1.
Le 11 septembre

 2.1.
Jour 1
le 11 septembre

 2.2.1.
Jour 2: 121/9
La réalité en face

 2.2.3.
Jour 2: 12/9
Chiens, chats
et bonobos

 2.3.
Jour 3
le 13 septembre

 3.
Une aventure
humaine


 

Une priorité exprimée unanimement par les passagers en ce deuxième jour a été le besoin de communiquer, majoritairement pour joindre leurs familles et leurs proches. Il faut dire que la vision des images pouvaient inquiéter de très nombreux passagers. Si l’on ne s’intéresse qu’aux Twin Towers, les deux tours du World Trade Center qui se sont effondrées, il est important de se rappeler que 50.000 personnes travaillaient dans ces deux tours et que 200.000 visiteurs y passaient, chaque jour. Cela fait de très nombreuses victimes potentielles. Intéressons-nous à deux récits particuliers :

A) Hannah et Dennis O’Rourke - Aer Lingus 105 (Dublin – JFK Airport, New York)

Le 11 septembre, assis à l’arrière du Vol 105 d’Aer Lingus (Dublin – New York), Hannah et Dennis O’Rourke ont écouté attentivement le pilote annoncer à l’interphone qu’il y avait un problème aux États-Unis et qu’on lui ordonnait d’atterrir à l’aéroport le plus proche disponible. Le pilote a déclaré quelques instants plus tard:

« Nous allons atterrir à Gander, à Terre-Neuve. Les terroristes ont frappé les tours jumelles. Je vous tiendrai informé quand j’en saurai plus. Restez calme »

Pilote du Vol 105 d’Aer Lingus

 

Hannah a immédiatement pensé à son fils Kevin, pompier de New York depuis 18 ans. Sa caserne était située juste en face du pont de Manhattan, à Brooklyn, et s’il était de service ce jour-là, il serait certainement en train d’intervenir sur les tours. «Peut-être qu’il ne travaillait pas aujourd’hui», a dit Hannah à Dennis, qui a hoché la tête doucement. Hannah a fait la seule chose qu’elle pouvait: elle a fermé les yeux et a prié.

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Hannah et Dennis O’Rourke avec leur fils Kevin, au centre, pompier mort le 11 septembre 2001 à New York

Le neveu d’Hannah, Brendan Boylan, et sa petite amie, Amanda, voyageaient également avec eux. Une fois arrivés à Gander, les membres de la famille se sont regroupés pour se soutenir mutuellement. Ils ne savaient pas combien de temps ils resteraient au sol ni quand ils pourraient descendre de l’avion.

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Kevin O’Rourke - Pompier à New York au World Trade Center le 11/9
Fils de Hannah et Dennis O'Rourke - Passagers du Vol 105 d’Aer Lingus

Lorsque les passagers ont commencé à utiliser leur téléphone portable pour appeler chez eux, la nouvelle s’est répandue dans l’avion sur l’ampleur de la catastrophe à New York et du nombre de disparus. Après avoir appris que les parents d’un pompier newyorkais étaient dans l’avion, plusieurs des passagers se sont dirigés vers eux pour s’associer à leurs prières. Un passager a proposé son téléphone portable à Hannah pour qu’elle puisse appeler sa famille. Ne réussissant pas à joindre son fils, Hannah a tenté de joindre sa fille, Patricia, à Long Island.

Avant l’attaque, Patricia était allée au supermarché faire quelques courses pour que ses parents ne rentrent pas avec un réfrigérateur vide. Alors qu’elle rentrait du magasin en voiture, elle a écouté avec horreur les bulletins d’information diffusés à la radio. Depuis, elle essayait de savoir ce qui était arrivé au vol de ses parents. On lui a d’abord dit que tous les vols en provenance d’Europe avaient été annulés et que sa mère et son père étaient en route pour Dublin. Elle a contacté ses proches en Irlande pour les avertir que ses parents seraient là-bas cet après-midi-là. Alors que Patricia était encore occupée à trouver quelqu’un pour aller chercher ses parents à l’aéroport de Dublin, son téléphone a sonné. C’était sa mère, Hannah.

«Kevin travaille aujourd’hui?» lui a demandé Hannah, ne perdant pas de temps avec des plaisanteries. «Oui, maman», a répondu Patricia. «Quelqu’un a eu de ses nouvelles? Est-ce qu’il va bien?» «Personne ne l’a entendu, mais je suis sûr qu’il va bien» lui a répondu Patricia.

Patricia ne disait pas cela uniquement pour réconforter sa mère. Elle y croyait. Elle connaissait son grand frère et il n’était pas du genre à s’arrêter et à passer un coup de fil en pleine crise. Il avait été dans des circonstances difficiles auparavant, et il avait toujours géré les choses de la même façon: il se consacrait à 100% à son travail, et quand c’était fini, il appelait et disait à tout le monde que c’était une expérience incroyable.

«Où êtes-vous?» demanda finalement Patricia. «En Nouvelle-Écosse», a répondu Hannah à tort. Avec tout ce stress, elle avait apparemment mal compris le pilote. Elle a poursuivi: «Je dois y aller, d’autres personnes attendent pour utiliser ce téléphone». «Ne t’inquiète pas, maman», a répété Patricia. «Kevin ira bien. Il rentrera à la maison».

Hannah et Dennis O’Rourke, et les passagers du Vol 105 d’Aer Lingus, ont été hébergés à St Joseph’s, un village d’une centaine d’habitants. Elle y a eu l’occasion de tenter à nouveau de joindre son fils Kevin par téléphone. Sa femme, Maryann, a répondu. Et elle a été très claire, les nouvelles n’étaient pas bonnes: «Le capitaine de Kevin a appelé tout à l’heure. Il a dit que Kevin est porté disparu avec sa compagnie, mais ils espèrent toujours les retrouver vivants». Hannah a répondu résolue: «C’est bien, c’est bien. Nous allons prier pour que tout aille bien». Hannah a passé le téléphone à son mari, Dennis. Maryann a répété la nouvelle et Dennis a fondu en larmes. Il a rendu le téléphone à sa femme. Maryann voulait pleurer elle-même. Elle aimait Hannah et Dennis comme s’ils étaient ses propres parents. Elle savait que c’était déchirant pour Hannah et Dennis de vivre ces doutes si loin de la maison. La meilleure chose qu’elle pouvait faire était d’être forte pour eux. Elle mesurait ses paroles et le ton de sa voix. «Nous n’allons pas perdre espoir», a affirmé Maryann à Hannah. «Tu as raison» a répondu sobrement Hannah.

Le soir-même, Hannah et Dennis sont allés à la messe à St. Joseph’s et le Père Heale a mentionné leur situation:

«Il manque un fils à un couple ici, et je vous demande de vous en souvenir particulièrement dans vos prières.»

Père Heale - Eglise à St Joseph

 

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L'église catholique romaine à St Joseph

Au fond de l’église, Tom Mercer s’est tordu le cou pour voir de qui parlait le Père Heale. Mercer venait de Port Albert, une ville d’environ 85 habitants située sur la côte Nord-Est de Terre-Neuve. Le 11 septembre, il avait parcouru 130 kilomètres depuis sa maison pour se porter volontaire à Gander. La plupart du temps, il faisait le tour de la ville pour tous les passagers qui en avaient besoin. En deux jours, il avait emmené des dizaines de passagers au centre commercial. Il avait fait une visite guidée de la région. Et puis, plus tôt dans la nuit, un groupe de femmes d’Espagne qui séjournaient à la Gander Collegiate, avait voulu assister à la messe du soir. Mercer les empila dans sa voiture, une toute nouvelle Pontiac, et les emmena à St. Joseph.

Tom Mercer, âgé alors de 65 ans, n’est pas catholique, il est protestant, mais il avait décidé de rester pour le service afin de pouvoir ramener les femmes à leur refuge. Après la messe, comme c’est la coutume, tout le monde se rendit à côté, dans une salle de réunion, où l’on servait du café et du thé. Mercer se sentit attiré par Hannah et Dennis O’Rourkes. Il est allé vers eux et leur a dit combien il était désolé d’entendre parler de leur fils et qu’il les garderait dans ses pensées et ses prières. Mercer était frappé par ces gens bons et décents que les O’Rourkes semblaient être. Ils avaient tous le même âge, et il a naturellement essayé d’imaginer comment il tiendrait le coup si son fils avait disparu.

Pendant ces durs moments, il est clair qu’une seule chose a dès lors hanté Hannah: tenter par tous les moyens de joindre son fils ou du moins, avoir de ses nouvelles. Et elle n’était pas un cas isolé. Hannah a inspiré l’un des personnages centraux de «Come from Away». Mais c’est à cet endroit que nous voudrions introduire un autre personnage du musical et, bien sûr, quelqu’un de la «vraie vie»: la généreuse Beulah Cooper.

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Beulah Cooper - Habitante de Gander

Beulah Cooper était la trésorière la The Royal Canadian Legion de Gander. Elle avait travaillé presque sans arrêt depuis l’arrivée des premiers avions. Avec de nombreuses autres bénévoles, elle avait confectionné des centaines de sandwiches et également préparé de la soupe qui était plus un ragoût copieux qu’un bouillon, parfait pour éviter les frissons des passagers débarqués en pleine nuit.

« Ma première pensée en apprenant que des avions avaient été déroutés à Gander était :
« Et bien, au moins ils seront bien soignés. »
En fait, j’ai reçu un appel à 19 heures me demandant d’apporter un plateau de sandwiches à la Légion pour les gens. A cet instant, je ne savais pas du tout à quoi il servirait. On nous a dit que des avions allaient atterrir à Gander et que des passagers allaient se rendre à la Légion. Quand je les ai vus arriver, tout ce que vous pouviez faire, c’était de les plaindre, car ils se trouvaient dans un endroit où ils ne savaient pas où ils étaient ni ce qui se passait. Ils ne savaient pas ce qui s’était passé aux Etats-Unis. »

Beulah Cooper


Le mercredi, elle avait réussi à convaincre Dennis, Brendan et sa petite amie Amanda, de venir chez elle, se doucher et se détendre pendant quelques heures loin de la salle bondée et bruyante de la Légion. Hannah, cependant, avait refusé de les accompagner. Elle voulait rester dans la salle de la Légion pour qu’on puisse en permanence l’appeler.

Beulah lui a assuré que les gens de la Légion transmettraient son numéro personnel si quelqu’un voulait la joindre mais Hannah ne voulait pas prendre le risque. Sauf pour les deux heures qu’elle passait chaque jour à aller à la messe du matin et du soir, Hannah ne voulait pas mettre un pied à l’extérieur de la salle de la Légion.

Si Hannah ne voulait pas sortir, Beulah a décidé d’essayer de trouver d’autres moyens pour l’aider. Elle a très vite ressenti une affinité particulière pour Hannah parce que son fils était pompier volontaire à Gander. Chaque fois qu’elle entendait les sirènes d’un camion de pompiers, elle s’inquiétait pour lui. En multipliant ce sentiment par mille et le prolongeant sur plusieurs jours, Beulah pouvait appréhender l’enfer que vivait Hannah.

Elle savait qu’elle ne pourrait pas faire disparaître la douleur d’Hannah, mais elle pourrait être en mesure de la distraire quelques instants. Femme énergique, Beulah était bruyante et extravertie. Et quand il s’agissait de raconter des blagues, elle était digne des grands humoristes. Elle aimait les plaisanteries, et assise à côté d’Hannah, elle a lancé:

« Un type sort d’un bar après avoir bu trop et il tombe sur un prêtre.
- Hé, dit le gars, regardez votre col, votre chemise à l’envers.
- Je suis un Père, explique le prêtre à l’homme.
- Moi aussi, répond le gars.
- Oui, mais je suis le Père de beaucoup de gens, rétorque le prêtre.
- Eh bien, dans ce cas» dit le gars «vous devriez avoir votre pantalon à l’envers au lieu de votre chemise. »

Beulah

 

Quand Beulah a eu fini sa blague, Hannah souriait. Cela a encouragé Beulah a en raconter d’autres. Qui parfois même ont réussi à faire rire Hannah.

Ces deux mères de pompiers, que rien ne prédestinait à se rencontrer, allaient devenir des amies pour la vie. Depuis ces événements, Hannah et Beulah se téléphonent toutes les semaines. Depuis 20 ans…

« J’ai rencontré Beulah et elle m’a pris sous son aile. Elle est incroyable, il n’y a personne comme Beulah; il n’y a qu’une seule Beulah, et elle est pleine d’amour. Elle connait tellement de blagues, Beulah.
Je lui ai dit un jour: « Jusqu’à ce que la mort nous sépare, on est coincées l’une avec l’autre par de la colle. »
On parle très souvent ensemble au téléphone, ce qui est génial. J’étais beaucoup plus joyeuse et extravertie avant la mort de Kevin. Il n’y a pas une minute de la journée où je ne pense pas:
« Maintenant il profiterait de ses enfants et de ses petits-enfants. »
Mais je n’oublierai jamais Gander. »

Hannah O’Rourke

 

B) George Vitale – Continental Airlines 23 (Dublin – Newark Airport, New York)

Enquêteur principal à la police de l’État de New York, George Vitale revenait d’un séjour en Irlande où il devait préparer l’encadrement sécuritaire pour une visite du gouverneur. Celle-ci ayant été annulée, on lui avait demandé de rentrer. Il était un passager du Vol 23 de Continental Airlines, le premier avion dérouté à avoir atterri à Gander à 14h23 le 11 septembre. Les passagers du Vol 23 ne furent autorisés à quitter l’avion que douze heures plus tard, vers deux heures du matin. Ils ne furent pas hébergés à Gander mais sont partis en bus 25 kilomètres plus loin vers Appleton, un beau petit village de 700 habitants sur les rives orientales de la rivière Gander. Quand ils sont arrivés au Centre Social d’Appelton, la première chose que beaucoup de passagers ont remarquée était l’odeur du café. Il y a toujours quelque chose de rassurant dans l’odeur d’un pot de café frais. La deuxième chose qu’ils ont remarquée, c’était la télévision. George Vitale savait maintenant que les Twin Towers avaient été détruites, et il était paralysé par les images. Au début, il pensait que c’était une sorte de simulation informatique. Alors que les gens se rassemblaient, tous horrifiés, beaucoup pleurant, il s’est rendu compte que c’était de vraies images de l’attaque. La télévision est restée allumée toute la nuit, scintillant comme une bougie au fond de la pièce.

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George Vitale (à gauche)
avec Derm Flynn, le maire d’Appleton, et Tom McKeon

Après avoir somnolé sur un matelas à même le sol, George Vitale a tenté de ne pas sombrer dans le marasme. Il a essayé de se tenir loin des images à la télévision, et le matin il a lacé ses chaussures de jogging. Courir était l’un de ses meilleurs débouchés. Il avait eu de la chance à cet égard, car plutôt que d’enregistrer ses bagages à l’aéroport de Dublin, il avait toutes ses affaires dans un bagage à main et les avait transportées à bord de l’avion. Par conséquent, il était l’un des rares passagers à avoir accès à des vêtements de rechange et à des effets personnels. George Vitale était ravi d’avoir changé de vêtements et de sous-vêtements, mais ce sont ses chaussures de course qui lui ont remonté le moral. Courir avait longtemps été une source de réconfort pour lui, un moment paisible loin du stress de son travail de policier de l’État de New York. Chaque jour avant le travail, il partait de son appartement de Brooklyn et courait le long de la voie navigable séparant ce quartier de Staten Island. Pendant la première moitié des années ‘90, lorsque le bureau du gouverneur était situé au World Trade Center, il finissait sa course, puis s’habillait et allait travailler dans la South Tower, où il supervisait la sécurité au siège du gouverneur à Manhattan.

Alors qu’il commençait sa course dans les rues vallonnées d’Appleton, il essaya d’imaginer à quoi ressemblerait son jogging quand il serait de retour à la maison. Il se demandait s’il aurait la force de courir vers un horizon de Manhattan sans ses tours. Avec un rythme lent et facile, il pensa aux deux derniers jours.

Dans l’avion, dès que le pilote leur a appris l’attentat, George Vitale s’est inquiété pour son meilleur ami d’enfance, Anthony DeRubbio, pompier à Brooklyn. Pratiquement toute la famille DeRubbio était composée de pompiers. Trois des frères d’AnthonyDominick, Robert et David — étaient au Fire Department of the City of New York (FDNY). Vitale pensait à Anthony. Ils avaient le même âge et avaient fréquenté les mêmes écoles. Leurs anniversaires étaient à seulement six jours d’intervalle. Vitale était né le 19 septembre. L’anniversaire d’Anthony était le 25 septembre. Quand ils étaient enfants, Vitale ne laissait jamais Anthony oublier qu’il était plus âgé. Était-il possible qu’Anthony soit mort?

Après avoir d’abord pensé seulement à Anthony, Vitale a commencé à s’interroger sur le frère aîné d’Anthony, Dominick, qui était chef de brigade au FDNY. Alors qu’il était encore dans l’avion, Vitale avait appris qu’un grand nombre des pompiers disparus faisaient partie de sa brigade. Dominick était probablement parmi eux. Était-il vivant ou mort? Quand Vitale est arrivé à Appleton et a réussi à joindre sa propre famille, ce fut l’une des premières questions qu’il posa.

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David DeRubbio
Mort à 38 ans au World Trade Center

«Comment va Anthony?» demanda Vitale à son frère, Dennis. «Il va bien», lui épondit Dennis sans enthousiasme. Vitale était ravi. «Et Dominick?» «Il va bien, a dit Dennis. Mais nous n’avons plus de nouvelles de DavidDavid DeRubbio était l’un des jeunes frères d’Anthony. Il était pompier au centre-ville de Brooklyn et faisit partie de la première vague de pompiers à atteindre les tours. Il avait 38 ans et était venu au service d’incendie tard dans sa vie, décidant de suivre le chemin de trois de ses frères. Cinquième de sept enfants, il n’avait travaillé que trois ans. Il avait une femme et une fille de 12 ans.

Vitale se sentait coupable de ne s’être inquiété que pour Anthony et Dominick, et de ne pas vraiment penser à David. Il se souvenait de David DeRubbio comme d’un enfant drôle et d’un bon père. David racontait toujours des blagues et il avait le genre de rire qui attire les gens. Vitale pouvait se rappeler à quel point David avait été excité quand il avait appris qu’il était accepté à l’académie de formation des pompiers. Pour David, être pompier était la pièce manquante de sa vie, et à part sa femme et sa fille, il n’y avait rien qu’il aimait plus.

Ce 12 septembre, en suivant la rivière, qui serpente à travers Appleton, Vitale voulut se vider l’esprit pendant quelques minutes de jogging. Il a monté le volume sur son Walkman et a écouté une bande-son du film Meet Joe Black. La musique, composée par Thomas Newman, était puissante, avec des pièces orchestrales envoûtantes, émotionnelles et d’inspiration classique. Cette musique avait une nature sombre, presque funèbre, donnant le ton à un film dont le personnage principal était une personnification de la mort.

Bien que ce soit la cassette qu’il avait apportée avec lui en Irlande, c’était une toile de fond appropriée pour le moment. Les notes sombres remplissaient les oreilles de Vitale et contrastaient fortement avec la beauté qui l’entourait: la voûte verte des arbres, le ciel bleu pâle, les maisons joliment peintes surplombant la rivière. Seul au milieu de nulle part, il se sentait inutile si loin de chez lui. Il devrait être à New York. Il voulait aider, faire son travail de policier, faire quelque chose de constructif comme essayer de retrouver David et les autres. Il a accéléré sa course et a encore essayé de se vider l’esprit. Tout ce qu’il voulait, c’était transpirer et laisser son corps prendre le dessus. Plus il courait vite, plus il s’éloignait temporairement de son chagrin.

Après plusieurs kilomètres, il est revenu au Centre Social d’Appelton. La télévision était toujours allumée, montrant des reportages et des images de la veille. Le Centre Social n’avait pas de douches. Voyant George Vitale dégoulinant après son jogging, deux bénévoles du Centre, Cindy et Reg Wheaton, ont emmené Vitale chez eux juste en bas de la rue. Ils lui ont dit de se servir de tout ce qu’il voulait dans leur réfrigérateur et d’utiliser le téléphone s’il voulait passer des appels ou de leur ordinateur pour envoyer des mails. Ils lui ont montré où se trouvait la télécommande de la télévision, lui ont remis un essuie de bain propre et sont partis. Il pouvait rester aussi longtemps qu’il le voulait, et ils lui ont dit que quand il aurait fini, il devrait laisser la porte ouverte en sortant. Vitale était sans voix quand ils sont partis. C’était un acte de générosité dont Vitale avait désespérément besoin à ce moment-là. Quelque chose pour remplacer la douleur qu’il ressentait. Un signe rassurant que le monde n’était pas aussi austère que la musique qui résonnait encore dans sa tête.

C) Renforcer les moyens de communication

Ces deux exemples montrent à quel point il était indispensable pour ces passagers bloqués, dans la crise que le monde traversait, de pouvoir communiquer avec leurs proches. Ce n’était pas une question de confort mais presque de santé mentale.

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Dans la rue, devant les bureaux de Newtel, les passagers
du monde entier rentrent chez eux... par téléphone.

Newtel, qui était le géant des télécommunications à Terre-Neuve à l’époque, a installé une cinquantaine de téléphones et quelques ordinateurs sur des tables à l’extérieur de leur siège social sur Airport Boulevard. Des bénévoles aidaient les passagers en leur fournissant les codes complexes nécessaires pour passer des appels téléphoniques à l’étranger. Des lignes téléphoniques supplémentaires ont aussi été installées par Newtel dans la plupart des écoles locales. N’oublions pas que nous étions avant l’ADSL: c’était encore l’époque de la connexion Internet commutée, c’est-à-dire que pour passer sur l’internet il fallait passer par un appel téléphonique. Un panneau disait: «Vous pouvez faire des appels sans frais pour vous, courtoisie de la compagnie de téléphone locale... Veuillez faire en sorte que vos appels soient aussi brefs que possible pour permettre aux autres d’utiliser le téléphone». Les responsables de Newtel ont gardé les tables ouvertes jour et nuit aussi longtemps que les passagers en avaient besoin.

Mais le souci de communication a été poussé plus loin encore à Gander… De nombreuses familles essayaient aussi de joindre leurs proches bloqués à Gander et environs. Au milieu de la nuit, les Opérations d’Urgence avaient mis en place des numéros sans frais pour que les familles puissent appeler, du monde entier, pour s’enquérir de leurs proches. Des membres de la Croix-Rouge répondaient au téléphone, notaient des messages qu’ils transmettaient aux passagers. Comment retrouvaient-ils ces passagers ? Grâce aux formulaires remplis à l’aéroport conservés dans les boîtes Timbit.

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Eithne Smith

Mais des initiatives personnelles ont aussi été les bienvenues. Pour son travail, Eithne Smith travaillait beaucoup avec des fax. Comme certains passagers avaient de la difficulté à joindre leurs proches par téléphone, elle s’est dit qu’elle pourrait aider avec l’envoi de Fax. À l’intérieur du bureau de la Lakewood Academy, la seule école de Glenwood, Smith rassemblait les messages des passagers et les envoyait via son fax dans le monde entier. Elle a envoyé tellement de fax ce mercredi 12 septembre que son index commençait à gonfler à force de frapper sur les touches…

En fin de journée, Eithne Smith a été interrompue par un appel téléphonique d’Australie. La femme au bout du fil essayait de joindre son fils, Peter. La Croix-Rouge lui avait dit qu’il avait été envoyé à Glenwood, mais Eithne Smith n’a pas pu trouver une trace de lui sur ses listes. La femme était désemparée. Elle s’était disputée avec son fils avant que son vol ne décolle et était bouleversée que leurs derniers mots échangés étaient emprunts de colère. Depuis les attaques contre les États-Unis, elle essayait frénétiquement de savoir où il était pour s’assurer qu’il était en sécurité.

Eithne Smith se mit à la recherche du jeune homme. Lorsqu’elle n’a pas pu le trouver, elle a laissé des notes autour de l’école où tous les passagers de Glenwood dormaient et sur les tableaux des classes pour lui demander de se présenter au bureau le plus tôt possible. Une heure plus tard, il est arrivé.

C’était un grand homme, grand et blond. Il ressemblait au surfeur australien classique. En le voyant tenir l’une des notes qu’elle avait affichées, Smith s’est approchée et lui a donné un baiser sur la joue:

« C’est ta mère. Elle veut que tu l’appelles. Elle dit qu’elle n’est pas fâchée »

Peter a commencé à sangloter de façon incontrôlable:

« J’avais peur de l’appeler. Je pensais qu’elle serait encore en colère »

Smith le prit par la main et le conduisit dans le bureau du directeur et lui dit d’appeler sa mère à cet instant précis.