2.A) Pourquoi un tel succès?

Le succès de Rebecca tient à une alchimie particulière. Le livre mêle suspense psychologique, mystère gothique et drame romantique avec une maîtrise remarquable. Le public est envoûté par l’histoire de cette jeune mariée introvertie aux prises avec le souvenir tentaculaire de la défunte Rebecca, première femme de Maxim de Winter, dans le décor somptueux mais oppressant du manoir de Manderley. Le bouche-à-oreille est excellent : nombreux sont les lecteurs happés par l’atmosphère onirique du roman, qui recommandent Rebecca à leurs proches. Très vite, le nom de “Manderley” devient aussi célèbre que celui de Jane Eyre ou Catherine Earnshaw dans la galerie des grandes héroïnes et demeures hantées de la littérature anglaise. Daphné du Maurier se voit couronnée du titre officieux de “maîtresse du suspense” de sa génération, bien qu’elle-même se défende d’écrire uniquement des romances – Rebecca, avec sa noirceur latente et ses ressorts à la Jane Eyre, la rapproche davantage du roman gothique modernisé.

2.B) Rebecca: le roman qui l’a révélée au public… et à elle-même.

2.B.1) Autrice acclamée aux quatre coins du monde

Pour Daphné du Maurier, le raz-de-marée Rebecca change la donne.

Jusqu’à Rebecca, Daphné du Maurier est une autrice prometteuse, publiée, lue, mais pas encore pleinement installée dans le paysage littéraire. Elle est parfois perçue comme «la fille de Gerald du Maurier», ou une autrice de romans d’atmosphère maritime.

Le roman fait d’elle une femme de lettres prospère et indépendante. Les droits d’auteur, considérables, lui offrent une sécurité financière qu’elle n’avait encore jamais connue: du jour au lendemain, ses revenus dépassent largement ceux de son mari officier. Boy Browning, pragmatique, accueille la nouvelle avec fierté et soulagement – d’autant plus que l’horizon européen commence à s’assombrir en cette année 1938, avec la menace de guerre mondiale qui se profile.

Grâce à Rebecca, Daphné peut désormais se permettre tous les projets, y compris celui de revenir vivre sur ses terres bien-aimées de Cornouailles. En privé, elle savoure cette réussite extraordinaire : la jeune femme introvertie et rêveuse de Cannon Hall est devenue une écrivaine acclamée aux quatre coins du monde.

Mais…

2.B.2) Une introspection masquée par la fiction

N’oublions jamais que Rebecca est aussi le roman dans lequel elle dit ce qu’elle n’avait jamais dit. En écrivant ce roman, elle se découvre capable de plonger dans ses abîmes, de les raconter, et de les transformer en fiction magistrale.

Rebecca, à première vue, est un roman de suspense gothique: une jeune épouse timide arrive à Manderley, où l’ombre de la première femme de son mari plane toujours. Mais derrière cette façade narrative se joue un drame intérieur, intime, douloureux — celui de Daphné elle-même, aux prises avec des sentiments qu’elle n’osait ni avouer ni comprendre totalement à l’époque.

En réalité, elle y explore :

  • sa propre insécurité dans le mariage
  • on sentiment d’illégitimité en tant qu’épouse (et femme dans le monde)
  • son obsession pour Jan Ricardo, ex-fiancée de son mari Boy Browning
  • sa peur de ne jamais égaler « celle d’avant »

La narratrice de Rebecca, anonyme, sans prénom, sans place dans la maison, est le double fictionnel de Daphné au moment où elle découvre la correspondance entre son mari et Jan Ricardo. L’élégant «R» majuscule de la signature de Jan devient dans le roman le motif visuel obsédant de l’ancienne épouse, omniprésente malgré la mort.

2.B.3) Une œuvre pour dire ce qu’on ne peut pas dire

À travers cette narratrice anonyme, Daphné du Maurier met en scène une peur intime…

Et si je n’étais qu’un rôle de remplacement ? Une seconde ? Une pâle copie ?

Ce sentiment est d’autant plus fort que Daphné n’a jamais incarné le modèle féminin attendu de l’époque. Elle était une femme androgyne réservée qui fuyait les réceptions mondaines et se méfiait des démonstrations d’affection. En fait, elle vivait avec intensité une vie intérieure marquée par des désirs ambigus (notamment envers certaines femmes, comme Mlle Yvon ou Gertrude Lawrence).

La confrontation avec la figure brillante, mondaine, supposément parfaite de Jan Ricardo réactive ces tensions profondes. Et c’est Rebecca qui les recueille, les cristallise… et les met en scène dans un huis clos psychologique, sous forme de conte noir.

Daphné ne parlera jamais explicitement de jalousie envers Jan Ricardo. Elle ne confiera pas à son mari ses soupçons. Elle n’écrira pas dans ses journaux des pages entières sur cette rivale imaginaire.

Mais elle écrira Rebecca.

2.B.4) Le roman comme miroir intérieur

Ce roman dit tout ce qu’elle enfuit à l’intérieur d’elle-même et tait: la peur d’être remplacée, le pouvoir d’une femme absente, la fascination pour celle qui s’impose en silence, la fragilité de celle qui arrive «après».

La force de Rebecca, c’est que Daphné y trouve une langue pour ses non-dits. Elle ne fait pas une confession. Elle ne règle pas ses comptes. Elle invente une histoire — mais dans cette histoire, elle se lit, elle se regarde, elle se reconnaît.

Elle écrit à la première personne… sans jamais nommer sa narratrice.

Elle donne à l’héroïne une voix… mais pas de nom.

Elle fait de Rebecca une morte… plus vivante que toutes les autres.

C’est une œuvre de mise à nu voilée, de dévoilement paradoxal: en se cachant derrière la fiction, elle se raconte mieux que jamais.