2.
1848-1898
Les années Elisabeth

 3.1.
1871-1914
La poudrière
des nationalismes

 

 3.2.2.
1914
Déclenchement
de la guerre

 4.
1918-1938
L'Autriche de
l'entre-deux guerres

Ce qui aurait pu n'être qu'une «troisième guerre balkanique« allait se transformer en une terrible guerre mondiale. On ne l'appelait pas encore la Première Guerre Mondiale car après 20 millions de morts et 20 millions de blessés, jamais on n'aurait pensé qu'on allait en faire une deuxième!

A) L'attentat

François-Ferdinand

François-Ferdinand, à sa naissance, était très loin dans l'ordre de succession au trône d'Autriche-Hongrie. Il faudra la mort de Rudolf (fils de l'Empereur) à Mayerling, l'assassinat de Maximilien (frère de l'Empereur) puis la renonciation au trône de Charles-Louis (frère de l'Empereur et père de François-Ferdinand) pour que François-Ferdinand devienne le Prince-Héritier.

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L'archiduc François-Ferdinand
et son épouse Sophie

En 1894, François-Ferdinand rencontre la comtesse Sophie Chotek lors d'un bal à Prague. De bonne noblesse, toujours célibataire à l'âge de 26 ans, Sophie est une dame de compagnie de la princesse Isabelle de Croÿ. Mais les règles matrimoniales imposent à tous les membres de la maison impériale et royale de Habsbourg-Lorraine — ainsi qu'à toutes les maisons souveraines de l'époque — d'épouser uniquement un membre d'une dynastie régnante ou ayant régné en Europe. Sophie ne fait pas partie d'une de ces familles.
L'empereur François-Joseph est confronté à un dilemme: si le Prince-Héritier François-Ferdinandfait fi de ses devoirs et renonce à ses droits au trône, ceux-ci passeront à son frère cadet l'archiduc Otto (frère de François-Ferdinand) qui est un débauché et un libertin notoire. Transmettre sa couronne à un homme aussi indigne de la porter pose au vieil empereur un cas de conscience shakespearien.
Finalement, en 1899 (soit 5 ans après leur rencontre), l'empereur François-Joseph autorise le mariage, à la condition qu'il soit officiellement considéré comme morganatique et que leurs descendants ne puissent prétendre à la couronne. Ainsi, Sophie ne partage pas les rang, titre, préséance ou privilèges de son époux. De plus, elle ne peut paraître en public à ses côtés, ne peut voyager dans la voiture impériale ni s'asseoir dans la loge impériale au théâtre à côté de son époux!!!
Le mariage de l'héritier du trône austro-hongrois est célébré discrètement le 1er juillet 1900 en Bohême. Ni François-Joseph, ni aucun archiduc, pas même les frères de François-Ferdinand, n'assistent à la cérémonie.

Le 1er juillet 1914 aurait été le 14ème anniversaire de leur mariage...

L'archiduc François-Ferdinand (51 ans) – héritier du trône d’Autriche-Hongrie – se rend en Bosnie-Herzégovine en qualité d'inspecteur général des forces armées. Il doit superviser dans cette province des manoeuvres militaires organisées à la demande de l'Empereur Guillaume II, tout près de la frontière de la Serbie. Démonstration de force.

Le choix de la date de ces manoeuvres est tout sauf intelligent. En effet, le 28 juin est le jour anniversaire de la défaite des Serbes à la Bataille de Kosovo en 1389 face aux Ottomans. La visite d'un Habsbourg-Lorraine un 28 juin est considérée par certains nationalistes serbes comme une véritable provocation. L'ambassadeur de Serbie à Vienne préviendra le Ministre austro-hongrois en charge de l'administration de la Bosnie-Herzégovine qu'un attentat était possible. Ce dernier n'en tiendra pas compte...

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Sceau de La Main noire

Le nationalisme serbe n'est pas du tout annecdotique à l'époque. Un des principaux artisans de ce mouvenement est La Main noire, une société nationaliste serbe secrète fondée en Serbie en mai 1911. L'objectif de cette organisation est de réunir au sein d'un unique État serbe l'ensemble des territoires faisant partie de l'Autriche-Hongrie (Croatie, Bosnie, sud de la Hongrie) ou de l'Empire ottoman (République de Macédoine et le Sandjak), habités par des Serbes, ainsi que le Monténégro. Elle comprend plusieurs milliers de militants, ce qui est énorme. Ils sont entraînés à la guerilla et aux attentats.

Après la fin des manœuvres austro-hongroises en Bosnie-Herzégovine le 27 juin 1914, François-Ferdinand a prévu pour le lendemain une visite de Sarajevo, capitale de la Bosnie-Herzégovine, avec son épouse Sophie, afin d'inaugurer un nouveau musée. Après une réception donnée par le général Potiorek, gouverneur de la ville, la journée doit se poursuivre par la visite d'une mosquée et d'un fabricant de tapis. La visite coïncide avec le 14ème anniversaire du mariage de François-Ferdinand et Sophie. Mais comme il s'agit d'un mariage morganatique (voir ci-contre) et que Sophie ne peut recevoir d'hommage militaire, il faut retirer les troupes autrichiennes (40.000 hommes) de la ville. Ce qui fut fait...

Sarajevo compte, à l’époque, 40.000 habitants: 15.000 musulmans, 10.000 Serbes, 5.000 Grecs orthodoxes, 5.000 juifs et 5.000 catholiques autrichiens et croates. Ce 28 juin, les notables croates, les commerçants juifs, le maire Fehim Efendi Curcic, attendent à la gare François-Ferdinand, 51 ans, et Sophie. Le général Oskar Potiorek, gouverneur de la province, l’accueille avec des présents: un kilim (tapis brodé) vert et bleu, un livre de contes hébreux, un crucifix en bois de rose et une gourde de slivovitz, une eau de vie de prunes. Chaque communauté a tenu à montrer son respect au souverain. Elles n’ont qu’à se féliciter du remplacement de l’administration turque par l’administration autrichienne qui a apporté le tramway, une centrale électrique, le chemin de fer, des usines, des hôpitaux, des musées. Cinq voitures et une sécurité minimum attendent les altesses.

Le couple impérial monte dans une automobile dont la capote a été baissée pour que la foule puisse acclamer l’archiduc et la duchesse. Le chauffeur, Leopold Sojka, est prêt à démarrer, en deuxième position dans le convoi. Tous les détails protocolaires et le parcours que doit emprunter le cortège sont publiés dans le “Bosniche Post”. Sept jeunes gens ont lu attentivement le quotidien. Ils se nomment Mehmed Mehemedbašić, Nedeljko Čabrinović, Veljko Čubrilović, Cvjetko Popović, Trifko Grabež, Danilo Ilić et Gavrilo Princip. Ils sont nés en terre bosniaque, six appartiennent à la communauté serbe, cinq ont moins de vingt ans et quatre sont tuberculeux. Ils font partie de Jeune Bosnie, un groupuscule révolutionnaire et anarchiste qui rêve de créer une fédération regroupant les Slaves du Monténégro, de Serbie et de Bosnie-Herzégovine. Et ce 28 juin, ils ont décidé d’assassiner l’archiduc.

A 8 heures du matin, les comploteurs se séparent, chacun porteur d’une bombe, grosse comme un pain de savon, mais au maniement complexe.

«Pour la mettre à feu, il fallait dévisser un bouchon métallique protégeant l’allumeur et frapper ce dernier contre une surface dure, geste qui provoquait une petite détonation. Puis compter jusqu’à dix avant de lancer l’engin. L’acte demandait du sang-froid.»

Frédéric Guelton, historien des armées

 

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Gavrilo Princip
© Archives Reuters

Gavrilo Princip est également armé d’un Browning 38 mm, qu’il a glissé dans un sac de toile. Enfin, chacun d’eux a une dose de cyanure dans sa poche pour se suicider en cas de capture.

Les conjurés se disséminent le long du parcours que doit suivre l’Archiduc. Si l’un est arrêté, les autres prendront la relève.

Le plus âgé, Mehemedbašić, posté en amont sur le quai, est le premier à voir surgir le cortège impérial, mais il ne parvient pas à lancer sa bombe. C’est au tour de Čabrinović, en embuscade plus loin, contre un lampadaire.

Lorsque les voitures arrivent à sa hauteur, il panique: dans quel véhicule se trouve l’archiduc? La deuxième ou la troisième? La deuxième voiture arrive à sa hauteur. Il lance sa bombe. L’engin atterrit sur la capote repliée, rebondit et explose sous le véhicule suivant, blessant une vingtaine de personnes.

Son crime manqué, Čabrinović avale sa dose de cyanure. En vain: mal dosé, le poison provoque des brûlures de la gorge et de l’estomac mais n’est pas mortel. Il est capturé vomissant et hurlant qu’il est «un héros serbe». «J’étais sûr que quelque chose de ce genre se produirait» s’exclame l’archiduc François-Ferdinand.

Les autres terroristes, jeunes et inexpérimentés, s’enfuient dans les rues de la ville.

Seul Princip, après avoir entendu l’explosion, se dirige vers l’endroit où était posté Princip. On imagine sa stupeur lorsqu’il voit son complice, plié en deux par la douleur, entraîné par des policiers.

«Je compris immédiatement que Čabrinović avait échoué. J’avais l’intention de le tuer rapidement d’un coup de pistolet. A ce moment-là, le cortège passa devant moi.»

Gavrilo Princip - Déposition à la police

 

APOCALYPSE La 1ère Guerre Mondiale: L'attentat de Sarajevo
© France Télévision

En effet, après s’être assuré que les blessés étaient secourus, l’archiduc a ordonné qu’on redémarre. Les véhicules roulent au pas mais, dans la cohue, Princip ne parvient pas à repérer François-Ferdinand, pourtant coiffé d’un casque orné de plumes d’autruches de couleur verte! Arrivé à l’hôtel de ville, François-Ferdinand s’en prend aux officiels: «Dois-je m’attendre à d’autres bombes en guise de cadeaux?» hurle-t-il.

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© Supplément illustré du Petit Journal du 12 juillet 1914

Le général Potiorek lui suggère de se replier au Konak, siège du gouvernement. Mais l’archiduc refuse: il décide d'interrompre les cérémonies de bienvenue et qu'il ira visiter les blessés à l’hôpital militaire.

Pour s’y rendre, il faut remettre en branle le cortège princier. Les véhicules doivent quitter le quai, tourner à droite à l’angle du Pont Latin et emprunter la rue François-Joseph. Potiorek craint cet itinéraire tortueux, il propose d’en changer.

Le cortège restera sur le quai et bifurquera vers l’hôpital, plus loin et par une voie qu’il juge plus sûre.

L’archiduc demande à Sophie de ne pas l’accompagner. Elle refuse. Son époux s’incline. Fait rare chez les têtes couronnées, ce couple s’aime d’un amour vrai. Rappelons que ce voyage va célébrer leur anniversaire de mariage, une union prohibée par l’étiquette des Habsbourg, Sophie appartenant à la noblesse tchèque, mais pas à une famille régnante. En conséquence, elle n’a pas reçu le titre d’archiduchesse et leurs enfants n’ont aucun droit au trône, bien que François-Ferdinand soit le successeur désigné par l’empereur François-Joseph, 83 ans.

Un film d’archives (ci-dessus) montre le couple regagnant sa voiture, quelques minutes avant l’attentat décisif. Si le premier a été un échec, celui-là va être aidé par le hasard. La voiture, arrivée à hauteur du Pont Latin, tourne à droite. Le chauffeur n’a pas été informé du changement d’itinéraire! Potiorek panique, il fait arrêter la voiture qui hasarde un demi-tour. Entre-temps, la foule s’est amassée, curieuse de voir de près leurs altesses. Il est environ 10h30.

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Pistolet de Gavrilo Princip:
Browning 1910 de la Fabrique Nationale à Herstal (Belgique)

© Musée d'Histoire Militaire - Vienne

Gavrilo Princip, à cet instant, sort d’une boutique où il vient de s’acheter un sandwich. Lorsqu’il voit passer la voiture de l’archiduc, il se précipite et la rattrape au niveau du Pont Latin. A moins de 2 mètres du véhicule, il dégaine son Browning 1910 38 mm et tire. Une balle traverse la porte du coupé et atteint la duchesse à l’abdomen, une autre touche François-Ferdinand à la jugulaire. Sophie s’effondre sur les genoux de son mari qui saigne abondamment. Un des officiers présent entend l’archiduc murmurer: «Sophie, ne meurs pas, reste en vie pour nos enfants

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Arrestation de Gavrilo Princip à Sarajevo
Gavrilo Princip est le deuxième à partir de la droite - © Archives serbes

Elle décède à 10h45 et François-Ferdinand à 11h. Aussitôt après avoir tiré, Gavrilo Princip absorbe le cyanure qui provoque le même effet vomitif. Les policiers qui le maîtrisent lui évitent le lynchage par une population en colère.

Dans toute la ville, Croates et musulmans s’en prennent aux Serbes, dont les propriétés, comme le luxueux hôtel Europa, sont saccagées. Potiorek doit même décréter l’état de siège pour mettre fin aux violences.

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Foule rassemblée autour des propriétés détruites lors des émeutes anti-Serbes à Sarajevo
© «Sarajevo, biografija grada» («Sarajevo, une biographie») de Robert J. Donia.
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«La Serbie doit mourir!»
La caricature de propagande représente l'Autriche écrasant le Serbe ressemblant à un singe

Après Rudolf à Mayerling, un second Prince-héritier d’Autriche-Hongrie vient de disparaître. Le compte-à-rebours est déclenché.

Très vite une propagande anti-serbe va se déclencher en Autriche-Hongrie affirmant qu'il s'agit d'un assassinat politique perpétré, ou encouragé, par un État, la Serbie. C'est très différent qu'un attentat issu d'un groupe terroriste extrémiste. La tension va monter petit à petit entre les deux pays, entretenue, voire amplifiée, par des responsables politiques extrémistes d'un autre temps.

Cet événement va déclancher la Première Guerre Mondiale (), mais il nous a semblé intéressant de nous attarder un peu et de voir ce qui est arrivé aux «terroristes».

B) Le procès et la fin de vie des «terroristes»

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Procès de Gavrilo Princip et de ses complices

Le procès de Gavrilo Princip et de vingt-quatre autres co-accusés – Princip et Čabrinović, interrogés et torturés, ayant désigné leurs complices – s’ouvre le 12 octobre 1914 à Sarajevo. Sur les rares photos d’époque, le tribunal où ils comparaissent ressemble à une salle de classe vétuste. La guerre a commencé et le canon tonne à une soixantaine de kilomètres de là. Couvert d’hématomes et un bras cassé, Princip répond aux questions du juge Curinaldi qui préside l’audience. Le principal accusé reconnaît les faits qui lui sont reprochés, affirmant avoir «tué un être malfaisant», dans l’intention de délivrer les Yougoslaves (Slaves du Sud) du joug autrichien.

Les accusés étaient proches de La Main noire, une société secrète voulant établir un Etat serbe.

Les débats, bien que décousus, vont permettre de découvrir la personnalité de Gavrilo Princip. Il est né en juilet 1894, dans la vallée de Grahovo, au nord-est de la Bosnie, près de la frontière croate. Fils d’un facteur et d’une femme au foyer, il a contracté la tuberculose très jeune. Faisant preuve de dons intellectuels rares, il a étudié à Sarajevo l’histoire et les lettres, il a publié des poèmes et a lu Bakounine, le théoricien de l’anarchisme. Princip et les autres membres de Jeune Bosnie inculpés appartiennent à la minorité serbe établie dans les montagnes bosniaques, creuset depuis des siècles des haines interethniques entre musulmans et orthodoxes. Ces jeunes hommes pauvres fréquentent les sociétés secrètes slaves telles que La Main noire, créée en 1911, visant à établir un grand Etat serbe.

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Photo de groupe de membres de La Main noire
Le premier homme couché est Dragutin Dimitrijević «Apis»
et le second, en gris, est Vojuslav Tanko Sic

Suivant les déclarations des accusés pendant le procès, Princip s’est rendu à Belgrade en 1912. Il y a rencontré le colonel Dragutin Dimitrijević, surnommé Apis, un des fondateurs de La Main noire. Ce Colonel de l'armée serbe, puissant chef du renseignement militaire, prône le combat contre les Empires turc et austro-hongrois. Dans son bureau de Belgrade, Apis accueille plusieurs fois Gavrilo Princip, lui offre des livres de poésie et un pistolet. Et quand il apprend la visite de François-Ferdinand à Sarajevo, il le persuade de fomenter l’attentat et lui fournit des bombes et d’autres armes. L’Etat serbe est-il, en tant que tel, l’instigateur de l’assassinat de l’archiduc et de la duchesse? La question est au cœur du procès mais il est difficile d’y répondre: les assassins ont tout fait pour brouiller les pistes et n’étaient, de toutes façons, pas au fait des ramifications de la machination. Les commanditaires, eux, habitués à évoluer dans l’ombre et le secret, n’ont évidemment laissé aucune trace écrite. Il est établi que Apis était l’architecte du complot. Mais le professeur Zjas Sehic, spécialiste de l’attentat de 1914, a raison de rappeler que La Main noire ne représentait en rien la Serbie:

«Cette organisation extrémiste a voulu faire pression sur le gouvernement serbe pour le contraindre à entrer en conflit avec l’Autriche.»

Zjas Sehic - Historien

 

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Nikola Pašić - Premier Ministre de Serbie
Il était Premier Ministre de Serbie au moment
de l'attentat de Sarajevo et le restera jusqu'en 1918.
Il l'avait déjà été 4 fois auparavant entre 1891 et 1911.
Notons aussi qu'il sera 3 fois Premier Ministre
de Yougoslavie entre 1918 et 1926.
© Crawfurd Price

Quant à Nikola Pašić, le chef du gouvernement de Serbie, son comportement lors de cette crise est ardu à déchiffrer. Il est informé fin mai, début juin, par ses services de police, que des officiers serbes sont engagés dans une entreprise destinée à créer un conflit entre la Serbie et l’Autriche. Mais ce n’est que le 23 juin qu’il donne l’ordre de démanteler ces réseaux terroristes. Autant dire qu’il ferme la cage quand les oiseaux se sont envolés. Car Princip et ses complices ont déjà passé la frontière et sont en position à Sarajevo. Il est impossible d’expliquer pourquoi le Premier ministre serbe a été si long à réagir. Peut-être a-t-il redouté de se mettre à dos un ennemi aussi terrible qu’Apis? Peut-être même a-t-il eu peur d’être assassiné par La Main noire? A moins qu’il n’ait choisi de faire le dos rond, en attendant que la crise passe. Aujourd’hui, les indices sont si minces et les enjeux si lourds, que les historiens rechignent à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. A l’époque cependant, les Autrichiens ne doutent pas que Belgrade soit impliqué dans les assassinats. Et dans ses réquisitions, le procureur Franjo Svara fustige la Serbie, accusée d’avoir «monté la tête à ces enfants» et réclame la peine capitale contre les prévenus.

Le verdict tombe le 28 octobre 1914, la Première Guerre mondiale a déjà éclaté depuis trois mois. Ce jour-là, les juges font leur apparition dans la salle du tribunal, entièrement vêtus de noir, ce qui signifie que les accusés sont condamnés à la peine de mort. Mais, selon la loi autrichienne qui veut qu’un coupable de moins de 20 ans ne puisse être exécuté, Gavrilo Princip, comme Čabrinović, Grabež, Čubrilović et Popović, voient leur peine commuée à 20 ans de prison pour les trois premiers, et seize ans pour les autres.

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Petite forteresse de Theresienstadt
Cette petite forteresse sera transformé en camp de concentration durant la Seconde Guerre Mondiale: le camp de Terezin (Theresienstadt en Tchèque).

Princip, Čabrinović, et Grabež sont envoyés dans la citadelle de Theresienstadt (aujourd’hui Terezin, République tchèque), au nord de Prague. Dans cette immense forteresse de pierre grise, les trois jeunes «terroristes» vont connaître un sort pire, peut-être, que la mort. Grâce aux recherches d’un historien thèque, Miroslav Kryl, on connaît les détails de leur calvaire. Ils étaient affamés, enfermés dans des cachots glacés (alors que tous les trois sont tuberculeux), séparés les uns des autres. Princip est même à l’isolement complet. Il passera deux ans dans une petite pièce sombre, froide et humide. Il a des chaînes de dix kilos aux pieds tout le temps. Il ne peut recevoir des journaux et des livres, et les gardes ont interdiction de lui adresser la parole. En 1917,  il a dû être transféré dans un hôpital en raison de sa mauvaise santé. Son bras est amputé en raison d'une grave tuberculose, maladie dont il succombe - et des mauvais traitements - le 28 avril 1918.

Il est enterré secrètement dans un endroit anonyme. Mais l'un des soldats s'est souvenu du lieu. Grâce à cela, le corps de Princip a été exhumé après la Première Guerre mondiale et d'abord temporairement enterré dans la tombe familiale du maire de Sokol de Terezín, avant que ses restes ne soient cérémonieusement transférés à Sarajevo.

Après la Seconde Guerre mondiale, le Maréchal Tito - Président de la République fédérative socialiste de Yougoslavie de 1953 à 1980 - fait de Gavrilo Princip un héros national.

Mort, Gavrilo Princip va connaître une seconde vie. Il est d’abord enterré dans une tombe anonyme, près de la forteresse de Theresienstadt, où reposent déjà Čabrinović et Grabež, morts de faim et de tuberculose en 1916. Le gouvernement austro-hongrois a demandé que le lieu de sa sépulture reste secret, mais Loebl, un soldat tchèque, note l’emplacement. En 1920, les dépouilles des trois hommes sont exhumées, et le squelette de Princip facilement identifié par l’absence de bras gauche. Leurs restes sont ramenés à Sarajevo, et enterrés suivant le rite orthodoxe au cimetière de Saint-Marc.  Il repose dans une chapelle funéraire érigée en l’honneur des membres de Jeune Bosnie, "héros de Vidovdan", comme l’indique une inscription. 

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Chapelle construite en 1939
par les orthodoxes en mémoire de Gavrilo Princip

Même si Gavrilo Princip se renvendiquait athée...

Après la Seconde Guerre mondiale, le régime communiste du Maréchal Tito fait de Gavrilo Princip un héros national, l’incarnation de la lutte de la Yougoslavie face à ses oppresseurs. En 1953, Tito inaugure le musée de l’attentat. Aujourd’hui, les corps des trois jeunes Serbes ont toujours leur chapelle au cimetière Saint-Marc qui jouxte le stade édifié pour les Jeux olympiques d’hiver de 1984. On y accède en traversant un marché niché sous une bretelle autoroutière. Loin du centre cosmopolite de Sarajevo, l’ambiance y est plus lourde. Musulmans et Serbes vaquent à leurs affaires, offrant les uns aux autres des visages éteints et inexpressifs. Durant le siège de Sarajevo, de 1992 à 1996, la chapelle, symbole serbe par excellence, a été volontairement transformée en toilettes publiques par les assiégés musulmans. Le petit musée du Pont Latin fut, lui, mis à sac en 1992. Arrachée, la plaque indiquant le lieu de l’attentat fut reposée dix ans plus tard. Aujourd’hui encore, Gavrilo Princip est, pour certains, un héros, pour d’autres, un assassin.

«Ma motivation personnelle - pour organiser ces cérémonies du 100ème anniversaire - est de s'opposer à des tentatives venant d'Europe occidentale qui, en falsifiant l'histoire, veulent présenter le meurtre d'un tyran comme un acte terroriste. Gavrilo Princip sera célébré ici comme un héros national.»

Emir Kusturica - cinéaste - 1914