2.C) Mlle Yvon, admiration absolue… et troublante
« La première personne qui l’a vue pleinement: intelligente, sensible, libre. »
Mlle Fernande Yvon était une enseignante française à la Villa Camposenea. Brillante, cultivée, autoritaire sans être sèche, Mlle Yvon n'était pas une simple préceptrice: elle tenait salon intellectuel le soir dans son bureau, où seules les élèves les plus «distinguées» étaient conviées pour lire, discuter littérature ou commenter des poèmes – toujours dans un halo de chocolat chaud et de discipline feutrée.
Daphné tombe profondément sous le charme de cette femme: non pas au sens conventionnel d’un flirt adolescent, mais dans une forme de fascination éperdue, presque mystique. Elle admire sa manière de parler, sa façon de penser, son raffinement. C’est une figure de maître – mais aussi, et peut-être surtout, une figure de désir sublimé.
C’est dans ses lettres (et plus tard ses journaux) que Daphné évoquera le plus directement cette passion naissante, avec une candeur teintée de pudeur. On y perçoit une émotion vive, chargée d’une tension qu’elle ne peut pas encore nommer mais qui la consume.
Dans une lettre adressée à sa gouvernante et confidente Tod, Daphné écrit: « Au fait, je suis complètement tombée pour cette femme dont je t’ai parlé, Mlle Yvon. Elle a un charme fatal… elle m’a, d’une certaine manière, totalement attirée dans ses filets, et maintenant je suis prise dans le piège… vénitien, je dirais.». “Vénitien” était un code discret pour désigner l’amour entre femmes, probablement inspiré de la réputation sensuelle (et sulfureuse) de la Venise du passé. Daphné l’utilise ici pour suggérer son attirance sans l’énoncer frontalement, dans un style à la fois espiègle et inquiet.
Dans une autre lettre, elle décrit une interaction physique avec Mlle Yvon: « Elle surgit dans ma chambre à des moments inattendus… et, en général, elle est tout simplement divine.» Cette phrase, plus légère en apparence, exprime à demi-mot l’émotion de surprise, d’excitation et d’admiration que Daphné éprouve pour Mlle Yvon. Le choix du mot “divine” est très révélateur: il ne s’agit pas d’un simple compliment scolaire, mais d’un véritable ravissement.
Jamais, semble-t-il, cette relation n’a été physique ni même explicitement amoureuse. Mais elle a été totalement fondatrice. Daphné la décrira plus tard comme sa première passion véritable, bien plus marquante que les amourettes adolescentes. Ce qui est sûr, c’est que Mlle Yvon lui a donné le droit d’exister comme être intellectuel et sensible, sans la réduire à son rôle de jeune fille à marier. Elle lui a aussi fait entrevoir la complexité du désir, qui peut être dirigé vers une figure du même sexe sans qu’on le comprenne encore pleinement à cet âge.
Du Maurier parlera plus tard de son “homme intérieur” (the boy in the box), cette part masculine d’elle-même qui aspire à aimer librement, en dehors des normes. On peut penser que cette part s’est éveillée à Meudon, au contact d’une femme qu’elle n’avait pas le droit d’aimer, mais qu’elle n’a jamais oubliée.
Cette relation diffuse rejaillit dans plusieurs de ses romans, souvent par le biais de personnages féminins admirés à distance, souvent plus âgées, et toujours ambiguës:
- dans Rebecca, l'obsession de Mrs. Danvers pour Rebecca porte cette tension-là
- dans Julius, l’héroïne passe par un amour de jeunesse envers une femme plus mûre
- dans The Infernal World of Branwell Brontë, elle s’intéresse à d'autres figures dont le génie est écrasé par l’ordre établi.
Il faut attendre les journaux intimes publiés après sa mort pour voir Daphné parler plus franchement de cette expérience. Elle y dit que ses véritables sentiments amoureux ont souvent été tournés vers des femmes – mais qu'elle n’a jamais voulu «appartenir à une catégorie». Mlle Yvon fut sans doute la première flamme silencieuse, celle qui laisse une empreinte indélébile sans un mot de trop.

Daphné du Maurier à 22 ans
Cette expérience, tenue cachée à sa famille – elle ne se confie qu’à Todd – affermit chez Daphné un tempérament épris d’indépendance et en marge des conventions: loin de la jeune fille anglaise modèle, elle se découvre une âme libre, peu encline à se couler dans le moule attendu. Daphné du Maurier, avec son style parfois androgyne, son franc-parler hérité de sa famille d’artistes et sa liberté conquise à Paris, incarne cette femme d’avant-garde qui ne se conforme pas aux attentes de la haute société britannique.
Tandis que beaucoup de jeunes filles de son rang sont présentées à la cour ou façonnées pour se lancer sur le «marché du mariage», Daphné, elle, rêve d’aventure littéraire et de grands espaces. Ses jeunes années ont été bercées par les histoires fantastiques de son entourage: n’oublions pas que ses cousins, les garçons Llewelyn Davies, ont inspiré Peter Pan à Barrie, et qu’elle-même a grandi avec ce pouvoir de ne jamais tout à fait grandir dans son imaginaire.

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