche, un processus d’aryanisation s’est mis en marche. Nous avons parlé ci-dessus des exactions contre la population juive qui ont explosé avec l’Anschluss. De nombreux autrichiens, qu’ils soient membres du NSDAP ou pas, vont s’autoproclamer «commissaires». De manière arbitraire sous la pression psychologique ou en recourant à la violence, ces «commissaires» obtiennent propriétaires juifs qu’ils cèdent leur entreprise ou leur logement à prix ridicules. On n’est pas loin du vol pur. Sur les 33.000 entreprises juives, 7.000 vont subir cette aryanisation sauvage.

Un mois après l’Anschluss, le 13 avril 1938, une loi a pour but de faire passer les aryanisations sauvages sous le contrôle de l’État et de légaliser les «commissaires». À la fin avril, il faut obtenir une autorisation pour procéder à une aryanisation et pour rendre toute dérive impossible, les juifs sont sommés de déclarer leurs biens avant le 31 juillet 1938. Mais «qu’est-ce qu’une entreprise juive»? Une loi est votée le 14 juin 1938 pour le définir: il faut simplement que son propriétaire soit juif. Mais certaines entreprises peuvent être étiquetées comme «juives» si l’influence juive est «trop évidente».

Qui profite de ce processus d’aryanisation? Clairement, le IIIème Reich, car ce processus va être un véritable succès. Hermann Göring se félicite de la rapidité et de la «radicalité» de l’aryanisation. En quelques mois, 50% des magasins juifs (« juif » au sens de la loi du 14 juin 1938), 83% de l’artisanat juif (id), 26% des usines juives (id), 82% des services ont été aryanisés. Des 86 banques juives (id), seules 8 n’ont pas été aryanisées. Et n’oublions pas l’aryanisation de 70.000 logements.

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La Ministre française de la Culture, Roselyne Bachelot a annoncé en mars 2021 lors d’une conférence de presse, que le joyau du musée d’Orsay et seule œuvre de Klimt dans les collections nationales françaises, le tableau «Rosier sous les arbres», va être rendue par la France aux ayants droit d’une famille juive viennoise spoliée par les nazis.
© AFP

La question de l’aryanisation empoisonnera la vie politique et économique autrichienne jusqu’au début des années 2000. L’appartenance de certaines œuvres d’art majeures (Klimt ou Schiele) sont contestée car elles ont été acquise par l’aryanisation. Ou l’important homme politique Jörg Haider qui a hérité du domaine de Bärental en Carinthie que son oncle avait «acheté» à prix réduits dans le cadre de l’aryanisation. Ou lorsque Thomas Klestil, président de la République, désire acheter une villa à Vienne et qu’il s’avère que celle-ci a été «aryanisée».

Mais l’aryanisation ne s’attaque pas qu’aux possédants. Comme l’ont démontré les travaux de l’Historikerkommission (Commission historique) (1998-2003) dont nous avons parlé, de nombreuses discrimination ont été mises en place après l’Anschluss. Dès le 15 mars 1938, soit 3 jours après l’Anschluss, tous les fonctionnaires ont du prêter serment à Hitler. Les lois allemandes de Nuremberg, dorénavant d’application dans l’ex-Autriche, excluent les juifs et les soi-disant «Mischling» (sang mêlés) du service public. Un fonctionnaire juif perd donc son emploi. Dans les entreprises privées, la chasse aux juifs commence en juin. Donner de l’emploi aux juifs est très très suspect…

C) Germanisation de l’ex-Autriche

Mais un autre phénomène sous-jacent est aussi à souligner. A côté de l’aryanisation des biens juifs, il faut mentionner que de nombreuses entreprises autrichiennes vont passer aux mains des Allemands. En 1938, les allemands ne possèdent que près 9 % de l’économie autrichienne, en 1945, ce sera 57%. Et dans certains secteurs-clés ce sera encore pire: pour le secteur bancaire les allemands vont posséder 83% des banques ex-autrichiennes et pour l’industrie chimique, on monte à 71 %. Les autrichiens transformeront «ces biens allemands» en l’immense secteur public autrichien d’après-guerre.

Dans un premier temps, ceux qui résistent à cet Anschluss (nous y reviendrons) prennent conscience que leur pays est pillé. La population le comprendra dans un second temps.

Les militants du NSDAP autrichien sont aussi rapidement confrontés à la dure réalité de l’Anschluss car ils sont immédiatement mis en concurrence avec les «Prussiens». On se croirait au milieu du XIXème siècle. Des responsables venant de l’Altreich (le IIIème Reich allemand à sa création, avant les annexions) s’installent en Autriche et s’arrogent des postes que les nationaux-socialistes autrichiens espéraient. Ces pratiques vont vite déboucher sur une hostilité des ex-autrichiens envers les Allemands de l’Altreich. Le terme «Piefke» par lequel les autrichiens appelaient péjorativement les prussiens durant la guerre austro-prussienne de 1866, redevient à la mode. Cette germanisation est très impressionnante dans la presse. Dès l’annonce de la démission de Schuschnigg, le 12 mars 1938, des journalistes allemands émigrent à Vienne. Au même moment, le NSDAP autrichien prend le contrôle des journaux en épurant les rédactions. Mais ce sont majoritairement des allemands et pas des autrichiens qui vont occuper les postes libérés.

L’Armée fédérale autrichienne disparait et est intégrée dans la Wehrmacht allemande. Seuls quelques officiers seront exclus, environ 2%, refusant de prêter serment à Hitler. Les autrichiens vont participer à la Deuxième Guerre Mondiale au sein de la Wehrmacht (invasion de la Pologne, campagne de Norvège, forces d’occupation en France).

Le rapport de force au sein de l’ex-Autriche est aussi profondément modifié. Vienne perd son statut de capitale et Berlin va favoriser la province au dépend de l’ex-capitale, par une politique de grands travaux et d’industrialisation des anciennes provinces autrichiennes. Le nombre d’ouvriers triples alors que l’emploi agricole passe de 37% des actifs en 1937 à 16 % en 1942.

L’enseignement occupe aussi une place à part… Les épurations ont été ici plus importantes que dans l’Altreich en 1933 lors de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, et ce pour deux raisons:

  • le nombre de juifs est très important à Vienne
  • le IIIème Reich veut combattre l’influence de l’Église catholique, ce qui est fortement le cas dans l’enseignement

En Basse-Autriche presque tous les directeurs d’écoles secondaires ont été remplacés. En Styrie, 10 % des professeurs a été licencié, dans la province de Salzbourg, c’est 16%. Par ailleurs, dès mars 1938, les élèves juifs sont séparés des autres.

Notons aussi que l’on peut noter certaines exceptions car cela va pousser certains ex-autrichiens à se transformer en «super-nazis» pour obtenir des postes intéressants. Si la population ex-autrichienne ne représente que 8% de la population de la Grande Allemagne, les Autrichiens constituent 14% des membres de la SS et 40% du personnel lié à la mise en œuvre de la Shoah. Parmi les Autrichiens ayant occupé de hauts postes au sein du Troisième Reich, outre Hitler lui-même, on peut citer:

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    Dr. Ernst Kaltenbrunner lors du Procès pour Crimes de Guerre à Nuremberg.
    © Archives fédérales allemandes
  • Ernst Kaltenbrunner, successeur de Reinhard Heydrich à la tête du RSHA (Office central de la sûreté du Reich); il est l’un des principaux responsables du système policier nazi et l'un des maillons de la Shoah; au procès de Nuremberg (1945-1946), il est condamné à mort par pendaison pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité et la peine est exécutée
  • Franz Böhme, Lothar Rendulic, Julius Ringel et Alexander Löhr: généraux dans la Heer (armée de terre) ou la Luftwaffe (armée de l’air)
  • Odilo Globocnik: criminel génocidaire nazi, chef supérieur de la SS de Lublin, où il a joué un rôle essentiel dans l'extermination des Juifs polonais et la création des centres d'extermination nazis
  • Amon Göth: commandant du camp de concentration de Płaszów
  • Franz Stangl: commandant des camps d'extermination de Sobibor et Treblinka
  • Otto Skorzeny, célèbre officier de la Waffen-SS connu pour ses missions réalisées sur ordre direct d'Adolf Hitler. Il collabore après la guerre avec le Mossad israélien dans des actions contre les pays arabes !!!
  • Arthur Seyss-Inquart, après être devenu l'adjoint de Hans Frank, le gouverneur général de Pologne, fut commissaire du Reich aux Pays-Bas; il est condamné à mort par pendaison pour Crimes de Guerre et Crimes contre l'Humanité et la peine est exécutée.

D) L’exil

«Même si... les Juifs ne jouissaient pas tout à fait des mêmes droits que le reste de la population, les Juifs occupaient cependant une place décente. Désormais ils sont ravalés au rang d'animaux, de porcs, de non humains.»;
«La rue est déserte. Un jeune Juif bien vêtu, arrive au coin. Deux SS surgissent. L'un, puis l'autre, donne une gifle au juif qui vacille, se tient la tête et poursuit son chemin.»

Journal intime de Ruth Maier (1920-1942 à Auschwitz)

 

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Sigmund Freud (1926)
© Ferdinand Schmutzer (1870–1928)

Entre 1938 et 1940, environ 117.000 juifs (sur 191.481) quittent le pays, ce qui décapite pour des décennies l’intelligentsia autrichienne car peu d’intellectuels exilés choisiront de revenir après 1945.

Il est trop difficile de dégager ici des lignes générales car chacun de ces exils est une expérience personnelle. Mais citons, à titre d’exemple, celui de Sigmund Freud, fondateur de la psychanalyse.

En mai 1933, les ouvrages de Freud sont brûlés en Allemagne lors des autodafés nazis. Il refusera pourtant de quitter l’Autriche voisine jusqu'à l’Anschluss en mars 1938.

A ce moment, la Société psychanalytique de Vienne décide que chaque analyste juif doit quitter le pays, et que le siège de l'organisation doit être transféré là où résidera Freud. Ce dernier décide de s'exiler lorsque sa fille Anna est arrêtée le 22 mars 1938, pour une journée, par la Gestapo. Ce n’est que grâce à l'intervention de l'ambassadeur américain – et à une somme d’argent versée – que Freud obtient un visa valable pour 16 personnes et peut quitter Vienne par l’Orient-Express avec sa femme, sa fille Anna et la domestique Paula Fichtl, le 4 juin 1938.

Au moment de partir, il signe une déclaration attestant qu'il n'a pas été maltraité:

«Je soussigné, Professeur Freud déclare par la présente que depuis l’annexion de l’Autriche par le Reich allemand, j’ai été traité avec tout le respect et la considération dus à ma réputation de scientifique par les autorités allemandes et en particulier par la Gestapo et que j’ai pu vivre et travailler jouissant d’une pleine liberté; j’ai pu également poursuivre l’exercice de mes activités de la manière que je désirais et qu’à cet effet j’ai rencontré le plein appui des personnes intéressées, je n’ai aucun lieu d’émettre la plus petite plainte.»

 

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Marie Bonaparte et William Bullitt rencontrent Freud à Paris à la descente de son train de Vienne, 1938
© Freud Museum - London

Pour quitter l'Autriche, Freud bénéficie en outre du soutien d'Anton Sauerwald, le commissaire nazi chargé de prendre le contrôle de sa personne et de ses biens: ancien élève de Josef Herzig, un professeur et ami de Freud, Sauerwald facilite le départ de Freud et de ses proches pour Londres, où il va d'ailleurs ensuite lui rendre visite.

Il est parfois reproché à Freud de ne pas avoir indiqué les noms de ses sœurs sur la liste des 16 personnes autorisées à quitter l'Autriche, où il a inscrit son médecin, la famille de celui-ci, ses infirmières, sa domestique. Ses sœurs, Rosa, Marie, Adolfina et Paula, étaient déjà âgées et ne se sentaient pas menacées du fait de leur âge. Elle ne voulaient pas partir, mais elles seront déportées et mourront en camp de concentration. L’exil était donc bien la seule sortie de secours pour les juifs autrichiens.