C) 23 nov. 1938: «The Boys from Syracuse»

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«The Boys from Syracuse»
Affiche à Broadway

Depuis leur retour d'Hollywood, Richard Rodgers et Lorenz Hart avait enchaîné un succès d'estime, Jumbo () (1935), et trois vrais succès: On Your Toes () (1936), Babes in Arms () (1937) et I’d Rather Be Right () (1937). Le duo était devenu une «valeur sûre» de Broadway.

Après avoir osé participer au premier musical qui se voulant une caricature politique du président américain en place (I’d Rather Be Right ()), ils vont se lancer dans une autre première: un musical inspiré par une œuvre de William Shakespeare. Ils ont eu cette idée lors d’un voyage en train pendant les répétitions de I Married an Angel (). Le simple fait que jamais une pièce de Shakespeare n’ait été jusqu’alors adaptée en musical, était sans doute une raison suffisante pour que Rodgers et Hart y songent comme leur projet suivant. Après avoir écarté les tragédies et les pièces historiques de Shakespeare, Hart dans le train va dire: «Pourquoi ne pas faire The Comedy of Errors?» Cette pièce reprend le thème des deux paires de jumeaux et l’applique avec bonheur à un spectacle délirant dans lequel deux jumeaux, les Frères Antipholus, et leurs deux serviteurs, également jumeaux et tous les deux s’appelant Dromio, séparés depuis leur enfance, les uns vivant à Éphèse et les autres à Syracuse, retrouvent soudainement ceux d’Éphèse à Syracuse et ceux de Syracuse à Éphèse, dans une série d’imbroglios qui ne sont résolus qu’à la dernière scène.

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Couverture du magazine «Broadway Pic»
avec le casting de «The Boys from Syracuse»: Les jumeaux
De g. à dr.: Eddie Albert (Antipholus de Syracuse), Jimmy Savo
(Dromio de Syracuse), Teddy Hart (Dromio d'Ephèse)
et Ronald Graham (Antipholus d'Ephèse)
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7af0655c-e4df-e89c-e040-e00a18062ffc

Pourquoi le thème des jumeaux s’est-il révélé comme un «plus»? En fait, le frère cadet de Hart, Teddy Hart, était un comédien intelligent mieux connu pour les farces de George Abbott comme Three Men on a Horse et Room Service. Il était petit et sombre, et bien qu’il ressemblait beaucoup à Lorenz Hart, il était toujours confondu avec un autre comique doué, Jimmy Savo. Teddy Hart jouera Dromio of Ephesus et Jimmy Savo sera Dromio of Syracuse.

Quand ils ont commencé à parler d’un metteur en scène pour ce genre de farce musicale, un nom leur est immédiatement venu à l’esprit: George Abbott. Ils avaient déjà travaillé avec lui et cela s’était très bien passé. Abbott a été tellement enthousiaste à propos du projet, qu’il a décidé de le produire lui-même. Et de le mettre en scène. Et d’en écrire le livret… Au début, Rodgers et Hart étaient censés collaborer sur le livret avec lui, mais quand ils ont voulu se rencontrer pour en parler, Abbott avait tout terminé. Le livret était si fort, si plein d’esprit, si rapide et, d’une manière étrange, tellement conforme à la tradition shakespearienne paillarde que ni Rodgers ni Hart n’ont voulu en changer une ligne.

On peut avoir une idée de l’approche d’Abbott qui a prévu une annonce faite avant le début du spectacle lui-même: «This is a drama of ancient Greece. It is a story of mistaken identity. If it's good for Shakespeare, it's good for us!» («Ceci est un drame de la Grèce antique. C’est une histoire d’identité erronée. Si c’est bon pour Shakespeare, c’est bon pour nous!»). L’adaptation était pleine d’esprit, de clins d’yeux, George Abbott s’appropriant une seule fois une phrase de Shakespeare: «The venom clamours of a jealous woman poisons more deadly than a mad dog’s tooth.» («Les clameurs venimeuses d'une femme jalouse sont un poison plus mortel que la morsure d'un chien enragé.») Abbott a demandé à Jimmy Savo de suivre cette phrase en sortant la tête des ailes et en annonçant fièrement au public: «Shakespeare!»

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Marcy Westcott (Luciana), Wynn Murray (Luce) et Muriel Angelus (Adriana)
dans «The Boys from Syracuse» - Broadway 1938
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7af0655c-e4e6-e89c-e040-e00a18062ffc

Le casting de The Boys from Syracuse () était rempli de jeunes artistes talentueux. Outre Teddy Hard et Jimmy Savo, Eddie Albert et Ronald Graham jouaient respectivement l’Antipholus de Syracuse et l’Antipholus d’Éphèse. La couverture du magazine ci-dessus montre que les jumeaux étaient crédibles. Sans oublier les leading ladies: Marcy Westcott, Muriel Angelus et une bouffée de crème énergique nommée Wynn Murray.

George Balanchine a créé la chorégraphie de la production originale, qui a ouvert à Broadway à l'Alvin Theatre le 23 novembre 1938, après des previews au Shubert Theatre de New Haven (3 au 5 novembre) et au Shubert Theatre de Boston (7 au 19 novembre). Le spectacle a fermé le 10 juin 1939 après 235 représentations. Soit un quatrième succès d'affilée.

Le spectacle a reçu d’excellentes critiques et les chansons sont parmi les meilleures de Rodgers et Hart. Le spectacle a été un succès financier et s'est joué jusqu'à la fin de la saison, mais c'est étonnant qu'il n'ait pas continué plus longtemps.

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«The Boys from Syracuse» - Broadway 1938
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/afbd1d39-901c-e431-e040-e00a18065d27
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«The Boys from Syracuse» - Film (1940)

En plus, il n’y a pas eu d'US Tour, et la version cinématographique de 1940 est devenue l’une des adaptations les plus obscures de tous les films de Broadway (elle n’a jamais été diffusée en vidéo et n’apparaît pas sur les chaînes de télévision câblées).

Il faudra attendre 1963 pour que le spectacle renaisse dans l'Off-Broadway au Theatre Four, pour 500 représentations! Le metteur en scène, Christopher Hewitt, a adapté le script original et Fred Ebb a rajouté des dialogues originaux.

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«The Boys from Syracuse» - Off-Broadway (1963)
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/c16e860a-ea5c-dcc2-e040-e00a18066e12

Et ce n'est qu'à ce moment que le spectacle a traversé l'Atlantique pour être créé à Londres, au prestigieux Theatre Royal Drury Lane où il tiendra l'affiche 100 représentations.

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«The Boys from Syracuse» - Londres 1963

En 1991, dans une mise en scène de Judi Dench, The Boys from Syracuse () a connu un revival à Londres pour un engagement limité au Regent’s Park Open Air Theatre de Londres, où il s’est joué du 24 juillet au 5 septembre 1991. Judi Dench a été nominée pour un Olivier Award de la meilleure mise en scène, et la production en plein air a reçu l'Olivier Award du meilleur revival de musical cette année-là. Jenny Galloway a également remporté un Olivier Award pour son interprétation de Luce.

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«The Boys from Syracuse» - Regent’s Park Open Air Theatre (1991)

Le musical a été présentée en concert par Encores! le 1er mai 1997, pour cinq représentations avec Davis Gaines (Syracuse), Malcolm Gets (Ephesus), Mario Cantone (Dromio S.), Michael McGrath (Dromio E.), Rebecca Luker (Adriana), Sarah Uriarte Berry (Luciana), Debbie (Shapiro), Gravitt (Luce), Marian Seldes, Tom Aldge et Danny Burstein. Le concert a été enregistré par DRG (CD n° 94767) et comprend la finale du premier acte Let Antipholus In, Big Brother et le ballet du deuxième acte de la production originale (connu sous le nom de The Ballet, Big Brother Ballet et Twins’ Ballet).

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«The Boys from Syracuse» - Broadway 2002

Le musical a été relancé à Broadway dans une version révisée par Nicky Silver dans une production de la Roundabout Theatre Company le 18 août 2002, pour 73 représentations à l’American Airlines Theatre, avec Jonathan Dokuchitz (Syracuse), Tom Hewitt (Ephesus), Lee Wilkof (Dromio S.), Chip Zien (Dromio E.), Lauren Mitchell (Adriana) et Erin Dilly (Luciana).

Le revival a omis Let Antipholus In et Ladies of the Evening et a intercalé deux chansons d’autres spectacles de Rodgers et Hart, You Took Advantage of Me (de Present Arms (, 1928) et A Lady Must Live (America’s Sweetheart, () 1931), toutes deux pour les courtisanes.

Le nouveau livret, saupoudré de gags sur l’identité sexuelle, a élargi les rôles des courtisanes et a créé une invitée mystère qui, à chaque représentation, jouait le rôle de la mère des jumeaux.

Dans cette nouvelle version, Antipholus E. rend visite à des prostituées seulement pour parler de ses insécurités et de ses exploits guerriers (!!!), et Dromio S. fait une «rencontre surprenante» avec un apprenti tailleur «efféminé» qui «jette également le doute sur les orientations sexuelles» de Dromio E..

Charles Isherwood dans Variety a noté que tous les garçons (de Syracuse et d’Éphèse) «ont une peur pathologique des femmes».


À cette époque, le rapport avec Hart devient de plus en plus difficile. George Abbott se souvient qu'Hart buvait beaucoup et avait disparu pendant deux ou trois jours d’affilée pendant la préparation du spectacle:

«Cela ne me dérangeait pas parce qu’il était aussi rapide que l’éclair quand il était là. Si nous avions besoin d’une nouvelle ligne de paroles dans une chanson, il prenait un crayon et du papier, s’agitait dans la pièce voisine pendant quelques minutes, puis revenait avec ce dont nous avions besoin. Je me souviens que c’est ainsi qu’il a écrit le couplet pour Falling In Love With Love; il l’a griffonné sur un vieux morceau de papier pendant que Rodgers et moi parlions d’autre chose.
Néanmoins, Rodgers était très préoccupé par la dépendance croissante de Larry. D’une part, il a vu son collaborateur se détériorer progressivement; d’autre part, il savait par expérience que lorsqu’un spectacle était en Try-Out, il avait besoin d’un parolier prêt pour les urgences. Les craintes de Rodgers se sont réalisées; quand nous sommes allés à Boston [le 7 novembre 1938], il n’y avait pas de Hart. Mais heureusement, tout dans le spectacle est tombé en place tout seul, et on n’a pas eu besoin de lui.»

Geroge Abbott


Le 17 novembre 1938 – le spectacle était toujours en Try-Out à Boston – Hart a été admis à l’hôpital à New York pour observation. Il était en convalescence à la maison depuis plusieurs semaines et était trop soucieux de sa santé que pour assister aux Try-Out. Il a ensuite été envoyé à l’hôpital lorsque les tests ont révélé une tache persistante sur un poumon. En fait, Hart a séjourné à l’hôpital pendant un mois, pas une semaine. Il souffrait d’une pneumonie, contractée pendant les Try-Out à New Haven. Pour la première fois, Larry Hart a raté une première de l’un de ses spectacles à Broadway: quand le rideau s’est levé sur The Boys from Syracuse () le 23 novembre, il était toujours confiné au lit.

Le 29 novembre, un communiqué annonça que Hart pourrait quitter l’hôpital une dizaine de jours plus tard. Mais quinze jours plus tard, il a pu sortir pour «s’aérer». Dans une lettre datée du 14 décembre à l’un de ses amis d’enfance, Mel Shauer, il confirme qu’il a eu une pneumonie ces derniers mois avec une petite tache sur le poumon…

En fait, à la fin des années ‘30, la consommation d’alcool de Hart avait commencé à compromettre sa santé. Des évanouissements fréquents et cette pneumonie grave ont été parmi les premières manifestations, puis sont venues les fièvres et l’anémie. Il y avait des périodes d’ivresse plus longues et des séjours plus longs à l’hôpital pour se «dessécher». Mais Rodgers a eu de plus en plus de mal à obtenir du travail de son partenaire et choisira de travailler avec Hammerstein… Mais n’allons pas trop vite.

Le spectacle The Boys from Syracuse () – que Hart verrait pour la première fois le samedi 17 décembre en matinée – a été un grand succès. C’est d’autant plus remarquable que Broadway était dans un climat théâtral où pratiquement rien ne fonctionnait: entre avril ‘36 et novembre ‘38, une trentaine de musicals avaient ouvert. Seuls quatre d’entre eux avaient tenu l’affiche plus de 200 représentations dont 3 de Rodgers et Hart:

  • 315 représ. pour On Your Toes () (1936) d’Abbott, Rodgers et Hart
  • 289 représ. pour Babes in Arms () (1937) de Rodgers et Hart
  • 290 représ. pour I’d Rather Be Right () (1937) de Kaufman, Moss Hart, Rodgers et Hart

Les grands noms du monde des musicals éprouvaient des difficultés en cette année 1938:

  • Le You Never Know () (sept. 1938) de Cole Porter n’a tenu l’affiche que 78 représentations, un très lourd flop
  • Le Sing Out the News () (sept. 1938) de Kaufman et Moss Hart a fait un peu mieux: 105 représentations, mais c’est aussi un échec
  • Le Knickerbocker Holiday () (oct. 1938) de Kurt Weill et Maxwell Anderson a atteint les 168 représentations, dans une mise en scène de Joshua Logan, mais a terminé en pertes

C’est dire si les 235 représentations de The Boys from Syracuse () confirment Rodgers et Hart comme les Rois de Broadway. Seul Leave it to Me! () (nov. 1938), un deuxième musical de Cole Porter qui a ouvert deux semaines avant The Boys from Syracuse (), sera un beau succès: 307 représentations.

Un petit clin d’œil, pour finir: le jour de Noël 1938, Paul Whiteman et son orchestre présentent au Carnegie Hall le Nursery Ballet de Richard Rodgers. Il s’agit de la seule composition de Rodgers sans texte ou qui n’a pas été composée comme «musique de fond» pour une pièce de théâtre ou un film. Elle a été écrite spécialement pour sa jeune fille de 7 ans, Mary, en trois mouvements : The March Of The Clowns suivi de A Doll Gets Broken et enfin Little Girls Don't Fight. C’est charmant, même si très léger… Rodgers devait être d’accord avec ce jugement puisqu’il n’en parle pas dans son autobiographie.