En effet, c’est durant son séjour en France (1925-1926) que Daphné commence à coucher sérieusement sur le papier ses propres histoires. Loin d’être découragée par sa jeunesse, elle rêve de se faire publier. Ses efforts vont rapidement porter leurs fruits….
En 1928, Daphné du Maurier a 21 ans et elle vit surtout entre Londres et Fowey, dans la maison familiale de Ferryside, au bord de la rivière. Elle écrit de plus en plus, sans vraiment se considérer encore comme une autrice «professionnelle» — mais elle accumule des textes, des poèmes, des ébauches de récits, souvent inspirés par les paysages de la Cornouailles ou des souvenirs personnels.
1.A) 1928 - The Bystander, un tremplin inattendu
Elle reste incertaine quant à la qualité de ses écrits. C’est là qu’intervient une figure-clé de son entourage: son oncle William Comyns Beaumont, rédacteur au magazine londonien The Bystander — un hebdomadaire illustré à succès, connu pour ses textes légers, ses nComyns Beaumont lit les manuscrits de sa nièce et, impressionné, accepte d’en publier plusieurs dans les pages du magazine, entre 1928 et 1929. Parmi elles:
- «The Doll » (La Poupée), une courte nouvelle gothique qui met en scène un narrateur masculin obsédé par une mystérieuse violoniste nommée Rebecca (déjà). Le récit est présenté sous la forme d'un carnet détrempé retrouvé sur une plage (déjà), offrant un aperçu fragmentaire et troublant des pensées du narrateur (déjà). Dans ce journal, le narrateur décrit sa fascination croissante pour Rebecca, une femme énigmatique et indépendante. Il découvre qu'elle possède une poupée mécanique nommée Julio, avec laquelle elle entretient une relation intime. Cette révélation le plonge dans une spirale de jalousie et d'obsession, remettant en question sa perception de la réalité et de la sexualité.
- Dans la courte nouvelle «Tame Cat», la narratrice, une jeune fille surnommée « Baby », revient chez elle après un séjour prolongé en France. Elle est enthousiaste à l'idée de retrouver sa mère et « Oncle John », un ami proche de la famille qu'elle a toujours considéré comme un compagnon inoffensif — un « chat apprivoisé ». Cependant, à mesure que l'histoire progresse, Baby perçoit des changements subtils dans la dynamique familiale. Sa mère, autrefois affectueuse, devient distante et jalouse, tandis qu'Oncle John commence à lui témoigner une attention ambiguë. La tension monte jusqu'à une révélation perturbante: Oncle John, bien loin d'être le protecteur qu'elle imaginait, nourrit des intentions inappropriées envers elle. « Tame Cat » est une nouvelle poignante sur la perte de l'innocence et les dangers cachés dans les relations familiales, marquant les débuts prometteurs de Daphné du Maurier en tant que conteuse de l'inquiétant et du psychologique. On retrouve bien sûr tout cet univers dans « Rebecca »…
- Et d’autres textes d’atmosphère, souvent peuplés de jeunes héroïnes troublées ou de personnages hantés.
Ces textes, bien loin des bluettes qu’on pourrait attendre d’une jeune fille de bonne famille, révèlent déjà l’univers du Maurier: ambiguïté morale, tension psychologique, décors oppressants et obsession du secret.
À cette époque, il est rare qu’une jeune femme publie des textes aussi sombres, et encore plus qu’ils soient accueillis favorablement dans un magazine populaire. Même si la publication se fait d’abord grâce à un piston familial, le talent de Daphné ne passe pas inaperçu. L’accueil est bon, et elle est payée pour ses nouvelles — ce qui est pour elle une révélation: elle peut vivre de l’écriture!
Ce premier succès discret lui donne confiance pour entamer un projet plus ambitieux – son premier roman, The Loving Spirit, en 1931. Mais ce succès la légitime aussi aux yeux de sa famille, surtout face à un père un peu sceptique sur l'idée d'une carrière littéraire féminine, et lui permet de commencer à se construire une identité d’écrivaine, indépendante de l’énorme aura artistique familiale. Elle ne doit pas se faire un nom mais un prénom!
Terminons cette partie par une petite anecdote. Dans ces années-là, Daphné travaille souvent dans le bureau que son père lui prête dans les coulisses du Wyndham’s Theatre, dont il est le directeur à Londres. Elle y installe sa machine à écrire, une Underwood, et rédige ses textes entre les bruits de scène, les portants de costumes et les allées et venues des comédiens. Cette proximité du théâtre nourrit son sens du dialogue et de la mise en scène, deux qualités qui transparaissent déjà dans ses premières nouvelles.
1.B) 1931 – «The Loving Spirit », premier roman
« Elle a vu une épave. Elle a écrit une saga. »
De l’avis général, c’est à l’époque de la publication de ces nouvelles que Daphné du Maurier – qui a tout juste 20 ans – entreprend l’écriture de son premier roman.
L'inspiration pour The Loving Spirit est née en 1929, lorsque Daphné du Maurier découvre l'épave d'une goélette nommée Jane Slade dans le ruisseau de Pont Creek, près de la maison de vacances familiale, Ferryside, à Bodinnick, en Cornouailles où elle se sent le plus à l’aise pour écrire. Fascinée par l’ornement de proue représentant une femme, elle se plonge dans l'histoire de la famille Slade, des constructeurs navals locaux. Elle est intriguée par le destin de cette famille et notamment par la figure de Jane, veuve courageuse ayant dirigé le chantier naval au XIXème siècle, Daphné imagine une grande saga familiale s’étendant sur quatre générations.
En quelques mois, l’intrigue prend forme sous sa plume agile. «The Loving Spirit» retrace l'histoire de la famille Coombe sur un siècle, débutant avec Janet Coombe en 1830. Janet est une femme passionnée et rêveuse, dont l’âme est attirée par la mer, même si c’est un monde réservé aux hommes. Elle épouse un constructeur de bateaux mais conserve une âme rebelle. Elle transmet son esprit libre à son fils Joseph, qui devient capitaine du navire nommé en son honneur, The Janet Coombe, mais son destin est brisé par la mer. La saga se poursuit avec Christopher, le petit-fils, qui lutte contre les attentes familiales et son propre manque d'attrait pour la mer. Enfin, Jennifer, l’arrière-petite-fille de Janet, revient à Plyn (ville fictive inspirée de Fowey) pour rétablir un lien brisé et réconcilier la famille avec son passé. À travers tous ces personnages, l’esprit de Janet — "the loving spirit" — traverse le roman comme une présence invisible, une mémoire vivante qui relie les descendants à leur source.
Publié en 1931 chez l’éditeur William Heinemann, ce premier ouvrage remporte un joli succès d’estime pour une débutante. Les critiques saluent sa vivacité narrative et son sens de l’atmosphère, et les ventes sont tout à fait honorables pour un coup d’essai. Elle devient comme une nouvelle voix prometteuse de la littérature britannique.
Dès ce premier roman, du Maurier explore des thèmes qui deviendront récurrents dans son œuvre:
- la mer comme symbole de liberté et d'appel irrésistible
- la transmission intergénérationnelle des passions et des conflits
- les tensions familiales, notamment entre mères et fils, ou entre traditions et aspirations personnelles
- l'influence du passé sur le présent, avec une touche de mysticisme
Le style de du Maurier mêle descriptions lyriques des paysages cornouaillais et introspections psychologiques, créant une atmosphère à la fois romantique et inquiétante.

.png)
.png)




