3.A) 1932 - «I'll Never Be Young Again», deuxième roman

«  Le roman d’un jeune homme qui court après la liberté… et tombe sur lui-même. »

Avant même son mariage, Daphné ne s’était pas reposée sur les lauriers de son premier roman: elle s’était attelée à un deuxième. En 1932 paraît ainsi « I’ll Never Be Young Again » (Jeunesse perdue), un roman au style et au ton très différents de « The Loving Spirit ». Cette fois, l’histoire est contemporaine et Daphné prend le risque audacieux d’adopter la voix d’un narrateur masculin à la première personne – c’est d’ailleurs le premier de ses romans où elle utilise un narrateur homme, exercice qu’elle réussira avec brio à plusieurs reprises par la suite.

« I’ll Never Be Young Again » suit Richard «Dick», un jeune homme de 21 ans, fils d'un poète célèbre qui le méprise. Désemparé, Dick envisage de se suicider en se jetant d'un pont à Londres. Il est sauvé in extremis par Jake, un homme plus âgé au passé trouble. Les deux hommes deviennent amis et embarquent sur un navire en direction de la Norvège, entamant une série d'aventures à travers l'Europe. À Paris, Dick rencontre Hesta, une étudiante en musique. Leur relation passionnée mais déséquilibrée met en lumière les luttes internes de Dick, notamment son désir de reconnaissance paternelle et sa quête d'identité.

Les critiques contemporaines ont salué la prose évocatrice de du Maurier, bien que certains lecteurs trouvent le personnage de Dick difficile à apprécier en raison de son immaturité et de son égocentrisme.

On peut penser que l’élan créatif de la romancière à ce moment-là a été nourri par sa propre vie sentimentale bouillonnante: lors de la rédaction – et donc avant la rencontre de son futur mari – Daphné vivait sa première histoire d’amour sérieuse avec un homme, l’acteur Carol Reed, futur réalisateur de renom. Cette idylle naissante à Londres – que le père de Daphné voyait d’un œil un peu jaloux, lui qui avait du mal à partager l’attention de sa « fille chérie » – a sans doute apporté au roman une coloration plus moderne et intime. Daphné écrit d’ailleurs ce second livre à un rythme effréné, dans le petit bureau du Wyndham’s Theatre dont nous avons déjà parlé. Cette discipline de travail et cette ardeur juvénile vont devenir la marque de fabrique de du Maurier, capable de se plonger intensément dans l’écriture malgré les aléas de la vie.

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Le Wyndham's Theatre aujourd'hui

 

3.B) 1932 - Une chambre bleue pour sa première fille

L’année 1933 est riche en bouleversements personnels pour Daphné. Au printemps, elle donne naissance à son premier enfant, une petite fille prénommée Tessa. La romancière de 26 ans découvre alors les joies (et les contraintes) de la maternité, bien qu’élevée dans un milieu où les nourrices et domestiques sont là pour l’épauler au quotidien. Il faut dire que son mari, Frederick “Boy” Browning, militaire de carrière, est souvent en déplacement — et cela va empirer au fil des années, la guerre approchant. Résultat: elle est souvent seule pour organiser le quotidien… mais elle n’a jamais renoncé à écrire.

Daphné du Maurier a vécu sa première grossesse et la naissance de sa fille Tessa avec des sentiments ambivalents. Elle espérait ardemment avoir un fils, au point de décorer la chambre du bébé en bleu et de prévoir le prénom «Christian», inspiré du personnage principal de The Pilgrim's Progress, avec lequel elle s'identifiait depuis l'enfance. La naissance d'une fille a donc été une déception pour elle.

Cette déception initiale s'est traduite par une certaine distance émotionnelle envers Tessa. Selon les souvenirs de ses enfants, Daphné n'était pas une mère démonstrative, en particulier avec ses filles. Tessa a mentionné ne pas se souvenir d'avoir été câlinée par sa mère, et sa sœur Flavia a exprimé des sentiments similaires. Les mémoires de Flavia publiée en 1994 commencent ainsi, se comparant au roman de sa mère:

« Rebecca et moi avons été conçues à peu près en même temps en 1936, mais alors que le roman était très planifié et réfléchi, j’étais incontestablement une erreur. »
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Daphné du Maurier donnant des leçons de tir à l’arc à ses enfants Christian (gauche) et Flavia, vers 1946

Daphné n’était pas une mère absente par insouciance, mais une mère qui revendiquait farouchement le droit à son espace personnel, à sa vie intérieure — et à son bureau.

Citons toujours Flavia:

« Il y avait des moments où ma mère était tellement absorbée par son écriture que j'avais l'impression que nous empiétions sur sa vie... Elle était dans un monde à elle où nous n'étions pas les bienvenus. Son besoin d'espace, de liberté, était plus grand que son besoin de nous. »

Malgré les périodes de distance, Flavia se remémore les instants où leur mère redevenait présente et chaleureuse, effaçant temporairement les blessures passées.

« Nous attendions, patientant jusqu'à ce moment magique où soudain elle était de nouveau avec nous. Son regard lointain disparu, son visage rayonnant de joie et de rires, et nous oubliions en un instant ce sentiment d'abandon et de rejet. »

Nous reviendrons plus loin dans un chapitre ultérieur sur ses difficultés à combiner vie de famille et vie professionnelle.