B) Une vraie trahison...

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Herbert Fields, Richard Rodgers et Lorenz Hart
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library.
https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47dc-375f-a3d9-e040-e00a18064a99

Alors que la route vers le professionnalisme et Broadway semblait de plus en plus dans une impasse, Rodgers, Hart et Fields commençaient à perdre espoir. Depuis longtemps, par intermittence, ils avaient travaillé sur un spectacle portant le titre provisoire de Winkle Town, dans laquelle un homme invente un système électronique qui rend les fils électriques obsolètes et tente de vendre cette idée aux responsables de la ville. Ils avaient écrit une douzaine de chansons, ont tout mis ensemble, puis sont arrivés à la conclusion que le livret de Fields ne fonctionnait pas aussi bien qu’ils l’espéraient. Prenant leur courage à deux mains, ils ont décidé de demander de l’aide à leur vieil ami Oscar Hammerstein II.

Même s’il n’avait pas trente ans, Hammerstein avait déjà une certaine renommée. Ses plus récents musicals furent tous deux des succès: Wildflower () (7 fév 1923 > 29 mars 1924 – 477 représ.) et Mary Jane McKane () (25 déc. 1923 > 3 mai 1924 – 151 représ.). Il allait enchaîner avec deux pièces qui furent des flops: Gypsy Jim (14 janv. > fév. 1924 – 48 représ.) et New Toys (18 fév. > mars 1924 – 24 représ.). Et il travaillait déjà sur le musical suivant, Rose-Marie (), qui serait un triomphe (557 représentations).

Hammerstein a lu le scénario de Winkle Town et l’a tellement aimé qu’il a accepté de rejoindre l’équipe, comme simple «collaborateur». Mais vu son emploi du temps surchargé, il s’est avéré incapable de se consacrer sérieusement au projet, et donc de corriger toutes les lacunes du livret. Au même moment, Rodgers et Hart ont eu la chance de présenter leur projet à un jeune producteur, Laurence Schwab, dont la première production avait été le musical The Gingham Girl () (28 août 1922 > 2 juin 1923 – 322 représ.).

La réponse de Schwab fut directe: il aimait les chansons, mais détestait le livret. Ils décidèrent d’abandonner le projet. Mais Rodgers va avoir une idée… Schwab n’aimait pas le livret, mais bien les chansons. Pourquoi ne pas lui proposer d’utiliser les chansons de Winkle Town dans un futur musical, par exemple dans celui qu’il écrivait avec Frank Mandel et pour lequel il n’avait pas encore ni compositeur ni parolier…

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Max Dreyfus

Schwab a trouvé l’idée judicieuse, mais a tout de suite mis un bémol, car il ne se considérait pas comme un expert en musique. Il y a une différence à dire à des jeunes «J’aime tes chansons» et les utiliser dans un musical que l’on produit soi-même. Le niveau d’exigence est différent. Schwab a demandé à Rodgers s’il accepterait de jouer les chansons pour un de ses amis, Max Dreyfus, un des responsables de la maison de disque T.B. Harms. Rodgers accepta, ne disant pas à Schwab qu’il avait auditionné des années plus tôt pour le frère de Max Dreyfus, Louis Dreyfus, qui l’avait écouté poliment avant de lui conseiller de retourner au lycée et de se concentrer sur la fin de ses études!

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The Best of Vincent Youmans
montrant le jeune Vincent Youmans

Max Dreyfus, géant de l’industrie de la musique, était un petit homme réservé de cinquante ans. Né en Allemagne, Dreyfus avait été trompettiste sur un bateau du Mississippi, chanteur, pianiste de démonstration, arrangeur et compositeur. Il s’était associé à Harms en 1901 et sa première découverte importante a été Jerome Kern, 19 ans, en 1905. Rencontrer Max Dreyfus était donc une vraie opportunité.

Ayant obtenu un rendez-vous, Rodgers et Schwab se sont rendu dans les bureaux de T.B. Harms. Max Dreyfus a écouté les yeux à moitié fermés pendant que Rodgers jouait les douze chansons de la partition. À la fin, il s’adressa à Schwab: «Il n’y a rien de valable dans tout ça». Il parlait comme si Rodgers n’était pas dans la salle! «Je n’entends aucune musique et je pense que vous feriez une grosse erreur. Vous savez, nous avons ici un jeune homme sous contrat qui serait parfait pour remplir ce rôle. Il s’appelle Vincent Youmans

Rodgers fut anéanti par le dur jugement de Dreyfus. Il s’en souvient ainsi:

«J’étais tellement stupéfait que je ne pouvais pas dire un mot. Mon cœur a commencé à battre violemment et j’ai senti le sang couler sur mon visage. Rien de valeur? Il n’entendait pas de musique? Oscar Hammerstein avait tellement aimé à la musique qu’il s’était joint à nous pour écrire le spectacle. Avant que nous rencontrions Dreyfus, Schwab lui-même avait été impressionné. Maintenant, soudainement, avec deux phrases, le verdict était rendu que je n’avais aucun talent.
Je pouvais comprendre que Dreyfus aime certaines chansons mieux que d’autres; je pouvais même comprendre qu’il déteste certaines chansons. Mais il n’aimait rien — pas même la chanson qui avait toujours obtenu une réaction positive, peu importe sur qui nous l’avions essayée.»

Richard Rodgers

 

Et il a encore moins apprécié que Laurence Schwab suive le conseil de Max Dreyfus et engage Vincent Youmans. Le musical, avec une musique de George Gershwin, sera Sweet Little Devil () (21 janv. > 3 mai 1924 – 120 représ.).

Premier Enregistrement mondial réalisé en studio en 2012