E) Retour à Londres: 20 mai '27 - «One Dam Thing after another»

Lido Lady () a donc été un énorme succès à Londres. Le public riait à gorge déployée des bouffonneries de Cicely Courtneidgev et de Jack Hulbert, et il y a eu des applaudissements enthousiastes après chaque numéro. C’était gratifiant pour Rodgers et v mais aussi terriblement inquiétant. Ils détestaient ce spectacle. Le livret était enfantin, les blagues périmées, la jeune ingénue vieillissante n’était pas devenue plus jeune, … Le contact de Rodgers et Hart avec les producteurs du spectacle, Hulbert et Murray, ne fut pas plus chaud que lors des répétitions.

image
Dorothy Dickson dans «Sally» - 1921

Le reste du temps qu’ils passèrent à Londres fut consacré à des fêtes – dont des cocktails avec le Prince de Galles – et à essayer de persuader Dorothy Dickson qu’elle serait idéale pour jouer Peggy-Ann () à Londres. Dorothy Dickson, dont l’énorme succès dans Sally (), le musical de Kern de 1921, avait marqué le début de son règne de 30 ans sur la scène musicale londonienne, n’a pas du tout été très impressionnée par cette proposition de Rodgers et Hart.

image
C.B. Cochran
Date inconnue mais à la fin des années '20

Mi-février, après ces quelques semaines à Londres, complètement reposés, Rodgers et Hart étaient prêts à retourner à New York et à se remettre au travail, confrontés à l’éternel questionnement: que-faire-après-cela? C’est à ce moment qu’ils ont reçu un appel de Charles B. Cochran. Recevoir un appel de Cochran à Londres était comme recevoir un appel de Ziegfeld à New York. Il était le principal producteur de la scène londonienne, et ses productions musicales étaient réputées pour leur opulence, leur goût et leur superbe sens du spectacle. Une reconnaissance de plus pour les jeunes Rodgers et RodgersRodgers.

Comme le souligne Rodgers, le bureau de Cochran était merveilleusement démodé et le producteur n’était pas particulièrement distingué. Mais il avait une grande expérience évidente et un jugement vif. Il savait également comment traiter avec les gens et les mettre à leur aise. Après dix minutes de discussion avec Cochran, Rodgers avait la sensation d’être un de ses vieux amis.

La proposition de C.B. Cochran n’était pas révolutionnaire: il voulait simplement que Rodgers et Hart écrivent les chansons d’une nouvelle revue qu’il préparait pour son théâtre, le London Pavilion. Ils n’avaient rien de prévu à New York. Rodgers et Hart se sont regardés, ont dit oui sur place.

Le London Pavilion - Théâtre sur Piccadilly Circus
Les façades existent encore aujourd'hui mais est une galerie marchande

 

Compositeur et orchestrateur

L'orchestrateur travaille au sein d'une équipe avec le compositeur et parfois le metteur en scène et le monteur. La majorité des compositeurs de musicals n'orchestrent pas eux-mêmes, ou pas totalement, leurs créations.
Le compositeur écrit une partition condensée et composée des portées principales, agrémentées de quelques indications d'orchestration plus ou moins précises ou détaillées d'un compositeur à l'autre. Ensuite, l'orchestrateur est chargé d'établir la partition d'orchestre complète, telle qu'elle sera lue par le chef d'orchestre et les musiciens.
L’orchestrateur répartit entre les instruments, les notes de la mélodie et des accords à partir de la partition condensée (quelques portées) fournie par le compositeur. Cette partition réduite qui regroupe par exemple tous les bois sur une même portée (sans que l’on sache encore ce que va jouer la clarinette et ce que va jouer le hautbois) est généralement griffonnée d‘annotations et indications artistiques et techniques. Sur cette partition, la rythmique, la mélodie et l’accompagnement harmonique sont presque toujours en place, car l’orchestrateur ne crée ou ne modifie pas l’enchaînement des notes ou des accords. Il lui incombe d’éclater cette partition condensée en une partition pour orchestre au grand complet (full score) selon les désirs du compositeur. La marge de liberté dont dispose l’orchestrateur dépend donc du compositeur.

Comme ils étaient un peu échaudés par leur expérience précédente avec une revue, Betsy () de Ziegfeld à Broadway, Rodgers et Hart sont partis à Paris pour convaincre Russell Bennett, l’un des plus brillants – déjà à l’époque – orchestrateurs de musicals. Le rôle d’un orchestrateur est fondamental dans la création d’un musical (voir ci-contre). Russell Bennett a commencé sa carrière en 1922 et collabore notamment avec les compositeurs Jerome Kern, George Gershwin, Cole Porter, Richard Rodgers (tant pour la période Hart que celle d’Hammerstein), Irving Berlin, Frederick Loewe pour ne citer qu'eux… Il est à ce moment à Paris, désirant parfaire son éducation musicale «classique», en 1926, où il étudie la composition avec Nadia Boulanger, jusqu'en 1929, avant de revenir aux États-Unis.

De retour à Londres, Rodgers et Hart sont allés voir un musical, Lady Luck (), qui comprenait deux de leurs chansons, tirées de Betsy (), Sing et If I Were You. Avec une faute d’orthographe sur le nom de Rodgers, leur contribution était bien reprise dans le programme: «Additional numbers by Rogers and Hart». Cette revue présentée au Carlton Theatre, dont il fut le spectacle inaugural, sera un gros succès se jouant du 27 avril 1927 au 4 février 1928 pour 323 représentations.

La nouvelle revue de C.B. Cochran devait s’appeler One Dam Thing After Another (). En fait, leur travail sur cette revue allait être très agréable :

  • Le producteur C.B. Cochran était très ouvert, à l’opposé du Ziegfeld de Betsy (): il a été encourageant et reconnaissant de tout ce que Rodgers et Hart proposaient. Pendant toutes les répétitions, C.B. Cochran a présenté Rodgers et Hart à de nombreuses personnes importantes de la vie culturelle.
  • Ils étaient logés dans un agréable flat à St. James Street à l’opposé total de leur chambre sans fenêtre du prestigieux Savoy Theatre choisie par Hulbert et Murray, les producteurs de Lido Lady ().
image

Le casting aligné par Rodgers et Hart était impressionnant.

Rodgers et Hart furent très fiers de la présence du Prince de Galles de l’époque – le futur Roi Edouard VIII – à un Gala Royal, organisé le 19 mai 1927, la veille de la Première. Ils étaient sûrs aussi que cela ferait de la publicité au spectacle. Cochran avait un avis très différent. Connaissant les mœurs du public londonien, il avertit les auteurs que cela pouvait signifier un désastre: les Britanniques préféraient passer une soirée à regarder la royauté que ce qui se passait sur scène. Et Rodgers et Hart constatèrent que Cochran avait totalement raison: peu importe ce qui se déroulait dans la revue sur scène, tout le monde regardait la loge royale, comme pour attendre un signal indiquant quand rire et quand applaudir. Et même si le Prince s’amusait, au moment où les gens percevaient ce message, ils réagissaient à contretemps.

Les applaudissements furent «polis». Nouvel échec? Rodgers et Hart sont allés voir Cochran en coulisses. Il eut une réponse honnête :

«Eh bien, les garçons, en fait, je ne sais pas s’il faut essayer de faire jouer cette revue ou la fermer immédiatement et la remplacer par un film dans le théâtre.»

C.B. Cochran

 

Ce commentaire montre qu’à l’époque, si un show s’arrêtait, avant de créer un nouveau spectacle vivant, on pouvait projeter un film et faire que le théâtre ne ferma pas…

Après le spectacle, ce soir de Gala Royal, ils sont partis tous les trois dans le bureau de Cochran pour boire un verre et discuter du destin du spectacle. Bien sûr, Rodgers (24 ans) et Hart (31 ans) n’ont osé donner le moindre conseil concret à Cochran mais ce dernier a accepté de maintenir le spectacle à l’affiche pendant un certain temps. Et les critiques se sont avérées extrêmement encourageantes et ont aidé le spectacle à vivoter quelque temps…

Quelques jours après la première de One Dam Thing After Another (), Rodgers et Hart ont appareillé pour New York.

image
Partition «My Heart Stood Still»
de la Revue de 1927 à Londres
«One Dam Thing After Another»

Un mois plus tard, l’histoire de cette revue moribonde allait connaître un vrai coup de chance inattendu. Le Prince de Galles, toujours le même, en visite au Royal Western Yacht Club de Plymouth, a demandé au chef d’orchestre Teddy Brown de jouer My Heart Stood Still. Ni Brown ni aucun de ses musiciens ne connaissait la chanson… Alors le prince fredonna la mélodie jusqu’à ce qu’ils puissent la jouer. Cette anecdote a été reprise dans les journaux de Londres, dont le London Evening News, qui a titré en première page: «THE PRINCE ‘DICTATES’ A FOX-TROT». En dessous, il y avait un sous-titre, «THE SONG THE PRINCE LIKED», et en dessous se trouvaient les paroles imprimées et la musique des seize premières mesures de My Heart Stood Still. Ce sceau d'approbation royal a suffi à provoquer une queue à la billetterie du Pavilion et à précipiter les amateurs dans les magasins de musique pour acheter les partitions et les enregistrements de la chanson. Grâce au Prince de Galles, cette revue a finalement duré 237 représentations et a fait de Jessie Matthews une star, simplement parce qu'elle chantait cette chanson dans le spectacle.