1.A) Une vraie fatalité

Jamaica Inn était sorti en Janvier 1936. Daphné vivait enfin son premier triomphe littéraire. Mais, un soir de mars 1936, son mari Tommy est rentré avec une expression étrange sur le visage, et elle a deviné ce qu’il s’apprêtait à lui annoncer. Depuis trois ans, elle n’a jamais cessé de jouer à être une épouse de militaire, sans vraiment s’investir dans ce rôle. Mais à présent, le régiment de Tommy était envoyé en Égypte pour une durée indéterminée, et il en prenait le commandement. C’est l’époque où l’Empire britannique maintenait une présence militaire à Alexandrie. Le devoir de Daphné était de suivre son mari…

Comment pourrait-elle survivre dans cette ville poussiéreuse et méprisée qu’est Alexandrie, sous cette chaleur accablante, au milieu de ces gens mortellement ennuyeux, lors de ces interminables dîners d’expatriés où les autres convives la dévisagent comme une bête curieuse, où elle peut lire sur leurs lèvres: «Madame Browning, c’est l’écrivaine Daphné du Maurier, vous ne saviez pas?» Ils doivent la croire très timide, car elle garde toujours ses distances.

Leur maison égyptienne est agréable et elle donne sur la plage de Ramleh, où sa fille Tessa aime gambader avec sa nounou Margaret. Tommy, lui, est absent toute la journée avec ses troupes dans le désert. Elle tente de se réfugier dans l’écriture et après la biographie sur son père, Daphné tente d’écrire une biographie familiale, mais elle manque d’énergie et d’inspiration. Pourquoi donc a-t-elle commencé ce livre? Elle aurait dû attendre qu’une idée de roman vienne à elle. Depuis sa fenêtre, elle regarde la mer lisse et s’apitoie sur son sort. Son seul plaisir, c’est la nage. Autrefois, écrire était si facile…

Elle n’avait rencontré aucune difficulté à écrire la biographie de son père, car il s’agissait simplement d’évoquer un homme qu’elle avait connu intimement toute sa vie; elle savait comment mettre en lumière ses vertus, ses défauts, ses obsessions. La tâche que lui impose ce nouveau livre est bien plus ardue: elle ne sait presque rien de ses ancêtres, sinon ce qu’on peut deviner à travers leurs lettres. Elle doit leur insuffler la vie, mettre de la chair et du sang sur des dates et des lieux, les traiter comme des personnages de roman. Mais ce n’est pas un roman, se rappelle-t-elle, en suant dans une chambre étouffante, volets clos, durant ces lentes heures d’après-midi brûlantes.

Elle commence son récit en 1810, à Londres, avec la petite Ellen, qui épousera plus tard Louis-Mathurin Busson du Maurier… En septembre 1936, Daphné parvient enfin à terminer le livre, mais sans en être fière. Environ 100.000 mots de faits, écrit-elle à son éditeur, en lui envoyant le tapuscrit par des amis qui rentrent à Londres (ces veinards !). «J’ai presque l’impression d’avoir accompli un tour de force en l’écrivant sous un été égyptien.» Elle soupçonne ses dialogues d’être artificiels, forcés, ses personnages de manquer de vie et d’humanité. Comme la liberté du roman lui a manqué, tout au long de ces pages…

Mais, à ce moment, Margaret, la nounou, est alarmée par la pâleur et la perte de poids de Mme Browning. Elle remarque que sa patronne mange de moins en moins, qu’elle passe ses journées enfermée dans sa chambre, allongée sur son lit avec un linge humide et frais sur le front. Même son humour pince-sans-rire semble s’être émoussé. Tessa, qui approche de ses trois ans, devient chaque jour plus vive, malgré la chaleur écrasante. C’est une petite fille drôle et sociable, mais son énergie épuise sa mère.

Un matin, Margaret est si inquiète de l’état de santé de Mme Browning qu’elle appelle le médecin.

Daphné attend un enfant. En entendant ces mots, cette femme forte qu’est Daphné, bouleversée, éclate en sanglots. Mais après le choc initial, elle retrouve un peu d’espoir: elle sait qu’elle pourra enfin rentrer en Angleterre, ne serait-ce que pour accoucher, au printemps 1937. Son pays lui manque, tout comme sa mère, ses sœurs, et sa fidèle Tod, avec qui elle est restée en contact depuis 1922, ainsi que Foy Quiller-Couch. Près d’un an sans tous ces êtres: c’est long.

Le 11 décembre 1936, Daphné écoute attentivement le discours d’abdication d’Édouard VIII, qui annonce depuis le château de Windsor qu’il renonce à la couronne pour épouser la femme qu’il aime, la divorcée Wallis Simpson. Comme elle aurait aimé entendre ce discours en compagnie de Mo, Angela et Jeanne, partager avec elles ce moment historique.

En attendant, elle reçoit enfin une lettre de son éditeur. Le verdict de Victor est positif: sa biographie familiale The Du Mauriers est, selon lui, extrêmement bien écrite et intéressante; il y croit. Daphné est rassurée, mais elle se sent déjà détachée du livre.

Daphné quitte enfin l’Égypte le 16 janvier 1937, à bord de l’Otranto, avec sa fille et Margaret. Dès qu’elle respire l’air marin de sa Cornouailles, elle se sent revivre. Sa mère et ses sœurs vivent désormais à Ferryside, et elle est folle de joie de les retrouver. Elle devra retourner à Alexandrie après la naissance car elle ne peut pas abandonner Tommy, qui y restera encore longtemps.

Mais pour l’instant, elle peut savourer quelques mois en Angleterre, et elle est bien décidée à en profiter. Elle passe plusieurs semaines à Fowey, suivant de loin la parution de The Du Mauriers. Les critiques sont globalement favorables — The Observer parle de la « qualité purement divertissante « du livre — mais les ventes sont timides. Daphné s’y attendait et n’est pas troublée par ce demi-échec.

Alors, un nouveau roman?

Oui, elle a une vague idée… quelque chose de sombre, de macabre, mais il est encore trop tôt pour en parler.