Le tournage de Rebecca débute dans un climat singulier ce 8 septembre 1939. En effet, le 1er septembre 1939, l'Allemagne nazie envahit la Pologne. Deux jours plus tard, le 3 septembre 1939, le Royaume-Uni et la France déclarent la guerre à l'Allemagne, marquant ainsi l’entrée officielle des puissances européennes occidentales dans ce qui allait devenir la Deuxième Guerre mondiale.
Une « atmosphère de morosité et d’inquiétude « règne sur le plateau. Malgré ces préoccupations, l’équipe se met au travail avec diligence. Selznick a budgété 36 jours de tournage, mais dès les deux premières semaines un retard de 5 jours est accumulé. Le perfectionnisme du réalisateur et divers imprévus vont allonger la production bien au-delà du planning initial. Sur le plateau, Hitchcock cultive soigneusement le jeu de ses acteurs, en particulier Joan Fontaine. La jeune femme est encore peu aguerrie et souffre d’un cruel manque de confiance en elle. De plus, elle sent l’hostilité de Laurence Olivier, qui aurait préféré Vivien Leigh face à lui et le lui fait sentir par quelques piques et une froideur persistante. Hitchcock voit dans cette insécurité une occasion de coller parfaitement au personnage timide et mal à l’aise de la seconde Mrs de Winter. Il va jusqu’à conspirer pour amplifier le malaise de sa jeune actrice: d’un côté, il prend Fontaine sous son aile, la coachant longuement avant chaque scène pour canaliser son trac; de l’autre, il encourage en sous-main les autres membres de l’équipe à garder leurs distances avec elle. Hitchcock finit même par susurrer à Joan, en plein tournage, que «tout le monde la déteste sur le plateau». Choquée, la comédienne se renferme davantage – exactement l’effet recherché. Nous sommes 75 ans avant #MeToo. Mais son jeu n’en gagne que plus de véracité, sa nervosité réelle nourrissant la peur et la réserve de son personnage face à l’entourage hostile de Manderley. Cette manipulation cruelle porte ses fruits à l’écran : Fontaine apparaît authentiquement fragile, terrifiée par Mrs Danvers et les fantômes de Rebecca, ce qui lui vaudra une nomination aux Oscars pour ce rôle.
Laurence Olivier, de son côté, donne du fil à retordre au réalisateur. Habitué du théâtre, Olivier a tendance à adopter un jeu inégal au cinéma: tantôt il ralentit l’action pour accaparer l’attention sur lui, tantôt il débite ses répliques à toute vitesse. Ces fluctuations exaspèrent Hitchcock autant que Selznick. Le réalisateur doit recadrer diplomatiquement la grande vedette pour obtenir la sobriété cinématographique requise, sans froisser son ego. Hitchcock, d’un naturel flegmatique, gère avec patience ces caprices de star, tandis que Selznick fulmine plus ouvertement en coulisses. Malgré tout, Olivier finit par s’investir pleinement et livre une performance nuancée en Maxim de Winter, alternant mélancolie, emportements et vulnérabilité – un atout majeur du film salué par la critique.
Le duel à distance entre Hitchcock et Selznick continue pendant la production. Le réalisateur a une méthode bien à lui: il «monte son film à la caméra». Autrement dit, il planifie si précisément ses plans qu’il ne filme que le strict nécessaire, sans multiplier les angles ou les prises supplémentaires. Hitchcock estime qu’ainsi, il garde la main sur le montage final et gagne du temps. Mais Selznick voit rouge: pour lui, ne pas tourner de plans alternatifs est inconcevable, car cela limite ses options au montage. Le producteur adresse des notes cinglantes à Hitchcock, lui martelant que cette habitude est «le principal défaut qu’il doit absolument corriger» dans sa façon de filmer. Hitchcock, têtu, campe sur ses positions artistiques. Cette querelle technique vaudra à Hitchcock quelques humiliations, Selznick n’hésitant pas à faire refaire certaines scènes en son absence lorsque le résultat ne lui convient pas, ou à décréter des séances de retakes coûteuses en fin de tournage.
Selznick, bien qu’occupé par d’autres projets, garde un œil vigilant sur Rebecca. Il place même deux «espions» sur le plateau chargés de lui rapporter le moindre écart ou retard. Lorsque Hitchcock découvre cette surveillance, sa réaction est féroce: furieux d’être ainsi épié, il s’arrange pour rendre la vie impossible aux deux informateurs pendant toute la production. De petites brimades en sarcasmes, il leur fait payer cher leur allégeance au producteur. C’est de bonne guerre, mais l’incident illustre la guerre froide qui se joue en coulisses entre l’artiste et le financier.
Malgré ces tensions, l’équipe technique accomplit un travail remarquable pour donner vie à Manderley, le majestueux manoir des de Winter. Les décors sont construits sur le terrain même des studios Selznick à Culver City. Astuce amusante: les plateaux d’Autant en emporte le vent étant encore dressés, le chef décorateur Lyle Wheeler réutilise dès qu’il le peut les structures existantes. Sitôt un décor de Scarlett O’Hara démonté, on érige à sa place un élément de Manderley. Au total, 40 décors sont créés pour Rebecca, dont 25 intérieurs du manoir (le grand hall, les chambres, l’escalier monumental, etc.), mais aussi le cottage de la plage, le tribunal de l’enquête et d’autres lieux clés.
Selznick et Hitchcock s’accordent sur un point : Manderley doit être un personnage à part entière du film. Hitchcock a une vision précise de la demeure: il collecte des photographies de véritables manoirs anglais pour s’en inspirer, mais Selznick rejette celles qui ne correspondent pas à l’imaginaire du roman. Wheeler finit par concevoir un manoir idéal, quintessence de l’esthétique gothique: vastes pièces à la décoration lourde, portes démesurément hautes, fenêtres à petits carreaux projetant des ombres inquiétantes, longs couloirs propices aux apparitions furtives de Mrs Danvers…
Le décor final est si réussi qu’il influencera plus tard Hitchcock pour la célèbre maison de son film Psycho (Psychose - 1960) (dont l’allure sinistre est un héritage direct de Manderley). Pour les extérieurs de Manderley, Hitchcock et le responsable des effets visuels Jack Cosgrove recourent à des maquettes sophistiquées. Concrètement, deux modèles à échelle réduite du manoir sont construits en studio: une première maquette très détaillée, presque grandeur nature, occupe tout un plateau et sert pour les plans rapprochés (avec éclairages simulés aux fenêtres et l’incendie final filmé en miniature); une seconde maquette, plus petite mais entourée d’une forêt miniature et d’une allée sinueuse, est utilisée pour les vues d’ensemble, notamment la célèbre séquence d’ouverture où la caméra « remonte l’allée vers Manderley « dans un brouillard onirique. Selznick se montre d’abord sceptique face à ces maquettes – il craint qu’elles n’aient l’air factices à l’écran. Mais Hitchcock, passé maître dans l’art de mêler maquettes et vrais décors, le rassure. Au final, le subterfuge est indétectable pour le spectateur de 1940, qui croit voir un authentique manoir lugubre perdu dans la brume côtière. Ce travail d’illusion visuelle contribue beaucoup à l’atmosphère du film.
Le tournage connaît son lot d’imprévus cocasses ou fâcheux. Une séquence d’extérieurs est réalisée dans la campagne californienne pour représenter les bois entourant Manderley. Joan Fontaine et Laurence Olivier n’ayant pas pu se déplacer, des doublures sont filmées de loin se promenant dans les fougères. Hélas, la région était infestée de sumac vénéneux: presque toute l’équipe devra subir trois jours d’hospitalisation! Ce contretemps inattendu s’ajoute aux retards. Peu après, Joan Fontaine contracte une grippe qui la cloue au lit pendant trois jours, paralysant le planning serré. À peine remise, c’est un mouvement de grève sauvage d’un syndicat technique qui interrompt le tournage pour trois jours supplémentaires. Selznick fulmine devant ces délais et dépassements de budget, lui qui avait menacé de «virer tout chef de département incapable de tenir un budget raisonnable». Le budget initial d’environ 950.000 $ explose et dépassera finalement 1,2 million de dollars, un investissement toutefois proportionné aux ambitions du film.
Après deux mois de tournage effectif (63 jours au total, soit presque le double de ce qui était prévu), la photographie principale s’achève dans la douleur mais aussi dans un climat d’euphorie : l’équipe sent confusément qu’elle a accompli quelque chose de spécial. Les dernières scènes tournées sont celles de l’incendie de Manderley : Hitchcock tient à un plan final mémorable, où l’on voit la chambre de Rebecca ravagée par les flammes et son précieux monogramme “R” se consumer lentement sur le coussin de son lit. Ce “R” en feu sera la touche finale du film, une image forte qui restera gravée dans la mémoire des spectateurs. Selznick, omniprésent sur le plateau dans ces derniers jours, s’assure que l’effet soit parfaitement exécuté.
Cependant, le travail de Selznick n’est pas terminé. En post-production, le producteur reprend les rênes: il s’enferme en salle de montage, peaufine le film plan par plan, et n’hésite pas à modifier ce qui ne lui convient pas. Il supervise des enregistrements additionnels de dialogues pour améliorer certaines répliques de George Sanders, Florence Bates et même Joan Fontaine. Il ordonne aussi quelques reshoots (scènes retournées) après avoir visionné un premier montage, afin de clarifier tel point de l’intrigue ou d’intensifier telle émotion. Hitchcock, déjà engagé sur son film suivant (Correspondant 17), laisse faire – probablement soulagé d’échapper à l’omniprésence de Selznick. Au final, Selznick fait également appel au compositeur Franz Waxman pour ajouter une partition musicale très présente (certains diront envahissante), accentuant le lyrisme et le suspense du film.
Hitchcock est particulièrement fier de certaines «touches hitchcockiennes» bien présentes – ainsi la manière fantomatique dont Mrs Danvers apparaît sans bruit dans le champ, ou quelques traits d’ironie grinçante épars dans le scénario.
Hitchcock pressent que ce film appartient autant à Selznick qu’à lui. On pourrait presque lire au générique « David O. Selznick’s Rebecca «, tant le producteur a marqué de son empreinte chaque étape du processus. L’expérience éprouvante du tournage a cependant porté ses fruits: Rebecca est fin prêt à hanter les écrans, fort d’une atmosphère envoûtante et de performances d’acteurs intenses. Reste à découvrir comment le public et la critique vont accueillir ce qui s’annonce déjà comme un grand mélodrame gothique.

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