1.C) Une plume trempée dans la jalousie pour un amour passé
Cinq mois à endurer. Résignée, Daphné suit son mari. Mais sur le bateau qui les ramène en Égypte, tandis qu’elle fixe l’horizon par le hublot, ce ne sont ni les deux enfants restés derrière elle, ni sa mère, ni ses sœurs qui occupent ses pensées. Elle oublie tout ce qui l’entoure à bord: son époux, les passagers, leurs bavardages. Elle retourne dans sa cabine, saisit son carnet et commence à prendre des notes. Elle veut écrire. Elle doit écrire…
Plus tard, dans la moiteur étouffante de sa chambre à Alexandrie, Daphné tourne en rond, se ronge les ongles — comme dans son enfance. Des feuilles froissées jonchent le sol: elle vient de jeter un premier jet entier qui ne la satisfaisait pas. Elle va tout reprendre à zéro. Encore et encore, elle s’assied, rouvre son carnet, relit quelques lignes, se relève. Serait-ce la chaleur qui la bloque ainsi? Elle est là depuis plus d’un mois, et n’avance à rien. Elle a l’impression que son esprit se ramollit. Quand elle tente de taper à la machine, ses doigts collent aux touches. Depuis la naissance de Flavia, elle dort mal et prend chaque soir un somnifère. Le sommeil qui en résulte est lourd, épuisant.
Elle s’ennuie toujours autant aux mondanités d’épouses de militaires auxquelles elle est censée participer. Pourquoi ce malaise en société? Cette envie irrépressible de fuir les regards? Comme lorsqu’elle était enfant à Cannon Hall, se cachant derrière les massifs de fleurs pour échapper aux déjeuners du dimanche qu’elle détestait.
Comme elle aimerait être ailleurs. N’importe où, sauf ici, aux portes du désert. Sous la pluie, par exemple. Quel bonheur ce serait de se tenir dans la fine bruine parfumée de Fowey, grelotter de froid, enfiler un manteau épais, marcher dans l’herbe mouillée, respirer un air vif et pur, caresser l’écorce rugueuse d’un arbre, les pétales veloutés perlés de rosée, regarder les vagues se fracasser contre les falaises. Parcourir les terres de Menabilly, poser les mains sur ses murs gris, frissonner à nouveau de ce plaisir intense.
Elle reprend son carnet. Une demeure majestueuse... une première épouse... peut-être un naufrage... un terrible secret... de la jalousie...
Daphné se concentre, oublie l’Égypte, se projette dans la fraîcheur brumeuse de Fowey. Elle pense à Milton, cette immense maison qui l’avait fascinée dans son enfance, avec son grand balcon, les domestiques alignés devant l’escalier majestueux, la gouvernante, Mrs Parker. Elle pourrait reprendre cette silhouette noire, haute et sévère. Et ce souvenir de naufrage, ce bateau brisé qu’elle avait vu à Pridmouth en janvier 1930, la Romanie, livré aux flots déchaînés: elle devrait s’en inspirer.
Pour ceux qui ont lu son roman – ou vu son adaptation au cinéma par Hitchcock ou en musical par Kunze et Levay – on ressent le manoir de Manderley se profiler à l’horizon…
Mais un souvenir beaucoup plus personnel va tout déclencher.
Elle se revoit, peu après ses fiançailles avec Tommy, fouillant et découvrant des lettres d’amour écrites par une certaine Jan Ricardo. Cette femme, il devait l’épouser le 25 mars 1929. Les fiançailles avaient été rompues. Pourquoi? Daphné n’en savait rien. Elle en était restée profondément troublée. Non seulement parce que ces lettres témoignent d’un attachement fort entre son fiancé et une autre femme, mais surtout parce qu’elles sont signées d’un R majuscule orné d’une grande boucle élégante.
Ce simple R, stylisé et féminin, va hanter Daphné pendant des années. Elle confiera plus tard que cette signature — belle, assurée, théâtrale — lui donnait le sentiment d’être inférieure, fade, maladroite. Elle, l’intellectuelle introvertie, mal à l’aise en société, se sent éclipsée par l’ombre d’une femme qu’elle n’a jamais rencontrée.
Elle écrira plus tard dans une lettre: » Je suis cette seconde épouse qui vit dans la maison d’une autre. »
Daphné avait aussi trouvé des photos de cette jeune femme, d’une beauté sophistiquée, noire de cheveux, élégante dans sa robe fourreau. Elle semblait incarner la parfaite maîtresse de maison, de celles qui savent recevoir, fleurir un salon, converser avec aisance, incarner la grâce en toute circonstance. Daphné avait rangé ces lettres et ces photos, le cœur pincé par la jalousie. Cette jalousie, elle pourrait aujourd’hui l’exhumer, la transformer, la sublimer dans une fiction.
Il lui faut un nom pour cette demeure fastueuse… M comme Milton, M comme Menabilly… Et soudain, le nom surgit: Manderley. Une vieille bâtisse immense, à la noblesse un peu ternie par le temps, jumelle de Milton Hall, avec ses tourelles, ses horloges, ses parapets, à l’image de la Villa Camposenea.

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