2.A) Le style Daphné du Maurier

Si Jamaica Inn captive autant, c’est en grande partie grâce à son ambiance magistralement rendue. Du Maurier excelle à planter le décor gothique d’une auberge esseulée au milieu d’une lande inhospitalière. L’auberge, «sinistre et grise dans le crépuscule approchant… telle une maison des morts», semble receler des horreurs muettes derrière ses murs épais. La lande de Bodmin Moor qui l’entoure est presque un personnage à part entière: un désert de bruyères noires et de rocaille où mugissent des vents sauvages. La nature y est hostile, le ciel bas et pluvieux, et “la pluie cinglante et impitoyable, le vent comme un chœur venu d’outre-tombe” semblent ligués contre les humains imprudents qui osent y vivre. Cette atmosphère oppressante de tempête et de nuit, typique du roman gothique, imbibe chaque page et engendre un sentiment d’appréhension constant.

Du Maurier utilise ces éléments pour développer plusieurs motifs littéraires marquants. D’abord, le motif de l’isolement: Jamaica Inn est coupée du monde, tout comme Mary se retrouve isolée face aux complots criminels. L’opposition entre l’innocence et la corruption est centrale – Mary, figure d’intégrité, confrontée aux activités immorales de Joss et sa bande. Le roman explore aussi la condition féminine à travers le contraste entre Mary et sa tante. Mary incarne la révolte, l’indépendance et la volonté d’agir, là où Patience symbolise la femme victime, soumise par amour ou par peur à la domination masculine. Cette dualité traduit en filigrane une critique du sort réservé aux femmes sans ressources dans la société du XIXe siècle (et, en écho, du XXe siècle de Du Maurier).

Un autre motif récurrent est celui de la duplicité et du secret: presque chaque personnage cache un double-jeu ou une part d’ombre. L’auberge elle-même a une double vie – respectable relais de poste le jour, repaire de brigands la nuit. La notion de confiance et de trahison en découle naturellement, laissant Mary (et le lecteur) sans cesse sur le qui-vive. Enfin, Jamaica Inn s’inscrit dans la tradition du roman d’aventures et de suspense: cavalcades nocturnes, caches de contrebande, courses-poursuites à travers la lande, sans oublier une touche de romance sombre. Tous ces ingrédients font de l’œuvre un mélange savoureux de thriller gothique et de fresque d’aventures historiques.

2.B) Échos à la vie personnelle de Du Maurier

Comme souvent chez Daphné du Maurier, Jamaica Inn entretient des résonances avec la vie de son auteure, tant dans les lieux décrits que dans les thèmes sous-jacents ou l’état d’esprit qui transpire du texte. Du Maurier était profondément attachée à la Cornouailles – une région qu’elle avait découverte enfant et où elle vécut une grande partie de sa vie. Elle aimait ses côtes déchiquetées, ses petits ports et surtout ses landes mystiques. Comme nous l’avons vu, dès son premier roman (The Loving Spirit), elle avait puisé son inspiration dans les paysages et le folklore cornouaillais. Jamaica Inn marque son retour à ces terres de prédilection après un détour par d’autres décors dans ses œuvres précédentes.

On sent à chaque page son amour pour la lande mêlé de crainte respectueuse: elle décrit la lande sauvage Bodmin Moor avec une précision presque sensuelle, qu’il s’agisse de la rudesse du granit ou de l’odeur âcre des tourbières. Cet attachement personnel donne au cadre du roman une authenticité et une intensité particulières – Du Maurier connaissait le sol qu’elle fait arpenter à Mary, elle avait foulé ces collines balayées par le vent, y ayant elle-même vécu cette expérience fondatrice de 1930. L’auberge de Jamaica Inn était bien réelle pour elle avant d’être fictionnelle, et l’on devine que chaque pierre et recoin de l’édifice a pu marquer son imagination.

Sur le plan thématique, Jamaica Inn reflète aussi certains états d’âme de l’auteure à l’époque de sa rédaction. En 1936, Du Maurier a 29 ans. Mariée depuis quatre ans au major Frederick “Tommy” Browning et jeune mère d’une petite fille, elle traverse une période de transition personnelle. Si son mariage est heureux, il n’est pas sans nuages: Tommy, héros de guerre charmant mais traumatisé par le conflit de 14-18, souffre de cauchemars et de tendances dépressives que Daphné peine à comprendre. Par ailleurs, en tant qu’épouse d’un officier britannique, la jeune femme se heurte aux conventions strictes de la haute société militaire. Elle, l’esprit libre qui aime écrire en pantalon et courir les falaises, doit jouer les hôtesses policées et les épouses modèles – un rôle qui l’étouffe quelque peu.

Cette frustration face aux attentes sociales transparaît en filigrane dans Jamaica Inn. En effet, Mary Yellan est un personnage féminin qui refuse précisément de se plier aux rôles assignés: elle déteste l’idée de devenir soumise et peureuse comme sa tante Patience, et préfère braver les interdits pour reprendre son destin en main. On peut y voir le reflet du propre désir de Du Maurier d’échapper aux carcans de la vie mondaine et domestique.

Mary est indépendante, franche, parfois imprudente – des traits que l’auteure, garçon manqué autoproclamé dans sa jeunesse, valorisait et partageait sûrement. Le noeud de l’intrigue – une femme isolée, confrontée à des hommes dangereux, qui doit faire preuve de courage et d’ingéniosité pour s’en sortir – peut se lire symboliquement comme l’expression des peurs et fantasmes de Du Maurier. La violence latente de Joss Merlyn et l’impuissance de Patience incarnent une angoisse sourde de l’auteure: celle du piège d’un mariage toxique, de la perte de soi dans la soumission. Heureusement, Daphné du Maurier ne vécut pas ce cauchemar-là dans sa réalité matrimoniale, mais elle en fait le cœur émotionnel de son roman, peut-être pour exorciser cette appréhension universelle.

Enfin, Jamaica Inn témoigne de l’esprit aventureux et de l’attirance de Du Maurier pour le côté sombre de l’histoire. Elle avait un goût prononcé pour les récits de pirates, de bandits de grand chemin, et les secrets enfouis – sans doute alimenté par les lectures de son enfance et par les légendes qu’elle avait entendues en Cornouailles. N’oublions pas l’influence fondamentale de son père Gerald du Maurier – qui venait de mourir.

On sait aussi qu’elle appréciait la littérature gothique classique. Tous ces éléments personnels nourrissent la sève de Jamaica Inn. Ce n’est pas un récit détaché et froid: au contraire, on y sent la complicité de l’auteure avec son lecteur, comme si Du Maurier nous chuchotait à l’oreille: «Viens, je vais te raconter une histoire de mon cru, inspirée de mes coins de prédilection et de mes frissons intimes… accroche-toi bien!». Cette connivence subtile et malicieuse, l’auteure la tisse avec son public par le biais d’une narration tantôt élégante, tantôt grinçante, toujours sincère dans l’émotion. C’est ce qui rend la lecture de Jamaica Inn si prenante: on voyage avec Du Maurier elle-même, dans ses paysages aimés et ses hantises, avec le sentiment d’être guidé par une amie qui partage volontiers ses peurs et ses émerveillements.

Jamaica Inn demeure une œuvre phare de la jeunesse de Daphné du Maurier, celle où elle a forgé son style inimitable mêlant mystère, romance sombre et sens du décor. Son héritage littéraire et culturel est important: ce roman a non seulement diverti des générations de lecteurs, mais il a aussi contribué à façonner l’image populaire des landes cornouaillaises et des contrebandiers du XIXe siècle.

Aujourd’hui encore, on ne peut qu’être happé par la force narrative de Du Maurier. Avec un ton complice, presque conspirateur, elle nous prend par la main pour nous faire frissonner de plaisir dans la pénombre des landes. Jamaica Inn a beau approcher de ses 90 ans, son pouvoir d’évocation reste intact – une preuve que les bonnes histoires, racontées avec talent, traversent le temps sans perdre leur magie.