Le 3 août 1938, Rebecca paraît en librairie au Royaume-Uni. C’est un véritable ouragan. L’ouragan Rebecca, qui balaie tout sur son passage. En un mois, le roman s’écoule à 40.000 exemplaires. L’éditeur commande aussitôt une réimpression. Et ce n’est qu’un début. Tout le monde ne parle plus que d’un nom: Daphné du Maurier. Qui est donc cette femme de seulement 31 ans? Pour la première fois, Victor la pousse: elle doit accepter de se montrer, donner des interviews, participer à des événements, passer à la radio. Daphné y est farouchement opposée. Mais Victor insiste. À contrecœur, elle cède.
La première interview a lieu chez elle, à Greyfriars, avec Tom Driberg, un journaliste du Daily Express, trentenaire en pleine ascension. Avec son humour coutumier, Daphné lui confie qu’elle déteste Londres, adore le jardinage, se désintéresse totalement de la cuisine, boit très peu, n’a aucun goût pour la mode, raffole de sa vie paisible à la campagne, et hait prendre la parole en public. Que lit-elle? Rien de bien moderne: les sœurs Brontë, Anthony Trollope, les poèmes de William Somerville. Sa journée de travail? De 10h à 13h, puis de 15h à 17h, tous les jours sauf le dimanche.
Au cours de l’entretien, le journaliste se tourne vers le colonel Browning, son mari, présent sur place, et lui demande s’il a jamais connu une certaine «Rebecca». Réponse laconique: non.
Quand l’article paraît, Daphné est décrite comme une «romancière à succès, épouse d’un colonel et fille d’un acteur». Plus loin, Driberg ne peut s’empêcher d’ajouter une remarque franchement misogyne: «Dans son salon agréablement conventionnel, Daphné du Maurier a plutôt l’allure d’une gentille petite épouse de sous-lieutenant que de celle d’un colonel.»
Fin août 1938, la célèbre librairie Foyles, à Charing Cross Road, l’invite à un déjeuner littéraire organisé par Christina Foyle. Deux autres romancières moins connues seront également présentes. Son éditeur doit littéralement la traîner jusqu’à l’événement. Daphné avait prévenu Victor: elle ne dira pas un mot. Elle n’a rien à dire, et tous ces regards posés sur elle, toutes ces mains à serrer, ces livres à signer… c’est un supplice. Plus tard, furieuse, elle écrit à Foy: «Les écrivains devraient être lus, mais ni vus ni entendus.»
Elle n’a aucune envie d’entrer dans des cercles littéraires ou de rencontrer d’autres auteurs. Tout ça pour vendre quelques livres de plus? Quelle perte de temps. Victor encaisse sans broncher. Et heureusement, le succès de Rebecca est suffisamment spectaculaire pour tout compenser. Avant même la sortie de l’édition américaine, en septembre 1938 chez Doubleday, le roman s’est vendu à 100.000 exemplaires au Royaume-Uni. Et tout laisse penser que le succès transatlantique sera du même ordre. Les demandes de traduction affluent. Les droits français sont acquis par Albin Michel.
Le public britannique tombe sous le charme du visage harmonieux de Daphné, de ses yeux bleu intense, de son élégance. Elle passe à la radio, sur la BBC: sa voix douce mais assurée, profondément féminine, semble faite pour les ondes. Les projecteurs sont braqués sur elle, comme Victor l’avait prédit. Et plus elle fuit les médias, plus journalistes et lecteurs s’acharnent à vouloir percer le mystère. Plus elle se cache, plus on la cherche.
À la fin de l’année, Victor a eu raison sur toute la ligne: l’édition américaine atteint les 200.000 exemplaires. Nelson Doubleday est aux anges. Daphné, elle, a du mal à croire ces chiffres, mais les chèques de droits d’auteur qui affluent la convainquent: c’est l’indépendance dont elle rêvait adolescente.
Mais l’autre face du succès, c’est la critique. Et elle peut se montrer cruelle. The Times ironise : «Il n’y a rien dans ce livre qui dépasse la bluette.» Le Christian Science Monitor juge le roman «morbide» et prédit que son autrice sera «oubliée aussi vite qu’elle est apparue». Le Canadian Forum, de son côté, déplore la «médiocrité» du récit et trouve l’héroïne «incroyablement inepte». Ces attaques, elle les vit comme autant de coups de poignard. Alors elle apprend à se cuirasser, à se protéger. Elle pense à Kicky (son père), qui, dans les moments difficiles, murmurait à ses enfants: «À quoi bon?»
Heureusement, les bonnes critiques ne manquent pas. Le New York Times Book Review salue «le talent de Daphné du Maurier à tisser une histoire émaillée de vérités scintillantes». Le New York Herald Tribune est dithyrambique: «Intense, éblouissant… une héroïne crédible et attachante.» Le Saturday Review parle d’un «récit émouvant et touchant». Et le roman continue de se vendre. Et de se vendre.
En France, où le roman est aussi un très grand succès, la presse souligne l’universalité de cette intrigue basée sur la jalousie et les non-dits du mariage – des thèmes qui trouvent un écho chez les lecteurs de l’entre-deux-guerres.
Le roman va rester des mois durant sur les listes de best-sellers. Il est même élu «meilleur roman de l’année 1938» par l’American Booksellers Association, remportant le National Book Award aux États-Unis. Daphné du Maurier, à 31 ans, accède soudain à une renommée mondiale.

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