L'histoire de la naissance du National Theatre est l'histoire d'une longue, d'une très longue lutte: plus d'un siècle!

Il faut dire que les exemples étaient nombreux sur le continent européen: la France disposait d'un théâtre National (la Comédie Française) depuis 1680; mais le Danemark, la Suède et l'Autriche avaient les leurs depuis plus de deux cents ans. Voici comment tout a commencé en Angleterre …

Certains disent que l'histoire du Théâtre National anglais débute en 1564, à la naissance de William Shakespeare. Son influence sur les auteurs, metteurs en scène et acteurs, mais aussi son énorme attraction du public, ont favorisé la reconnaissance du théâtre comme un art majeur ce qui aurait dû permettre la fondation d'un théâtre National. Comme en France à l'époque de Molière et de Racine. Et pourtant, En Angleterre, il va falloir attendre…


1.3) Les prises de pouvoir (1960 à 1963)


1960

L'année commence donc par l'annonce fracassante par Peter Hall de la création d'une troupe permanente, jouant toute l'année à Stratford mais aussi dans un lieu à Londres. Ils joueraient des pièces de Shakespeare mais aussi des auteurs contemporains. Un National Theatre est-il encore nécessaire? Bien joué, Peter Hall!

Il faut dire que cela fait presque 10 ans que la pierre de fondation a été posée et que rien n'a changé en pratique pour la création d'un National Theatre.

Cependant, comme nous venons de le voir, le monde du théâtre a changé et plusieurs entités peuvent se revendiquer de représenter le théâtre anglais: la Old Vic Company, bien sûr, mais aussi la troupe fraichement créée par Peter Hall au Shakespeare Memorial Theatre de Stratford (et son extension à Londres, à l'Aldwych).

Du coup, le Joint Council of National Theatre (la mention à l'Old Vic a été retirée) se réveille et rend au Chancelier de l'Echiquier un rapport évaluant les coûts actuels de construction du théâtre à £2,3 millions augmentés de coûts de fonctionnements actuels de £500.000. Pour tout compliquer, le Sadler's Well Opera a exprimé son souhait de devenir l'opéra officiel de Londres et d'intégrer le projet du National. Et enfin, la compagnie de Peter Hall rejoint le Joint Council.


Mars
1961

Hall a réussi à convaincre le Palais de Buckingham de changer l'intitulé Shakespeare Memorial Theatre qu'il trouve ringard. Et il est vrai qu'il a presque un siècle… A partir du lundi 20 mars 1961, par ordre de sa Majesté la Reine, le théâtre s'appellera le Royal Shakespeare Theatre et ses acteurs appartiendront à la Royal Shakespeare Company.

A Londres, les choses vont s'accélérer car la pression est mise sur le Chancelier de l'Echiquier Selwyn-Lloyd pour qu'il verse l'argent promis mais il refuse officiellement, le mardi 21 mars, promettant d'aider putôt la Old Vic Company, la Royal Shakespeare Company et d'autres théâtres en province pour un total de £450.000.

Le jeudi 23 mars, le London County Council annonce attribuer £3,7 millions à la construction de nouveaux lieux artistiques dans le Southbank, à l'endroit où était prévu le National Theatre (entre le Festival hall et le Waterloo Bridge: ce seront le Queen Elizabeth Hall, la Purcell Room et la Hayward Gallery.

Quelle semaine!


Avril
1961

Mais ce n'est pas fini. Deux semaines plus tard, le 4 avril, nouvelle annonce incroyable!

Le LCC annonce qu'il s'engage à payer la moitié du coût de construction du futur National Theatre, si le gouvernement fait sa part du travail! En plus il veulent bien offrir le terrain.

Cela pourrait tout débloquer, surtout qu'on est proche des élections…

Suite à l'annonce du 23 mars, Peter Hall, fin stratège, demande le 13 avril £350.000 pour rénover le Royal Shakespeare Theatre de Stratford et rien de moins que £124.000 pour subventionner sa saison 1962-1963 (ce qui représente 87% de la somme attribuée à l'ensemble des théâtres hors Londres)!


Mai
1961

Le 12 mai, la Princesse Alexandra place la pierre inaugurale du Chichester Festival. Attardons-nous un peu sur ce nouveau venu…

Le Chichester Festival Theatre a été fondé par un opticien ophtalmique (et oui…) et ancien maire de la petite ville de Chichester (20.000 habitants), Leslie Evershed-Martin, suite à une idée qu'il a eue en regardant un reportage à la TV en 1959 sur le Tyrone Guthrie Theatre Festival à Stratford au Canada (pas en Angleterre donc!). Il voulait créer une fête théâtrale l'été se tenant dans un lieu inspiré par le design révolutionnaire du théâtre au Canada.

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Le projet de Chichester Festival Theatre
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La première saison du Chichester Festival (1962)

Après cette illumination télévisuelle, il a travaillé sans relâche pour obtenir le soutien du Chichester City Council, pour trouver un site adéquat, pour motiver les particuliers et les entreprises à collecter les £105.000 nécessaires pour que cette idée folle devienne une réalité… Et bien, le théâtre a ouvert ses portes en 1962. C'est plus rapide que le National Theatre. Et ce n'est pas un petit théâtre: 1.200 places…

Suivant le modèle canadien de Stratford, les architectes, Powell et Moya, ont dessiné un théâtre avec des sièges autour d'une scène qui occupe le centre la salle, combinant les anciennes architectures théâtrales grecques et romaines avec des éléments du théâtre élisabéthain. Quand le Chichester Festival Theatre a ouvert, c'était le premier théâtre avec une architecture moderne en Grande-Bretagne… depuis 400 ans.

Et qui va être le premier directeur artistique de ce Festival «provincial»?

Et bien Laurence Olivier! Le projet de National Theatre n'avançant pas concrètement et sa carrière cinématographique devenant plus ... difficile, il se lance dans un nouveau projet!

Il propose que chaque été ce Festival propose différents spectacles (3 ou 4) joué majoritairement par la même troupe. Cette troupe sera le noyau de la future National Theatre Company.


Juillet
1961

En juillet, après de nombreuses négociations et la proposition alléchante du LCC du mois de mars, Lloyd, le Chancelier de l'Echiquier, revient sur son refus d'intervenir financièrement pour la création d'un National Theatre à Londres. Mais…

Le 12 juillet, il proclame au parlement que le gouvernement est prêt à rejoindre le LCC dans sa volonté de créer un lieu d'expression artistique où se rejoindraient la Old Vic Company, la toute jeune RSC … et le Sadler's Wells Opera!

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Le Quatrième Saddler's Wells Theatre (1931-1996)

Le gouvernement ne mettra pas plus que les £1 million prévus pour le bâtiment et £400.000 annuels de fonctionnement (£230.000 pour le théâtre et £170.000 pour l'opéra) dans le nouveau bâtiment et aussi à l'Old Vic Theatre. Il précise aussi que si l'une des trois organisations ne participe pas au projet, le gouvernement ne se lancera pas.

Le lendemain, Peter Hall déclare dans la presse :«Oui, cela m'exciterait si on me proposait de le poste de directeur du National Theatre.»

En plus, beaucoup ne comprennent pas pourquoi, si ce n'est pour des raisons d'économies budgétaires, on greffe sur une fusion «logique» OV/RSC une troisième compagnie, qui plus est d'opéra.

Tout semble avoir avancé, et pourtant. Les choses se crispent.


Août
1961

On se souvient que le 21 mars, Lloyd avait promis une aide à la RSC alors qu'il refusait de financer la création d'un National Theatre. Mais comme il a changé d'avis pour le National Theatre, il revient le 16 août sur sa promesse d'aider la RSC. Mais Peter Hall a déjà engagé l'argent promis: en dehors du Royal Shakespeare Theatre de Stratford, il loue l'Aldwych Theatre de Londres mais aussi le Arts Theatre de Londres (le théâtre où il avait créé En attendant Godot en anglais en 1955). Ce dernier théâtre est destiné au théâtre expérimental. Il est donc à la tête de trois théâtres et de coûts en folle expansion … mais sans subventions!

Le 18 août, Lord Goodman du Arts Council se rend à Stratford pour présenter un projet de convention fondatrice du National Theatre à Peter Hall et Fordham Flower (président du CA de la RSC), croyant naïvement que, au niveau du principe du moins, le projet de fusion des trois entités était accepté.

La discussion va tourner au vinaigre. Une des question posée est: «Qui sera le directeur?» La réponse est claire: vraisemblablement Laurence Olivier. Même si les qualité de Laurence Olivier sont soulignées, les deux hommes de la RSC font plus que comprendre que s'il devient directeur, la RSC ne rejoindra pas la constitution du NT.

Le 30 août, Lord Cottesloe qui dirige le Arts Council confirme fermement à la RSC que si elle ne rejoint pas le projet du NT, elle ne touchera aucune subvention.


Septembre
1961

Le 20 septembre, le projet de convention est présenté devant le Joint Council qui doit le finaliser. Flowers, qui représente la RSC au Joint Council, comprend qu'il s'agit vraiment d'une intégration complète des trois entités qui sera placées sous une direction centralisée unique, avec une seule troupe commune. Flower et Hall sont tous deux persuadés que cela tuera dans l'œuf ce qu'est en train de devenir la RSC.


Octobre
1961

Le 2 octobre, Olivier est interviewé par la télévision. On lui demande s'il devait choisir entre subventionner des Festivals comme celui de Chichester ou un National Theatre, ce qu'il choisirait… Redoutable question quand on dirige l'un et rêve d'être intronisé à la tête de l'autre. La réponse est intelligente: «Au plus il y aura des Festivals comme celui de Chichester dans le sud, dans les Midlands ou dans le Nord, au plus le vide deviendra évident et douloureux à Londres et au plus il sera indispensable qu'un National Theatre se crée.»

Le 10 octobre 1961, est créé au Royal Shakespeare Theatre de Stratford Othello de Shakespeare dans une mise en scène et une scénographie de Franco Zeffirelli avec rien de moins que John Gielgud (Othello) et Dorothy Tutin (Desdémone). Les critiques sont catastrophiques, trouvant le spectacle interminable (4 heures et demies) et des décors surchargés. Un simple exemple: «There are flags and banners, piles of books, trunks and chests, rolls of carpet, jewel boxes, documents and maps, more steps than Odessa ever dreamed of, stone walls that certainly do a prison make, sticks of sealing wax, a backdrop after Veronese and bronze doors a long way after Ghiberti; and 70 times 7 pillars without a drop of wisdom.» (Bernard Levin, Daily Express). Alors, bien sûr, un flop cela arrive. Au lieu de montrer un exemple de 'grand théâtre national', Hall doit reconnaître qu'il vient de produire une 'catastrophe nationale'. Ce n'est pas le moment quand on cherche qui peut avoir les épaules assez solides que pour fédérer un National Theatre.

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Othello (RSC - Stratford - 1961)

Novembre
1961

Le 22 novembre 1961, Peter Hall présente le rapport annuel de la RSC. En fait, il énonce une vraie mise en garde: «Il s'agit d'un moment très délicat et dangereux… Si le National Theatre est créé formé et fortement subventionné... nous pourrions être les parents pauvres de l'opération.» La saison 1960-61 de la RSC s'est jouée dans des salles remplies à 96,2% à Londres et à Stratford. C'est difficile de faire mieux!! Et bien, malgré ces salles pleines mais sans subsides, la RSC a perdu £21.870,52.


Décembre
1961

Le 18 décembre 1961, le Joint Council prévient le Chancelier de l'Echiquier que la RSC restera artistiquement et financièrement indépendante du National Theatre. Est-ce la fin de tout, vu que le Chancelier voulait les trois structures ou rien? Cette année 1961 - la première où les choses avaient vraiment bougé - n'aurait-elle servi à rien?


Janvier
1962

Le 10 janvier 1962, Laurence Olivier annonce la programmation du premier Chichester Festival. Il programme trois pièces très différentes: Oncle Vanya, The Chances et The Broken Heart. Il décide de les mettre en scène toutes les trois et de jouer Dr Astrov dans Vanya et Bassanes dans The Broken Heart. Rien que ça!

Le 30 janvier 1962, la RSC annonce officiellement qu'elle se retire du Joint Council.

Hall en profite pour écrire une lettre à Laurence Olivier: «Je suis très déçu. Quand nous avons dîné ensemble en novembre dernier, nous étions totalement d'accord. Maintenant, certains disent que nous ne sommes pas entièrement d'accord.

Mon conseil d'administration s'est retiré parce qu'ils essayaient d'être constructifs et clairs dans la création d'un National Theatre et qu'ils pensaient que le triptyque Wells/Vic/RSC était administrativement ingérable. Et aussi parce que ce n'était pas le plan que nous avions envisagé en décembre 1960.

Ce qui me touche le plus, c'est que notre retrait a été représenté au Chancelier en des termes beaucoup plus douteux. Il en découle que c'est nous qui n'avons pas joué le jeu, qui avons été peu constructifs et que nous allons nous retrouver sans un sou.

Pourquoi tout ceci? Parce que ce n'est pas la vérité. Je veux un National Theatre tout autant que vous et vous savez que c'était mon espoir d'y travailler un jour avec vous... Mais évidemment ma première loyauté doit être à Stratford. Si votre nouvel empire veut tuer Stratford et ma Compagnie, alors qu'auront nous fait si ce n'est un grand gâchis. Stratford et l'Aldwych doivent rester une petite chose par rapport au National Theatre. Pourtant avec un peu d'argent, nous pourrions faire beaucoup... Pouvons-nous travailler sans un harnais de sécurité? Dans le cas contraire, les fondations qui j'ai maladroitement posées à Stratford... pourraient aussi bien ne pas avoir existé.»


Février
1962

Le 7 février 1962, Hall demande au CA de la RSC s'il peut lancer une campagne de presse afin d'obtenir le soutien de cette même presse dans son combat avec le Arts Council pour obtenir des subventions, même s'ils n'intègrent pas le projet du National Theatre. Ils vont, entre autres, affirmer que la RSC devra quitter l'Aldwych Theatre.


Mars
1962

Le 12 mars 1962, le Joint Council apprend que le projet global se fera en fait avec deux bâtiments: celui pour l'opéra le long du County Hall (au niveau du London Eye actuel) et celui du théâtre, sur un terrain plus grand, le long du Hungerford Bridge. Cela permet de construire un grand amphithéâtre dans un premier temps, puis quand l'Old Vic «tombera en ruines», un théâtre plus classique derrière le premier bâtiment.


Avril
1962

Le 5 avril 1962, Laurence Olivier répond à la lettre de Peter Hall, point par point:

«Maintenant, certains disent que nous ne sommes pas entièrement d'accord.

Certaines de vos déclarations à la presse ont peut-être donné l'impression d'être des doléances... Je considère toujours la presse comme un moyen bien peu fiable de s'exprimer, et ma détermination actuelle à résister est principalement due à éviter tout malentendu mais aussi à éviter de passer pour un connard. Toutes les déclarations que vous avez faites sur le National Theatre sont très embarrassantes pour moi, et je vous ai en effet conseillé de ne jamais parler avec ces cons.

Mon conseil d'administration s'est retiré parce qu'ils essayaient d'être constructifs et clairs dans la création d'un National Theatre.

Pardonnez-moi, cher enfant, mais c'est complètement idiot. Ils se sont retirés seulement par amour-propre et quand on a fait observer que cette attitude mettait fin à tous nos projets, il n'y a eu aucune autre réaction plus constructive qu'un haussement d'épaules désolé.

Je veux un National Theatre tout autant que vous

Vous avez vraiment décidé d'être le National Theatre vous-même ou d'amener Stratford à être l'héritier du trône. Si ce n'est pas vrai, puisque je sais vraiment que vous voulez un National Theatre, pour de simples observateurs cela peut y ressembler…

Jamais je ne permettrais à quoi que ce soit de «tuer Stratford» et vous ne devez vraiment pas me jeter à la figure des mots comme «Empire»… Pas vous. Pas avec Stratford, l'Aldwych Theatre et maintenant le Arts Theatre, parce que vous semblez assumer les responsabilités du National Theatre. Donc, vous n'êtes pas contre le monopole sauf s'il est détenu par le National Theatre au lieu de Stratford!

Votre lettre me semble avoir un ton légèrement hystérique qui me fait dire que vous n'allez pas bien - ou que vous essayez de me faire croire n'importe quoi, ce que je n'aime pas plus! Ce n'est pas à un singe que l'on apprend à faire des grimaces.

Dans le cas contraire, les fondations qui j'ai maladroitement posées à Stratford... pourraient aussi bien ne pas avoir existé.

Voilà, c'est ça! Mon Dieu, je comprends tout. J'ai réalisé toutes ces implications lorsque nous avons parlé pour la première fois pendant les répétitions de Coriolan en 1959. Votre stratégie revient à créer un National Theatre. Mais malheureusement, ce sont les membres de votre conseil d'administration qui sont responsables de votre impasse actuelle. Et s'il faut affronter toutes ces difficultés pour le National Theatre, les soucis de Stratford ne peuvent être une priorité absolue.

Directeur du National Theatre semble être la fonction la plus pénible, la plus gênante et la plus embarrassante. Une fonction remplie de compromis et jamais bien assumée. Mais une putain de fonction que n'importe qui pourrait être assez fou d'accepter et cette idée me remplit d'effroi.


Juillet
1962

Le 3 juillet 1962, le LCC valide officiellement l'arrivée du National Theatre dans le Southbank. Le Chancelier crée le National Theatre Board présidé par Olivier Lyttelton (devenu Lord Chandos) et le South Bank Theatre and Opera House Board dirigé par Lord Cottesloe, qui supervisera lui la construction du bâtiment.

Mais ce même 3 juillet 1962, c'est aussi la toute première "Opening Night" au Chichester Festival: The Chances dans une mise en scène de Laurence Olivier. La presse accueillera avec froideur ce spectacle qui n'est guère convainquant. Le 9 juillet, c'est au tour de The Broken Hart à vivre son Opening Night. Même accueil très mitigé par la critique. Le 15 juillet, à la veille de l'Opening Night de Oncle Vanya, la troisième et dernière pièce du Festival, Kenneth Tynan publie dans The Observer une critique très dure du "système" Laurence Olivier. S'adressant directement à lui: «Votre mise en scène et votre interprétation de Bassanes confirment la sensation générale que quelque chose ne va pas avec vous! ... Demain, vous aurez dirigé trois pièces et aurez incarné deux rôles de premier ordre. C'est trop.» Olivier ferait bien de se rappeler qu'à l'Old Vic, lors des saisons miraculeuses 1944-46, il partageait le pouvoir au sein d'un triumvirat (avec Ralph Richardson et John Burrell). Il ferait bien de faire de même s'il devient un jour directeur du National Theatre. Le lendemain, le 16 juillet, c'est donc l'Opening Night d'Oncle Vanya. Olivier n'a pas lu l'article de Tynan, sa femme le lui a caché. Mais Oncle Vanya va être un immense triomphe. Tynan sera debout pour applaudir.


Août
1962

Le 3 août 1962, Laurence Olivier accepte de devenir le premier directeur artistique du futur National Theatre. Il assumera toujours la direction du Chichester Festival mais sera moins omniprésent. Il demande d'ailleurs à Harold Pinter, Robert Bolt et John Arden de participer à l'édition 1963. Plus étonnant, il demande aussi à Peter Hall de venir voir une représentation dans le dispositif scénique moderne du Chichester Theatre, parce que cela pourrait servir pour le National Theatre. Maintenant qu'il a gagné, Laurence Olivier, est plus magnanime qu'en avril…

Le 13 août 1962, c'est la première réunion du South Bank Theatre and Opera House Board. Laurence Olivier est le seul artiste à y siéger. La mission est simple: construire une salle de type auditorium pour le National Theatre et une salle d'opéra pour remplacer le Sadler's Wells. Il savent qu'ils n'arriveront pas à finaliser la construction pour le quatre centième anniversaire de Shakespeare. Ils ne sont pas obligé de travailler avec O'Rorke qui avait dessiné les derniers projets.

Le 21 août, Olivier reçoit une lettre de Kenneth Tynan. Il reconnait qu'Olivier doit être très énervé par toutes ces dures critiques que le journaliste a faites ces dernières années dans The Observer. Mais il lui affirme que cela ne change rien à toute l'admiration qu'il a pour lui et à l'enthousiasme qu'il a de le savoir à la tête du National Theatre. Il ajoute qu'un tel théâtre doit disposer d'un conseiller littéraire, conseillant des pièces au directeur et qu'il se voit bien occuper ce poste. Olivier qui a maintenant lu la terrible critique de Tynan de juillet à Chichester réagit de manière directe en demandant à sa femme: «Comment on peut écraser ce petit cafard?» Elle est beaucoup plus tempérée car elle sait que la culture littéraire et la passion de Tynan pour le théâtre sont immenses. Elle a aussi compris qu'engager Tynan dans l'équipe de son mari permettrait d'atténuer toutes les critiques de ceux qui prétendent qu'il ne sait pas déléguer. Olivier fera donc de Kenneth Tynan son conseiller littéraire (Literary Manager). Et il occupera brillement ce poste jusqu'en 1973. Il sera débarqué par Peter Hall.


Octobre
1962

Le 20 octobre, Laurence Olivier se rend à Stratford pour faire une proposition à Fordham Flower, le président de la RSC: si la RSC ne joue plus à l'Aldwych, elle pourra jouer trois mois par an au National Theatre. La réponse de Flower - dont il envoie copie à Lyttelton et Cottesloe - est sans équivoque:

Nous virer de l'Aldwych ne revient à rien de moins que de tuer la RSC telle que nous l'avons faite... Les enjeux sont donc assez importants! Il est inutile de tourner autour du pot...

Vous, l'un des grands acteurs de notre époque, avez reçu le National Theatre et vous mettez toute votre réputation dans la balance pour en faire un grand succès. Mais, vous considérez, à tort d'après moi, une RSC en expansion et prospère comme une menace...

Jamais je n'accepterai que le meurtre de la RSC soit indispensable à la création d'un National Theatre. Nous ne servons pas le théâtre si chacun de nous essaie d'égorger l'autre.

Le 23 octobre, Olivier répondra qu'il ne croyait pas, en venant avec un rameau d'Olivier, envenimer la situation. Il affirme n'avoir proposé cette solution que si leur demande de subside n'était pas acceptée et qu'ils ne pouvaient plus se payer l'Aldwych.

Dans le même temps, Cottesloe confirme une subvention de £47.000 pour la RSC pour la saison 1963-64, ce qui lui permet de louer l'Aldwych. Cle ne représente que 36% des £130.000 que recevra le National Theatre mais Hall est satisfait et est persuadé que cette décision est due à toutes les campagnes de presse qu'il a menée durant l'année '62. Quoi qu'il en soit, l'état subsidiera deux compagnies nationales!


Février
1963

Laurence Olivier tente de recruter des metteurs en scène pour le futur National Theatre. Il pense à Michael Elliott, le directeur artistique de l'Old Vic, mais ce dernier refuse car il veut rester 'libre'. John Dexter acceptera immédiatement et William Gaskill aussi, mais après s'être fait un peu désirer.


Mai
1963

Le 15 mai, Olivier - très préoccupé par la double direction qu'il doit assumer - rencontre Evershed-Martin (cet homme incroyable qui a rêvé, réunit le financement et a créé le Chichester Festival) et lui annonce qu'il ne restera à la tête du Festival que si en 1964, c'est la National Theatre Company qui assume les spectacles présentés.

Evershed-Martin a difficile à admettre que le théâtre qu'il a rêvé ne soit plus un producteur indépendant et soit transformé en un garage pour le National Theatre. Il aimerait que le Festival soit libre avec Olivier à sa tête, même s'il est aussi à la tête du NT. Olivier aimerait aussi mais déclare: «Si j'avais pu trouver quelqu'un qui soit capable de prendre ma place [à Chichester], j'aurais accepté... Trouvez-vous vaniteux de ma part si je dis que vous ne ferez pas mieux avec quelqu'un d'autre que moi et que vous êtes presque certain de faire pire?» Evershed-Martin ne peut s'opposer à ce rouleau compresseur.

Mais déjà pour la programmation du Festival 1963, le désaccord est profond entre les deux hommes. Olivier a programmé deux créations (The Workhouse Donkey de John Arden et Saint Joan de Shaw) et une reprise (Oncle Vanya). Quand Evershed-Martin lui dit qu'il préférerait trois créations, Olivier lui hurle, en plein restaurant du Théâtre de Chichester: «Ne me dîtes pas ce que je dois faire dans mon théâtre».

Le 28 mai, Evershed-Martin s'inquiète auprès d'Olivier que le budget du Festival 1963 soit en déficit de £9.000 sur base d'un taux de remplissage de 75%. Ce qui l'inquiète, c'est surtout le spectacle The Workhouse Donkey qui nécessite 30 comédiens et parle de la corruption dans une petite ville - quand Tynan a lu la pièce, il a trouvé que c'était l'un des textes les plus compliqués qu'il ait lu. Evershed-Martin a peur que cela n'attire pas les spectateurs. Olivier botte en touche parce que dans le monde du théâtre on ne sait jamais prévoir ce qu'il va vraiment arriver!


Juin
1963

Le 15 juin 1963, la Old Vic Company donne sa dernière représentation à l'Old Vic car le lieu va bientôt être investi par la National Theatre Company. La Old Vic Company sera d'ailleurs dissoute, car elle n'a plus de raison d'être.


Juillet
1963

Le 24 juillet 1963, le Chichester Board accepte à l'unanimité que le Festival 1964 se déroule en association avec le NT. Mais les premiers spectacles du NT à l'Old Vic vont s'appuyer sur Chichester: Oncle Vanya et Saint Joan seront joués dans les premiers mois d'existence du NT. D'ailleurs le NT rachète les costumes de Saint Joan pour £3.000 et le droit de jouer Oncle Vanya pour £1.000. Saint Joan et la reprise d'Oncle Vanya sont des succès, The Workhouse Donkey est un flop. Il ne sera pas transféré au NT.


Août
1963

Le 6 août 1963, le NT fait une conférence de presse pour annoncer sa première saison. L'influence de Tynan est très claire et la programmation très diversifiée. On ouvrira avec Hamlet mise en scène par Laurence Olivier avec Peter O'Toole dans le rôle-titre. Ce sera le seul Shakespeare. Il y aura aussi The Voysey Inheritance, en hommage à Grandvile Barker qui fut l'un des grand défenseurs de la création d'un théâtre national. Mais ils annoncent aussi £40.000 de travaux pour restaurer l'Old Vic Theatre (nouveau système son, nouveau plateau-tournant, agrandissement de la scène - et supression de deux rangs, rénovation des foyers, …) en seulement 10 semaines!

Le 20 août 1963, The Wars of the Roses ouvre au Royal Shakespeare Theatre de Stratford. Il s'agit d'une adaptation signée John Barton (avec l'aide de Pater Hall) des trois Henry VI de Shakespeare et de Richard III du même Shakespeare. De ces quatre pièces, il en a fait trois:

  •  Henry VI (comprenant une version raccourcie de Henry VI Partie 1 et environ la moitié de Henry VI Partie 2, jusqu'à la mort du Cardinal Beaufort)

  •  Edward IV (comprenant la seconde moitié de Henry VI Partie 2 et une version raccourcie de Henry VI Partie 3)

  •  Richard III (une version raccourcie de Richard III).

Ce nouveau trio de pièces comprenait 1.450 lignes écrites par Barton et 6.000 lignes de Shakespeare (sur les 12.350 lignes originales).

La création de ce spectacle a été très difficile. Peter Hall était éreinté par les combats incessants liés à l'existence de la RSC, son mariage en a même volé en éclats. Après deux semaines de répétitions, Peter Hall s'est effondré et a même pensé au suicide! Contre l'avis des médecins, il est retourné au travail le lendemain! Mais le spectacle fut un énorme succès public et critique. La presse est même dithyrambique:

«Une production monumentale. Un des adaptations les plus puissantes de notre époque, une production à retenir toute notre vie… La dernière scène - la bataille de Bosworth - résume et finalise tout ce qui a précédé. À la fin, Richard, cassé, fou et épuisé, un Hitler à la recherche d'un bunker, invoque jusqu'à ses dernières forces le duel avec Richmond. C'est horrible, primitif et sauvage: voilà ce qu'est The Wars of the Roses.» Daily Mail, Bernard Levin

«Je doute que quelque chose d'aussi précieux ait jamais été fait pour Shakespeare dans toute l'histoire du théâtre» Harold Hobson

Ce nouveau trio de pièces comprenait 1.450 lignes écrites par Barton et 6.000 lignes de Shakespeare (sur les 12.350 lignes originales).

La création de ce spectacle a été très difficile. Peter Hall était éreinté par les combats incessants liés à l'existence de la RSC, son mariage en a même volé en éclats. Après deux semaines de répétitions, Peter Hall s'est effondré et a même pensé au suicide! Contre l'avis des médecins, il est retourné au travail le lendemain! Mais le spectacle fut un énorme succès public et critique. La presse est même dithyrambique:


Octobre
1963

Le 9 octobre 1963, après plus d'un demi-siècle de combats pour l'ouverture d'un National Theatre, Lord Esher décède.

Le 22 octobre 1963, voici, enfin, la première "Opening Night" du National Theatre. A l'Old Vic encore, mais quand-même. L'aventure vient de débuter concrètement.


Mais avant de passer aux premières saisons du National Theatre, arrêtons-nous encore un peu sur ces fabuleuses années 1961-63 qui ont défini le théâtre subventionné britannique que nous retrouvons encore aujourd'hui: Chichester, Stratford et Londres.

Dans une ville de seulement 20.000 habitants, Evershed-Martin a créé le Chichester Festival Theatre sans subventions nationales ou locales, en en faisant une entreprise communautaire saisonnière plutôt qu'ouverte toute l'année. Il a défié la sagesse populaire qui affirme que, même dans les villes d'un demi-million d'habitants ou plus, il faut généralement trois ans avant que les citoyens prennent pleinement conscience d'un nouveau théâtre autour d'eux... Et que pendant cette période transitoire, le théâtre doit être aidé par le Arts Council.

Vu que le Chichester Festival Theatre ne dépendait pas des fonds publics, pendant les trois ans et demi qui ont séparé l'idée de la première représentation, il lui a fallu trouver un capital final de £110.000 en n'ayant aucune dette - un chiffre miraculeux si on le compare au siècle de faux espoirs autour du National Theatre. Evershed-Martin a écrit: «L'esprit pionnier existe toujours en Grande-Bretagne, chaque fois qu'il n'est pas écrasé par la bureaucratie.»

Il s'attire l'intérêt des médias nationaux en obtenant les services de Laurence Olivier qui, lui, savait que cela augmenterait ses chances pour le National Theatre en prouvant qu'il était capable de gérer un théâtre avec une compagnie et qu'il n'était pas qu'un simple acteur ou metteur en scène. Exactement comme Hall l'a fait à Stratford. Malgré une «saine méfiance pour les opinions de tous ceux qui ne dépendent pas du théâtre pour vivre», Olivier en est venu à considérer Evershed-Martin comme «un spécimen rare en ces jours, à savoir un homme très bon». Si l'opticien mérite d'être classé à côté du fondateur de Glyndebourne, John Christie, comme le dit Hall, il est un de «ces anglais excentriques qui réalisent l'impossible, parce que jamais ils n'ont pensé un instant que c'était impossible.»

Le Festival Theatre a profondément modifié l'avis des critiques britanniques et des directeurs de théâtre par rapport aux diapositifs scéniques de «théâtre ouvert» (où la scène s'avance dans le public). Quiconque aurait recommandé au milieu des années '50 que le futur National Theatre soit un théâtre ouvert plutôt qu'un théâtre à proscenium, aurait été traité de fou. La saison d'ouverture de Chichester et, en particulier, Oncle Vanya, ont jeté le doute quant à la la sagesse, la justesse et la modernité du projet de National Theatre à proscenium dessiné par O'Rorke.

De son côté, de 1961 à 1963, Hall a transformé la Shakespeare Memorial Theatre - saisonnier, provincial, auto-suffisant - en une entreprise subventionnée, jouant toute l'année à Stratford et à Londres, devant plus de 300.000 personnes par an. Le Arts Council allait bientôt doubler les subventions de la RSC, à £96.000 pour la saison 1964-65 (au lieu des £47.000 pour la RSC pour la saison 1963-64), ce qui permet à Hall de prétendre qu'elle avait été «reconnue à l'échelle nationale comme une entreprise qui doit être soutenue, non seulement pour l'année suivante, mais pour toujours.»

Anthony Quayle avait prédit que Hall - et seulement Hall - pourrait offrir une nouvelle vie et donner du sang neuf au Royal Shakespeare Theatre. Si Hall et Fordham Flower avaient accepté la "fusion" du NT avec la RSC telle que voulue à l'époque, les pièces de Shakespeare seraient aujourd'hui jouées à Stratford sous la bannière du NT, mais des centaines de créations et de revivais montés par la RSC indépendante au cours de ces 50 dernières années n'auraient sans doute jamais vu le jour.

En ce qui concerne le National, Hall a lui-même a reconnu que seul Olivier, qui dominait ses contemporains, avait le charisme, la réputation et la volonté pour faire de ce rêve une réalité, après des décades de procrastination. Sans bâtiment et sans directeur en 1961, le National Theatre disposait désormais de subventions du gouvernement fédéral et des autorités londoniennes pour un théâtre dans le Southbank, et Olivier s'est consacré à une tâche impressionnante, avec fierté, appréhension et une véritable humilité.

Depuis 1963, les tournées à l'étranger et les transferts vers Broadway de productions du National Theatre et de la RSC, les centaines de revivals en Europe et aux Etats-Unis de pièces crées au Royal Shakespeare Theatre, à l'Aldwych et à l'Old Vic, contribueront à entretenir la réputation du théâtrale anglais. Cette prééminence ne peut être attribuée uniquement à Olivier et à Hall, mais le public d'aujourd'hui devrait être reconnaissant que les ambitions démesurées de ces deux hommes exceptionnels ont atteint leurs sommets au même moment. Des directeurs moins obstinés nous auraient peut-être laissés sans même une compagnie nationale de théâtre, ou, au mieux, une compagnie hybride appauvrie. Qu'aujourd'hui coexistent encore le National et le RSC, mettant en scène des classiques mais aussi des créations à et nouveaux travaux à Stratford, à Londres et à New York, nous le devons principalement à cet affrontement entre Laurence Olivier et Peter Hall.