Selznick est un producteur exigeant, connu pour porter à l’écran de grands romans avec une fidélité scrupuleuse. Il voit en Rebecca « le successeur le plus glamour « de Autant en emporte le vent, et la promotion du film insiste sur le prestige littéraire de l’œuvre originale. Daphné du Maurier, toutefois, lui exprime ouvertement ses inquiétudes quant à Hitchcock, lui disant clairement qu’elle avait «détesté l’adaptation au cinéma de son précédent roman, Jamaic Inn, par cet homme!»
Selznick, conscient du mécontentement de l’autrice, lui propose d’écrire elle-même le scénario de Rebecca pour garantir sa satisfaction – ce qu’elle refuse poliment.
Hitchcock, de son côté, n’a pas l’habitude de traiter un best-seller comme une relique intouchable. Pour lui, un roman à succès n’est qu’un «tremplin pour [ses] propres idées». Il envisage Rebecca sous l’angle du film d’épouvante psychologique, déclarant en 1939: «Ce sera une forme de film d’horreur pour moi», citant déjà la scène du bal costumé comme un moment-clé de tension dramatique. Cette approche inquiète Selznick, qui tient à respecter «les petites choses féminines» du roman, ces détails sensibles qui ont fait son succès auprès du public féminin. Cet avis condescendant ne devrait-il pas tout autant effrayer Daphné?
Le bras de fer créatif ne tarde pas: Hitchcock supervise une première ébauche de scénario avec les scénaristes Philip MacDonald et Joan Harrison. Ce traitement s’éloigne considérablement du livre et déclenche la fureur de Selznick. Dans une célèbre note incendiaire de 10 pages (!!!) du 12 juin 1939, le producteur se dit «choqué et déçu au-delà des mots» par ces «déformations vulgarisées» de l’histoire, rappelant à Hitchcock: «Nous avons acheté Rebecca et nous avons l’intention de faire Rebecca». Il termine sa très longue analyse par: «J’en arrive, à regret, à la conclusion que nous devrions immédiatement entamer un nouveau traitement, probablement avec une nouvelle équipe d’écriture. » Le message est clair: Selznick exige une adaptation très fidèle. Aussitôt, Hitchcock et son équipe remanient le script pour rentrer dans le rang, et Selznick fait même appel en renfort au dramaturge Robert E. Sherwood afin de peaufiner une version finale plus conforme au roman.
Par ailleurs, la censure impose une modification majeure de l’intrigue. Le Code Hays, qui régit la moralité des films hollywoodiens, interdit en effet de présenter un meurtre conjugal impuni de manière compréhensive. Or, dans le dénouement du roman, Maxim de Winter avoue avoir tué Rebecca de sang-froid. La Production Code Administration de Joseph Breen estime qu’en l’état, l’histoire « justifie et absout un meurtre «, en infraction totale avec les règles. Selznick, pourtant enclin à la fidélité, doit se résoudre à édulcorer ce point crucial: après d’âpres négociations, il est convenu que, dans le film, Rebecca trouvera la mort accidentellement lors d’une dispute, en trébuchant et se fracassant le crâne – Maxim ne faisant que dissimuler le corps par la suite. Selznick se plaint amèrement de ce compromis qui « transforme l’histoire d’un homme ayant tué sa femme en l’histoire d’un homme qui a simplement enterré une femme morte accidentellement». Néanmoins, cette concession est incontournable pour obtenir le feu vert des censeurs et préserver l’essence du drame sans braver la morale.
Le choix des acteurs constitue un autre volet épineux de la genèse du film. Pour le rôle complexe de Maxim de Winter – à la fois aristocrate ténébreux et époux vulnérable – Selznick et Hitchcock explorent de nombreuses pistes. Finalement, le choix se porte sur une étoile montante, Laurence Olivier. Il présente l’avantage d’être britannique (comme le personnage) et son cachet est inférieur à celui des grandes vedettes américaines pressenties, ce qui achève de convaincre Selznick. L’acteur est engagé en juin 1939. Ironie du sort, Olivier est à l’époque le compagnon de Vivien Leigh, qui meurt d’envie d’incarner la nouvelle Mme de Winter mais Selznick la juge trop assurée pour le rôle ingénu de la jeune épouse. Hitchcock souahitera que l’on choisisse une actrice américaine moins connue, afin de faciliter l’identification du public. Des essais sont organisés à la chaîne (sous la direction de Hitchcock), avec plus de 30 actrices différentes. Durant le week-end de la Fête du travail 1939, Selznick prend le pari d’engager dans le rôle Joan Fontaine, jeune actrice de 22 ans encore peu connue, «contre l’avis de presque tout le monde», admet-il. La suite lui donnera raison: cette décision fera de Fontaine une star internationale du jour au lendemain.
Le reste de la distribution s’assemble plus naturellement. Judith Anderson, grande comédienne de théâtre australienne, est choisie pour incarner la glaçante Mrs Danvers, la gouvernante à l’amour obsessionnel pour Rebecca. Son regard fixe et son port altier en feront une incarnation inoubliable de ce personnage inquiétant. George Sanders prête son charme cynique au cousin Jack Favell – nul autre que lui n’aurait pu mieux jouer ce dandy dévoyé, sarcastique à souhait. La savoureuse Florence Bates hérite du rôle de l’envahissante Mrs Van Hopper (dont les manières grotesques ajoutent une touche d’humour grinçant). Quant aux personnages secondaires, Selznick recrute une brochette de solides acteurs britanniques: Nigel Bruce, Gladys Cooper, Reginald Denny, C. Aubrey Smith, sans oublier Leo G. Carroll en médecin – tous apportent une authenticité anglaise au film, bien que tourné en Californie.
Après des mois de préparatifs, le scénario définitif est approuvé et le casting bouclé. Le projet a surmonté des défis de taille avant même que la caméra ne tourne: il a fallu marier la vision perfectionniste de Selznick avec le génie inventif de Hitchcock, concilier la fidélité au roman avec les contraintes de la censure, et trouver l’alchimie de comédiens idéale. L’équilibre reste fragile, mais l’essentiel est là. En septembre 1939, tout est prêt pour lancer le tournage de Rebecca.

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