1.D) Manderley est né
Dans le silence étouffant de sa chambre égyptienne, Daphné prononce à voix haute ce nom – Manderley, Manderley – et aussitôt une phrase s’impose à son esprit, avec une gravité presque solennelle, comme un pressentiment sûr, une conviction instinctive qu’elle tient les bons mots, justes, limpides, comme une étoffe tombant d’un seul tenant.
« La nuit dernière, j’ai rêvé que je retournais à Manderley. »
Le titre du roman, elle le connaît déjà: Rebecca. Le même prénom que celui de l’héroïne maléfique de sa curieuse nouvelle The Doll, écrite dix ans plus tôt.
Rebecca, la première épouse… D’une beauté foudroyante, douée, presque irréelle. Une créature parfaite, à la silhouette androgyne, capable de dompter un étalon ou de hisser une voile par tempête, qui écrivait d’une main élégante, penchée, signant d’un immense R majuscule. Morte en mer, dans des circonstances tragiques.
La mer, encore, omniprésente, grondante – comme on peut l’entendre depuis la grande demeure, cachée derrière les arbres, perchée sur une colline à l’abri des regards. Les hautes grilles, l’allée sinueuse, les rhododendrons, les azalées, les jacinthes, le petit cottage de granit sur la plage de Pridmouth… Toute la magie, tout le mystère de Menabilly.
Elle délaisse un moment sa machine à écrire pour noircir directement à la main les pages de son carnet. Chapitre après chapitre, le roman prend forme. Il commencera par un épilogue – une nouveauté pour elle –, un moyen d’installer une tension immédiate: ce suspense déjà présent dans Jamaica Inn, mais qu’elle veut pousser ici à son paroxysme, jusqu’à forcer le lecteur à ne plus lâcher le livre.
Le mari de Rebecca, veuf, s’appelle Henry de Winter. Daphné doute que ce prénom convienne – elle le trouve un peu fade –, mais le conserve provisoirement. Homme élégant mais mélancolique, c’est un homme réservé. C’est à Monte-Carlo que la narratrice – une jeune femme effacée, encore sans nom – le rencontre, alors qu’elle accompagne une riche Américaine exécrable, Mrs. Van Hopper.
Cette narratrice, Daphné n’arrive pas à lui trouver de prénom, et finalement décide qu’elle n’en aura pas. Elle aime cette idée: une jeune femme insignifiante – orpheline timide, mal fagotée, ongles rongés, cheveux plats, pieds plats – qui reste dans l’ombre. Et pourtant, c’est elle qui devient la seconde Mrs. de Winter, à la stupéfaction de Mrs. Van Hopper, qui lui lance, d’un rire infect, qu’elle ne remplacera jamais Rebecca, qu’elle ne sera jamais la véritable maîtresse de Manderley.
Dès son arrivée dans la vaste maison – que Daphné décrit comme un personnage à part entière – la jeune épouse sent son cœur se serrer: l’Américaine avait raison. Au pied du grand escalier, les domestiques l’attendent, figés. Parmi eux, une silhouette noire, raide, au visage d’une blancheur terrifiante, sans sourire ni chaleur. C’est Mrs. Danvers, la gouvernante, au trousseau de clés toujours tintant. C’est elle qui veillait sur Manderley. C’est elle qui veillait sur la première Mrs. de Winter. Et elle n’a jamais fait le deuil de Rebecca.
Rebecca. Le roman tout entier résonne de ces trois syllabes spectrales, symbole de l’absente toute-puissante, de celle dont la mort – un an plus tôt – a laissé un vide vertigineux, peuplé de secrets, de doutes, de terreurs et de cauchemars.

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