Au milieu des années 1930, Daphné du Maurier est une jeune femme active qui jongle entre sa vie de famille et sa carrière littéraire naissante. Son mari Boy Browning, militaire de carrière, est souvent occupé par ses obligations dans l’armée, et Daphné doit régulièrement s’occuper seule de leur fille Tessa – sans compter qu’elle continue d’écrire assidûment. Si le couple a d’abord vécu un temps aux Cornouailles après le mariage, Browning est bientôt posté ailleurs. En 1936, il est assigné à Frimley, dans la campagne du Surrey, ce qui oblige Daphné à s’éloigner de sa chère côte sauvage le temps d’une parenthèse un peu plus rurale et domestique. Qu’à cela ne tienne: même loin de Fowey, l’inspiration née de la Cornouailles continue de nourrir son imagination.
C’est ainsi que cette même année 1936, Daphné publie Jamaica Inn (L’Auberge de la Jamaïque), un roman d’aventures à l’ambiance gothique se déroulant en Cornouailles au début du XIXe siècle.
1.A) La rencontre fondatrice de Jamaica Inn
Le roman Jamaica Inn est né d’une rencontre fortuite entre l’auteure et un lieu chargé d’histoire. Six ans auparavant, en 1930, la jeune Daphné du Maurier, alors en excursion équestre sur la lande sauvage et souvent brumeuse de Bodmin Moor en Cornouailles avec son amie Foy Quiller-Couch, fait étape à l’auberge Jamaica Inn. La légende veut qu’elles se soient perdues en pleine tempête dans la lande. Trempées et transies, les deux jeunes femmes avaient trouvé refuge dans une masure en ruine avant d’être secourues et reconduites en pleine nuit jusqu’à la véritable auberge de Jamaica Inn, une taverne historique perdue sur la lande.
Sur place, Daphné avait écouté avec fascination le récit du vicaire d’Altarnun, un pasteur du coin, qui lui conta les anciennes activités de contrebandiers et naufrageurs liées à cette auberge isolée. Ces histoires de criminels faisant s’échouer les navires pour piller les cargaisons enfiévrèrent l’imagination de la romancière. Outre ce récit, Du Maurier avait immédiatement été frappée par l’atmosphère austère du lieu, un bâtiment de granit battu par les vents, cerné de collines arides. «Il y avait là une histoire à saisir, peuplée de gens de la lande en étrange harmonie avec leur décor» confiera-t-elle plus tard.
De retour chez elle, elle broda autour de ces éléments réels une intrigue romanesque palpitante : celle de Mary Yellan, une jeune femme propulsée dans un repaire de trafiquants sans foi ni loi, confrontée au sinistre aubergiste Joss Merlyn et aux mystères qui rôdent autour de Jamaica Inn. Au moment de l’écriture proprement dite, l’auteure retournera sur place pour s’imprégner des détails. Le résultat est un roman à l’ambiance puissante, directement né de cette « aventure déclencheuse « sur la lande cornouaillaise.
1.B) Son premier triomphe
Jamaica Inn se déroule au début du XIXe siècle, vers 1815, dans les paysages sauvages des Cornouailles. L’histoire suit Mary Yellan, une jeune femme de 23 ans déterminée et courageuse. Devenue orpheline après la mort de sa mère, Mary tient la promesse faite à celle-ci de rejoindre sa seule parente restante – sa tante Patience – qui vit à l’auberge isolée de Jamaica Inn, tenue par son mari Joss Merlyn. Dès son arrivée, Mary découvre une situation inquiétante. L’auberge est lugubre, mal famée, évitée par les habitants du coin qui murmurent sur son compte. Joss Merlyn, l’oncle par alliance de Mary, est un colosse brutal et alcoolique. Sous son joug, Tante Patience n’est plus que l’ombre tremblante de la femme enjouée que Mary avait connue enfant. Mary comprend vite que Joss est à la tête d’un trafic illégal: la nuit, l’auberge sert de repaire à des contrebandiers, et plus terrible encore, de base à une bande de naufrageurs – des criminels qui provoquent le naufrage de navires sur les côtes afin de piller les cargaisons, n’hésitant pas à massacrer les rescapés. Révoltée mais soucieuse de protéger sa tante, Mary se retrouve piégée dans cet environnement dangereux, cherchant des alliés pour faire éclater la vérité.
Au fil du récit, Mary s’enfonce dans le secret de l’auberge. Elle surprend des conversations, découvre des indices sur les opérations de contrebande et finit par être le témoin horrifié d’une nuit de naufrage orchestré par Joss et ses hommes sur la côte – une scène d’épouvante où Du Maurier dépeint l’avidité humaine dans toute sa cruauté. Mary tente de dénoncer ces crimes avec l’aide du bienveillant Squire Bassat, le magistrat local, mais se heurte à la difficulté de prouver quoi que ce soit.
La tension narrative culmine lorsque Mary découvre l’identité inattendue du véritable chef des naufrageurs, un coup de théâtre final qui éclaire d’un jour nouveau tout ce qu’elle a vécu.
Ce retournement dramatique – que nous tairons ici pour ne pas déflorer l’intrigue – confère à Jamaica Inn sa dimension de mystère policier en plus de l’aventure. Finalement, dans le chaos et la violence, Mary devra faire preuve d’une grande force d’âme pour survivre et choisir son avenir, libre de toute entrave. Le roman se conclut sur une note d’espoir teintée de réalisme, Mary prenant la route aux côtés de celui en qui elle a décidé de placer sa confiance, tournée vers un nouveau départ après les épreuves.
À sa parution en 1936, Jamaica Inn rencontre un succès immédiat tant auprès du public que des critiques grand public. Le roman se vend à un rythme soutenu. En seulement trois mois, il s’écoule davantage d’exemplaires que les trois premiers romans de Du Maurier réunis – Jamaica Inn devient ainsi son premier best-seller. La presse accueille l’ouvrage comme un divertissement de qualité: on le décrit alors comme « diablement bon» et « d’une excitante concoction» selon quelques critiques de l’époque. Loin des analyses savantes, on célèbre surtout le page-turner efficace qu’il constitue, avec son cocktail de mystère, de frissons et d’action. Le grand public, lui, est au rendez-vous: séduit par l’atmosphère envoûtante des landes cornouaillaises et l’intrigue haletante, il fait de Jamaica Inn un des romans populaires de l’année 1936.
Il est vrai que Du Maurier était déjà un nom établi (ses précédents romans avaient un succès d’estime), mais Jamaica Inn la propulse dans une nouvelle catégorie. Ce succès de librairie attire même l’attention de l’industrie du cinéma britannique, ouvrant la voie à une adaptation par Alfred Hitchcock dès 1939 – preuve de l’engouement suscité.

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