L'histoire de la naissance du National Theatre est l'histoire d'une longue, d'une très longue lutte: plus d'un siècle!

Il faut dire que les exemples étaient nombreux sur le continent européen: la France disposait d'un théâtre National (la Comédie Française) depuis 1680; mais le Danemark, la Suède et l'Autriche avaient les leurs depuis plus de deux cents ans. Voici comment tout a commencé en Angleterre …

Certains disent que l'histoire du Théâtre National anglais débute en 1564, à la naissance de William Shakespeare. Son influence sur les auteurs, metteurs en scène et acteurs, mais aussi son énorme attraction du public, ont favorisé la reconnaissance du théâtre comme un art majeur ce qui aurait dû permettre la fondation d'un théâtre National. Comme en France à l'époque de Molière et de Racine. Et pourtant, En Angleterre, il va falloir attendre…


1.2) Les stratégies (1939 à 1959)


1939

C'est la guerre!

La seconde guerre mondiale éclate.

La construction du théâtre est … postposée. Le SMNTC suspend ses activités et offre le terrain des Cromwell Gardens à l'armée anglaise pour y installer des défenses aériennes.


1940

Churchill encore...

Churchill est Premier Ministre. Il est convaincu que même (et peut-être surtout) en temps de guerre, la culture est quelque chose de fondamental Son gouvernement va créer le Council for the Encouragement of Music and the Arts (CEMA). En 1946, il sera transformé en le Arts Council of Great Britain.


1942

Les rêves de voir un jour s'ériger le National Theatre dans les Cromwell Gardens - celui dessiné par Edwin Lutyens et Cecil Masey - se sont évaporés en juin 1942. Des négociations menées avec le London County Council (LCC, l'autorité municipale londonienne à l'époque) aboutissent à un accord par lequel le site de Kensington (les Cromwell Gardens) est échangé avec un nouveau site sur la rive sud de la Tamise. Il faut dire que le Blitz avait été terrible sur cette zone sud de la Tamise et que c'était une manière de lui offrir un avenir!

Nos deux architectes, Sir Edwin Lutyens et Cecil Masey, conçoivent alors un nouveau projet de bâtiment pour ce site, comprenant les deux salles recommandées par Granville Barker. On en est déjà au troisième emplacement… Les plans sont présentés lors d'une exposition à Burlington House en 1944, en l'absence de Lutyens qui est décédé d'un cancer entretemps.

Mais l'année 1942 est aussi importante pour la Old Vic Company car leur théâtre a été presque totalement détruit par un bombardement allemand. Une troupe réduite a alors organisé une tournée des provinces, avec Sybil Thorndike à sa tête. Mais comme toujours, ils ont eux continué à agir!

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L'Old Vic partiellement détruit après les bombardements allemands

1944

En 1944, la fin de la guerre approchant, Guthrie, le directeur de la Old Vic Company a estimé qu'il était temps de ramener l'activité de la compagnie à Londres et de placer Ralph Richardson à sa tête. Ce dernier a accepté à condition de partager la tâche au sein d'un triumvirat. Au départ, il a proposé Gielgud et Olivier pour compléter le trio, mais le premier a refusé, affirmant: «Ce serait un désastre, vous devrez passer votre temps à arbitrer Larry et moi.» Il a finalement été décidé que le troisième membre serait le metteur en scène John Burrell. Ils s'installèrent provisoirement pour leur première saison au New Theatre (actuellement le Noël Coward Theatre).

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La Old Vic Company au New Theatre (actuellement le Noël Coward Theatre)

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Programme de Richard III

Ils recrutèrent une troupe: Sybil Thorndike (reprenant du service bien sûr) mais aussi Harcourt Williams, Joyce Redman et Margaret Leighton. Cette première saison serait un répertoire de 4 pièces: Peer Gynt, Arms and the Man, Richard III et Oncle Vanya. Les trois premières pièces ont été acclamées par la critique, l'accueil de la quatrième étant un peu plus mitigé. Mais le Richard III incarné par Laurence Olivier allait marquer les mémoires et rester inégalé pendant près de 40 ans!

Quoi qu'il en soit, cette saison est ressentie par beaucoup comme l'événement théâtral d'une génération. Depuis ce moment, chaque fois que l'on a parlé d'un Théâtre national, on s'est demandé si la Old Vic Company devait y être associée.

Nous avions dit qu'après l'achat d'un terrain en 1938, l'histoire se répétait et qu'une guerre mettait fin aux espoirs. Cela n'est pas totalement vrai. La situation lors de la seconde guerre est très différente de celle de le première à cause des trois aspects que nous venons de décrire:

  •  La création du Council for the Encouragement of Music and the Arts (CEMA), futur Arts Council of Great Britain

  •  Echange des Cromwell Gardens pour un terrain dans le South Bank

  •  Montée en puissance de la Old Vic Company et son souhait de participation à la création d'un National Theatre


1945

En 1945, la Old Vic Company a tourné en Allemagne, jouant devant des milliers de soldats alliés, puis en France où elle fut la première compagnie étrangère à jouer à la Comédie Française. Le critique Harold Hobson a écrit que Richardson et Olivier «ont rapidement fait de la Old Vic Company le sommet de tout le théâtre anglo-saxon».

Jadis, en 1937, lors de son triomphe dans Hamlet, Laurence Olivier avait suggéré que l'Old Vic devienne le NT. Le niveau de cette première saison au New Theatre rendait cela totalement plausible, comme le souligna clairement Ivor Brown dans The Observer.


1946

En 1946, le Joint Council of the National Theatre and the Old Vic est créé. Un pas est fait donc pour réunir ces deux structures très différentes mais qui aspirent, théoriquement, à la même chose. Attention, il ne s'agit pas de fusion! Il est décidé que jusqu'à l'ouverture du National Theatre, les deux entités garderaient leur noms, leurs propres comptes en banque, leurs intérêts respectifs, … Mais rapprochement quand-même. Le président du Joint Council est Oliver Lyttelton, le fils d'Alfred et Edith Lyttelton (dont nous avons beaucoup parlé ci-dessus).

Dans sa démarche de tentative de revalorisation du South Bank dans l'immédiat après-guerre, le London County Council (LCC) propose pour le futur National Theatre un site situé entre le Waterloo Bridge et l'emplacement qui accueillera le futur Festival Hall. Comme nous l'avons signalé, Edwin Lutyens, l'un des deux architectes qui avaient fait les plans pour le Théâtre dans les Cromwell Gardens puis pour celui le long de a Tamise, est mort. Le nouvel architecte nommé est un australien, Brian O'Rorke, qui estime que les coûts de construction à près de £1 million. Il a vingt ans de moins que nos deux anciens architectes et est … beaucoup plus moderne. Pour lever tout soucis, on confia à O'Rorke la conception de bâtiment même (il était fort à l'écoute des aspirations des artistes et des techniciens) et la décoration du lieu à Cecil Masey.


1948

Le triumvirat Burrell-Richardson-Olivier a dirigé quatre saisons de l'Old Vic Company au New Theatre, l'Old Vic étant toujours inutilisable suite aux destructions de la guerre. Comme nous l'avons dit, cela va être un âge d'or. Mais…

Si Burrel est un vrai gestionnaire, Richardson et Olivier sont des artistes de théâtre mais aussi de cinéma. En 1947, Olivier a tourné son sublime Hamlet et Richardson a son Anna Karenine avec Vivien Leigh. Ils n'étaient pas tout le temps présents au siège comme semble l'exiger la fonction de directeur.

En 1948, Olivier se lance dans une tournée - triomphale et exténuante - de dix mois en Australie avec des acteurs de la Old Vic Company. Cette tournée réalisera un énorme bénéfice (£20.000). A Sidney, il a reçu un télégramme du conseil d'administration de la Old Vic Company lui stipulant qu'ils mettaient fin à son contrat et à celui de Richardson (qui était lui à ce moment à Hollywood). Officiellement, ils démissionneront! Le Conseil d'administration voulait que les directeurs soient présents à Londres, surtout si en remplacement de l'Old Vic on louait à grands frais un théâtre du West End, le New Theatre… Et enfin, ils voulaient que les directeurs se battent pour obtenir des subventions pour reconstruire l'Old Vic. Quoi qu'il en soit, Laurence Olivier, acceptera encore de jouer une saison entière avec la Compagnie, même sans être directeur.

En 1948, le Chancelier de l'Echiquier (ministre chargé des finances et du trésor) annonce que £1 million pourraient être attribués à la construction d'un National Theatre à deux conditions:

  1. Qu'une loi soit votée en ce sens

  2. Le LCC offre le terrain


1949

Un grand pas semble fait le 21 janvier 1949 quand un projet de loi est déposé devant le parlement: The National Theatre Bill. Cette loi prévoit donnera £1 million pour construire le National Theatre. Une des deux conditions est donc remplie pour que la somme soit vraiment débloquée par le Trésor anglais.

A côté de ce chiffre de £1 million, rien n'est prévu pour l'équipement du théâtre, ni pour ses frais de fonctionnement annuels.

L'importance du projet de loi est bien plus symbolique que pratique. Le principe de la nécessité de l'existence d'un National Theatre a été reconnu par une loi, mais sa mise en œuvre pratique sera reportée - apparemment indéfiniment, ou presque.


1950

Au moment où ils viennent d'obtenir une subvention et où il faut agir, l'entente entre les deux architectes en charge des plans du National est au plus bas. O'Rorke réalise les plans d'un théâtre qui se veut avant tout moderne et efficace avant d'être esthétique. C'est précisément ce que lui demande le Building Committee (auquel participe Laurence Olivier). De son côté, Cecil Masey, a fait ses propres plans … beaucoup plus traditionnels. Il sera «poussé vers la sortie». Il réclamera des dommages et intérêts faramineux pour l'époque (£5.500). Il obtiendra un peu plus de la moitié (£3.000). Et plus étrange encore, O'Rorke, pour en être débarrassé, accepte que cette somme soit prélevée, en plusieurs échéance, de son salaire à lui!

Le Building Committee valide les plans de la grande salle signés O'Rorke. Ce dernier estime qu'il faudra cependant £200.000 supplémentaires pour la petite salle. Le Joint Council accepte un compromis temporaire: utiliser l'Old Vic comme petite salle avant que la nouvelle petite salle soit financée.


1951

Festival of Britain
Pierre de fondation du National Theatre
posée par la Reine

L'année 1951 est une année importante à Londres, la capitale va accueillir dans le Souhtbank - quartier ravagé lors de la guerre, rappelons-le - une grande exposition nationale: le Festival of Britain. Conçu comme une grande exposition nationale pour célébrer le renaissance de la Grande-Bretagne après-guerre, ce Festival of Britain est l'enfant du journaliste britannique Gerald Barry, qui le veut «tonique pour la nation».

L'organisation du site du Festival, supervisé par l'architecte Hugh Casson, visait à mettre en valeur de nouveaux principes urbanistiques permettant de mieux reconstruire les villes britanniques d'après-guerre. Principalement, cela encourageait la construction de bâtiments dans le style moderniste international, avec des niveaux asymétriques, des passerelles pédestres surélevées, la suppression des ornements, … Le futur National Theatre - même s'il n'ouvrira que 25 ans plus tard - répond totalement à ces principes! La construction du site du Festival dans le Southbank a d'ailleurs inauguré un nouvel espace public en pleine ville, dont une nouvelle promenade le long de la Tamise, là où auparavant on ne comptait que des entrepôts industriels. Le Festival a ouvert en 1951 et a été un grand succès: 8 millions de visiteurs en cinq mois. Le Festival a cependant eu de nombreux opposants qui croyaient que l'argent aurait été mieux dépensé à construire des logements.

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Le Festival of Britain

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Pierre de fondation

Durant toutes ces «festivités», le vendredi 13 juillet 1951, une pierre de fondation du National Theatre est posée par SM la reine Elizabeth (la femme du Roi Georges VI et mère de la Reine Elizabeth II) sur un site proche du Festival Hall. La Reine dans son discours a déclaré: «Il est remarquable que dans ce pays où des musées publics et privés, des bibliothèques et des galeries d'art ont depuis longtemps proposés à des foules toujours plus grandes d'apprécier notre héritage culturel, le monde n'a pas réussi à jouir d'une telle reconnaissance. Mais aujourd'hui, une nouveau lien se crée entre la nation et le Théâtre, par cet engagement, agréé par le Parlement, qu'un National Theatre serait construit, majoritairement sur des fond publics.»

Signalons que malgré tout l'engouement autour de ce Festival of Britain, tous les bâtiments ont été détruits, à l'exception du Royal Festival Hall, à la demande du nouveau gouvernement de Churchill, qui trouvait que le style du Festival était trop «socialiste».


1952

Moins d'un an plus tard, avec l'accord du LCC, le site prévu pour le National Theatre est déplacé à côté du County Hall (où se trouvent actuellement les Jubilee Gardens et le London Eye). Il fallait encore que tout cela soit agréé par le Palais Royal pour que l'on ne croie pas que la Reine avait inauguré la pierre à un mauvais endroit! Il faut dire que nous venons de passer à l'emplacement numéro quatre de l'histoire, déjà longue, du National Theatre.

Et ce n'est pas fini!


Années '50

De nombreuses voix s'élèvent pour remettre en cause ce financement de £1 million pour la construction d'un National Theatre. En effet, pour eux, ce National Theatre existe, il joue à l'Old Vic qui a rouvert depuis quelques années! Ils préféraient que les £1 million soient utilisés pour aider les théâtres en province dont plus de 50 avaient fermé depuis 1945. N'oublions pas non plus que le rationnement des vêtements, de la nourriture et de l'essence ne s'est arrêté en Angleterre qu'en 1954. Il faut tout replacer dans une réalité globale.

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Manifestation

Mais cela n'empêche pas de défendre la culture. Le jeune critique (30 ans) de The Observer, Kenneth Tynan, et Richard Findlater, écrivant dans Drama, désespérant de voir un jour le National Theatre voir le jour, organisèrent une cérémonie parodique de funérailles autour de la pierre de fondation inaugurée par la Reine.

En 1959, alors que La Comédie Française est en tournée Londres, une caricature parait dans The Observer avec le slogan suivant: «Vous avez un théâtre national depuis 300 ans? Nous avons une pierre fondatrice!»

A la fin des années '50, Laurence Olivier rejoint le Joint Council où selon les dires de nombreux observateurs, il fut très efficace. Beaucoup le voyaient comme l'incontournable futur directeur du National Theatre.

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Peter Hall en 1955

Mais un autre artiste devient une étoile de ces années '50: Peter Hall. Né en 1930, il mettra en scène la création en langue anglaise de En attendant Godot de Beckett au Arts Theatre. Un lieu dont il deviendra directeur la même année, déclarant: «Notre théâtre est bien trop souvent d'avant-guerre, sûr et facile à vivre». Il se sent vit relativement pas à sa place à Londres car il trouve que le West End est dirigé par les goûts des plus tout-à-fait jeunes et pas encore tout-à-fait vieux de la middle-class.

Le directeur du Shakespeare Memorial Theatre de Stratford, Glen Byam Shaw, considéra vite que ce jeune et brillant artiste pourrait être son successeur. Il faut dire que le la programmation du lieu avait beaucoup évolué dans les années '50, proposant à l'affiche des stars de niveau international comme Laurence Olivier, Richardson, John Gielgud, Vivien Leigh et Peggy Ashcroft. A quoi venait se rajouter le jeune et brillant metteur en scène Peter Hall. Le Conseil d'administration du Shakespeare Memorial Theatre va proposer à Peter Hall de devenir directeur de ce qui est considéré par beaucoup comme l'un des trois plus importants théâtres anglais. A 27 ans. Et il va accepter…

A Stratford, durant l'été 1959, Laurence Olivier répète Coriolan que Peter Hall met en scène. Durant un lunch à Avon, ils eurent la discussion suivante:

  • - Laurence Olivier: Je vais être impliqué dans la création du National Theatre. Veux-tu devenir mon second?
  • - Peter Hall: Merci, Larry, je suis flatté… Mais je vais créer ma propre compagnie, et y serai numéro un.

Toute l'arrogance de la jeunesse! N'oublions pas, nous qui connaissons le futur, que Peter Hall succèdera à Laurence Olivier à la tête du National et que la passation de pouvoir sera à l'image de cette discussion.

Mais Peter Hall vient d'annoncer quelque chose de fondamental. Le Shakespeare Memorial Theatre ne va pas rester un simple "garage" mais va se doter d'une compagnie. Ce sera bientôt la RSC, la Royal Shakespeare Company. De quoi faire de l'ombre au National, qui n'existe toujours pas?