1.C) Éducation et premières influences

« Tod, ou la première héroïne invisible des romans de Daphné. »

Comprendre l’éducation que Daphné du Maurier a reçue est un aspect fondamental pour comprendre l’éclosion de sa personnalité si singulière. Car si elle a grandi dans un cocon bourgeois et artistique, elle a aussi bénéficié d’une éducation plutôt éclectique, en marge du système scolaire traditionnel, façonnée par des gouvernantes, précepteurs privés et influences intellectuelles choisies avec soin.

1.C.1) Une éducation «à la maison», sur mesure… et en liberté surveillée

Avant ses 18 ans, Daphné du Maurier ne fréquente jamais une école classique de manière suivie. Comme beaucoup d’enfants de la haute bourgeoisie britannique de l’époque, elle est éduquée à domicile, dans la maison familiale de Cannon Hall à Hampstead. Ses parents tiennent à ce que leurs filles aient une instruction convenable, mais sans rigidité. Leur conception de l’éducation est très édouardienne: il faut former des jeunes femmes cultivées, bien élevées… mais pas forcément érudites.

Cela donne lieu à une éducation faite de leçons fragmentaires, souvent dispensées par des gouvernantes anglaises ou étrangères qui se succèdent au fil des années. L’enseignement est centré sur les matières jugées «essentielles» pour une jeune fille de bonne famille:

  • lecture, grammaire, poésie anglaise
  • un peu d’histoire
  • français
  • dessin
  • bonne tenue, maintien et arts de la conversation

Mais Daphné, dès l’enfance, montre une curiosité bien plus large que ce que ce cadre permet. Elle supporte mal les règles trop rigides et préfère s’évader dans l’imaginaire. Là où sa sœur Angela s’accommode des convenances, Daphné se montre rétive à toute forme d’autorité ou de conformisme. Elle choisit très tôt ses propres lectures, souvent en cachette, et développe un goût pour les auteurs sombres, romantiques, ou peu recommandés pour son âge.

1.C.2) L'influence capitale de « Tod »

Parmi les figures éducatives qui comptent, une gouvernante se détache: Maud Waddell, affectueusement surnommée «Tod» – surnom repris par toute la famille. Tod est plus qu'une instructrice… Elle est une confidente, une muse éducative, une médiatrice bienveillante entre l’enfant et le monde des adultes. Elle encourage la lecture, prête des livres, et surtout, elle respecte l’intériorité de Daphné, chose rare à une époque où on attend des jeunes filles qu’elles obéissent plus qu’elles ne rêvent.

Du Maurier dira plus tard que Tod fut la première personne à comprendre que ses silences n’étaient pas des absences, mais de l’intensité.

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N'ayant aucune photo de Tod, il reste cependant une dédicace faite par Daphné à Tod de son livre «Hungry Hill» en 1943:
«A 'Tod' avec amour de Daphné»

Tod lui fait découvrir les sœurs Brontë, Stevenson, Dickens, et l’incite à écrire ses propres histoires, qu’elle lit et commente sans condescendance. Daphné se réfugie volontiers dans les livres, préférant souvent la compagnie des héroïnes de roman à celle des invités du dimanche. On peut dire que Tod a ouvert à Daphné la porte d’un monde plus vaste, bien au-delà de ce que l’enseignement conventionnel aurait proposé. Cette complicité intellectuelle est déterminante: c’est Tod qui la fait passer de lectrice à autrice en devenir.

Dans ses écrits intimes, Daphné parle souvent de «Tod» avec une intensité affective rare. Elle avait environ 15 ou 16 ans lorsqu’elle a développé une passion romantique — non déclarée, mais dévorante — pour «Tod». Elle l’admirait, l’idolâtrait presque: sa voix, sa démarche, sa manière de parler... C’était une figure d’autorité intellectuelle, mais aussi d’une émotionnelle intensité silencieuse.

Dans ses journaux, Daphné décrit des moments de trouble physique à la simple idée d’être proche d’elle — ou même de croiser son regard. Elle est jalouse quand Tod prête trop d’attention à ses sœurs. Elle rêve d’elle. Elle commence alors à écrire des nouvelles où apparaissent, à peine déguisées, des femmes aimant d’autres femmes. Ce sentiment sera pour elle une révélation fondatrice, marquant l’éveil de sa sexualité dans un contexte de censure et de répression.

Cette relation, aussi silencieuse qu’obsédante, est le premier jalon d’une vie affective marquée par l’attirance pour les femmes, même si Daphné se mariera plus tard avec un homme (le lieutenant-colonel Frederick «Boy» Browning).

Plus tard, elle parlera de ses élans pour Tod comme la «naissance de son double masculin intérieur», cette part d’elle qu’elle désignait parfois comme «le garçon en moi» — un espace intime qu’elle préserva toute sa vie.

1.C.3) Une éducation libre… mais pas sans solitude

Ce système éducatif «à la carte», sans véritable structure scolaire ni camaraderie régulière, donne à Daphné beaucoup de liberté… mais aussi un sentiment d’isolement. Elle se sent souvent différente, marginale. Tandis que ses sœurs prennent plaisir aux visites, aux dîners et aux jeux collectifs, Daphné préfère explorer seule les recoins du jardin, observer, lire, inventer. Elle développe un monde intérieur foisonnant, peuplé de héros, de capitaines, de fantômes et de secrets – un univers dont elle sera la seule maîtresse.

Ce n’est qu’à l’adolescence, lorsqu’elle est sera envoyée dans une pension à Meudon, près de Paris, pour y apprendre le français et parfaire son éducation de «demoiselle», qu’elle découvrira une autre forme de culture, plus continentale, plus littéraire – et qu’elle vivra aussi ses premiers émois sentimentaux.

Abordons cette étape fondamentale…