Daphné du Maurier a donc enchaîné les succès: au printemps 1936, son roman Jamaica Inn est un vrai succès et elle enchaine en 1938 avec le triomphe Rebecca.

Le succès de Jamaica Inn a naturellement conduit à des adaptations dans divers médias, prolongeant la vie de l’histoire au-delà du roman. La plus célèbre est sans conteste l’adaptation cinématographique de 1939 réalisée par Alfred Hitchcock. A cet époque, Hitchcock est loin d’être un inconnu: il est au sommet de sa période britannique, ayant a déjà réalisé plus de vingt films, dont plusieurs ont rencontré un grand succès critique et populaire (dont The Lodger (Les Cheveux d’or - 1927), The 39 Steps (Les 39 Marches - 1935), Sabotage (Agent secret - 1936) et The Lady Vanishes (Une femme disparaît - 1938)).

Le film Jamaica Inn – intitulé La Taverne de la Jamaïque en version française – met en vedette Charles Laughton et Maureen O’Hara. Hitchcock, maître du suspense lui-même, s’est laissé tenter par cette histoire de naufrageurs et d’auberge isolée – c’était d’ailleurs sa dernière réalisation britannique avant son départ pour Hollywood. Néanmoins, le film a connu une production houleuse. Charles Laughton, également coproducteur, imposa de nombreux changements. L’un des plus notoires fut la modification du grand méchant: dans le roman, le cerveau de la bande est le vicaire d’Altarnun (une révélation audacieuse pour l’époque), mais la censure britannique refusa qu’un homme d’Église soit ainsi diabolisé à l’écran. Le scénario du film transforma donc ce personnage en un magistrat respectable du nom de Pengallan – rôle taillé sur mesure pour Laughton, qui aimait cabotiner. Ce changement altéra la structure de l’intrigue, en dévoilant d’emblée un personnage qui aurait dû rester secret jusqu’au dénouement. Hitchcock lui-même n’était guère satisfait du résultat, qualifiant plus tard cette entreprise d’»absurde» du point de vue narratif.

Le film est sorti en 1939, bénéficiant de toute la célébrité de du Maurier acquise avec son roman Rebecca. Mais Du Maurier de son côté désavoua en partie le film, regrettant certaines libertés prises. Malgré tout, Jamaica Inn version cinéma remporta un joli succès public en 1939, preuve que l’attrait de l’histoire résistait aux altérations. L’ambiance visuelle, les décors de l’auberge et la prestation intense de Laughton en faux gentleman cruel marquèrent les esprits, même si la critique fut mitigée. Pour Hitchcock, ce film demeure une œuvre mineure dans sa filmographie, mais il a le mérite d’avoir révélé Maureen O’Hara et d’avoir apporté une première notoriété internationale à Du Maurier.

Cela ne suffira pas à satisfaire Daphné. L’adaptation cinématographique de Jamaica Inn par Hitchcock restera pour elle une terrible déception, voire une trahison qu’elle impute à Hitchcock. Le scénario ne ressemble en rien au roman: l’obscurité de l’œuvre originale a été abandonnée au profit d’une comédie lourde et sans subtilité. Elle ne reconnaît ni ses personnages, ni son intrigue. Elle est très claire quand elle dit à Victor: «Ne va pas le voir, c’est une misère sans nom.»

A la même époque, le célèbre producteur David Selznick – alors auréolé du triomphe d’Autant en emporte le vent – flaire le potentiel de Rebecca. Sur les conseils de son équipe, il acquiert les droits d’adaptation pour 50.000 $ – une somme conséquente à l’époque. Jusque-là tout va bien dans l’esprit de Daphné.

En parallèle, Alfred Hitchcock, réputé en Angleterre pour ses thrillers, rêve de Hollywood. C’est via Myron Selznick, le frère agent de David, qu’il signe un contrat pour rejoindre Selznick International en 1938. Hitchcock devait commencer cette collaboration en réalisant un film sur le naufrage du Titanic, mais ce projet est repoussé. À l’été 1939, Selznick décide finalement de confier Rebecca au cinéaste britannique, tout juste arrivé aux États-Unis. La rencontre entre « le plus autocrate des producteurs « et « le plus indépendant des réalisateurs « s’annonce sportive : Selznick tient à son œuvre, Hitchcock à sa liberté créative. Comme le dira plus tard un observateur, « de ce monumental malentendu est malgré tout sorti un grand film, mêlant l’art distinctif de deux hommes très différents «

Mais quand Daphné du Maurier apprend que la réalisation de Rebecca a été confiée à Hitchcock, elle est bouleversée. Dans des écrits à Tod, elle est très claire : « Que va faire de Rebecca cet homme chauve, aux lèvres épaisses, franchement antipathique? Il a déjà fait une parodie de Jamaica Inn. Comment pourrait-je lui faire confiance après cela?»