4.
1866 - «The Black Crook», première création américaine

 5.14.
Cole Porter (I)

 5.15.7.
Rodgers & Hart
Saison 1927-28:
Consécration...
et début des flops


 5.16.
Noël Coward

 6.
1927 - «Show Boat»

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Ce schéma ne comprend que les spectacles se jouant durant la saison 1927-1928.
Les saisons 1926-1927 et 1928-1929 sont incomplètes.

A) 25 sept. '28: «Chee-Chee» - Terrible flop mais œuvre importante

A.1) Un musical à part

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Partitions de «Chee-Chee»

Des 23 musicals de Rodgers et Hart à Broadway, Chee-Chee () (1928, 31 représ.) a connu la plus courte série de représentations, et ce n’est que 50 ans plus tard, en 1976, quand Rex () (1976, 49 représ.) a fermé après 49 représentations seulement, qu’un autre musical de Rodgers connaitra une si courte vie. Ce musical fut un terrible flop. Terrible...

Rodgers et Hart, depuis longtemps, croyaient fermement que dans un musical il fallait une étroite unité étroite entre les chansons et l’histoire. Mais ils n’ont pas toujours été en mesure de mettre leurs théories en pratique, car certains musicals étaient des commandes … . Chee-Chee () leur a donné cette chance. Pour éviter l’éternel problème de l’arrêt de la progression de l’histoire lorsque les chansons prenaient le dessus, ils ont décidé dans Chee-Chee () d’utiliser un certain nombre de courts morceaux de quatre à seize mesures chacun (et donc de moins d’une minute), ne laissant dans le musical que six chansons de forme et de longueur traditionnelles. De cette façon, la musique serait une partie essentielle de la structure de l’histoire plutôt qu’un appendice de l’action. Le concept était tellement inhabituel, qu’il ont même jugé nécessaire d’attirer l’attention des spectateurs là-dessus dans le programme:

«NOTE : Les numéros musicaux, certains très courts, sont tellement imbriqués dans l’histoire qu’il serait déroutant pour le public de lire une liste complète.»

 

Même s'il s'agit d'un vrai flop, il nous semble important, vu les ambitions de ce musical, de s'y attarder un peu longuement...

A.2) Création de «Chee-Chee»

Après l’accueil un peu décevant de Present Arms () en cette fin d’avril 1928, Rodgers et Hart devaient se remettre au travail sur un projet suivant. Après la mort de son grand-père maternel, qu’il adorait, Rodgers s’est retiré quelque temps en famille. L’idée suivante provint de Hart… Et comme souvent, lorsque Hart avait une idée, il se battait jusqu’au bout avec acharnement pour qu’elle se concrétise.

Le Grand Eunuque

Le caractère du Grand Eunuque appartient à l’histoire. Son vrai nom était Li Lien Yin et il était le favori de la célèbre impératrice douairière Tsen Hi. Pendant près d’un demi-siècle, il a dominé la Chine par ses pouvoirs mystérieux et il a joué un rôle particulièrement important en 1900, à l’époque des soulèvements des Boxers et du siège des légations. La population a donné à cet individu singulier le surnom de «Pi Siao Li».
Son fils Li Pi Tchou est un personnage imaginaire.

Hart avait lu un roman d’un auteur français, Charles Petit: Le Fils du Grand Eunuque. La traduction anglaise, The Son of the Grand Eunuch était parue en 1926 aux États-Unis. Après lecture, Hart était persuadé que ce livre était la base idéale de leur futur musical.

De quoi parle ce livre? Li-Pi Tchou est le fils aîné du Grand Eunuque Li Pi Siao. Li-Pi Tchou et sa femme Chee-Chee fuient Pékin parce que le jeune homme, sur le point de succéder à son père, refuse le poste et ses contraintes, dont celle de «perdre sa virilité», c’est-à-dire d’être castré. Le Grand Eunuque donne à son fils une grosse somme d’or dans un dernier geste de tendresse, mais lui dit avec colère de s’en aller avec sa femme. S’en suit toute une série de péripéties.

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«The Son of the Grand Eunuch»
de Charles Petit

Sans se lancer dans une lecture freudienne, rappelons que Hart était homosexuel, mais qu’il cachait à tous cette situation. Certains de ses «amis» plaisantaient en disant qu’il était eunuque. On peut très facilement l’imaginer se pavanant, ricanant et chantant sur les jeux de mots et les doubles sens qu’il serait capable de travailler dans le spectacle…

Hart a commencé à en parler à Herb Fields qui était à Hollywood pour finaliser la vente de Present Arms (). Herb Fields a adoré l’idée, et lors de son voyage de retour d’Hollywood, il est passé à Colorado Springs où se trouvait Rodgers pour lui donner une copie du roman. Il l’a lu. Sa réaction fut très claire: Rodgers trouvait que Hart et Fields étaient devenus fous. Hart et Fields ont été surpris par la réponse de Rodgers et ont essayé de le convaincre: Lew Fields était prêt à produire le spectacle et ce serait un autre spectacle de la «famille»: Alex Leftwich mettrait en scène, Roy Webb serait directeur musical et ils avaient l’accord de Betty Starbuck pour jouer le rôle de LiLi Wee, et Helen Ford pour le rôle de Chee-Chee.

Rodgers a quand même tenu bon:

«Vous ne pouvez pas parler de castration toute la soirée. Ce n’est pas seulement embarrassant - C’est carrément ennuyeux!»

Richard Rodgers

C'est du moins ce qu'il déclare à la fin de sa vie, dans ses Mémoires. Nombreux sont les historiens qui affirment que Rodgers était plus enthousiaste à la création que ce qu'il dira plus tard, quand il saura que le musical a été une catastrophe industrielle...

Mais, quelques jours plus tard, ne voulant pas être le seul à résister, Rodgers a cédé. Le triumvirat s’est rendu à Valley View Farm dans le nord de l’État de New York pour adapter l’histoire et créer la partition, et début juillet 1928, ils étaient prêts à entrer en répétition. Herb a envoyé un télégramme à Helen Ford, qui était en vacances à Paris, mais a paru surprise du timing :

«J’avais naïvement signé un contrat avec le vieux Fields. J’ai lu le roman, et j’ai pensé qu’ils étaient absolument fous. J’ai télégraphié à Herbie et lui ai dit qu’il n’y avait pas de rôle pour moi. Mais quand je suis rentré chez moi, environ un mois plus tard, ils étaient à la passerelle pour me voir, et le vieux Fields s’était arrangé avec un politicien pour que je n’aie pas à passer par la douane. Malgré ce que j’avais dit à Herbie, ils étaient tous prêts à commencer le spectacle. Les costumes étaient en train d’être faits, le chœur était en répétition; il était évident que je le ferais. Et ils ne voulaient pas me laisser voir un scénario. Je ne pouvais pas obtenir un scénario! Ce n’est que le samedi avant la répétition qu’ils m’en ont donné un.»

Helen Ford

 

Lorsque George Ford a lu le scénario – il vérifiait tout ce qui était envoyé à Helen – il a déclaré: «Mon Dieu, c’est horrible!» Il l’a confié à son frère Harry et lui a demandé d’y jeter un coup d’œil. Harry a accepté. Et, selon lui, c’était aussi grave que ce que George pensait: «Helen ne peut pas jouer dans ce truc». Et donc, le lundi, Helen est revenue au théâtre et a dit au triumvirat Rodgers/Hart/Fields qu’elle ne ferait pas le spectacle.

«Leurs visages! Un choc! Incrédulité! Ils ont dit: «Helen, tu es folle!» Ils ont passé toute la matinée à se disputer avec moi, et finalement quelqu’un a dit: «Allons déjeuner». Mais je suis sortie du théâtre et j’ai marché jusqu’à la 47ème rue, et ils m’ont rattrapé, un de chaque côté de moi, et Larry courant devant moi, se frottant les mains, vous savez. Je leur ai dit que je voulais aller déjeuner seule. En fait, je voulais rentrer chez moi. Mais ils m’ont fait entrer dans un restaurant de Broadway, et ils ont tous commencé à me parler: «Helen, nous avons déjà englouti tant de milliers de dollars dedans, tu dois le faire». Et j’ai répondu: «Mais je t’ai dit que je ne voulais pas le faire». Et ils ont dit ; enfin je pense que c’était Dick qui a dit: «Fias juste la création avec nous, jusqu’à ce que nous puissions avoir quelqu’un d’autre». J’ai donc finalement – stupidement – accepté de le faire parce qu’ils avaient réservé le Forrest Theatre de Philadelphie dans trois semaines. Et ils n’ont jamais essayé d’avoir quelqu’un d’autre. Et je pouvais à peine répéter, j’étais si malheureuse.»

Helen Ford

 

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Le vrai Grand Eunuque Li Lien Yin (1869-1908)

Comme dans le roman, Chee-Chee () commence avec le Grand Eunuque qui souhaite prendre sa retraite et céder ses fonctions à son fils d’âge moyen, Li Pi Tchou. Rechignant devant les exigences de l’emploi - perdre ses organes génitaux et sa femme - Tchou et Chti (sa femme) fuient le palais, et le récit retrace leurs exploits sur la route, poursuivis par le Grand Eunuque. La plupart de leurs aventures impliquent d’être attaqués par des bandes de barbares maraudeurs tels que les Tartares et les «Khonghouses», et d’avoir à négocier leur sort pour se protéger. Lorsque la diplomatie de Tchou échoue, Chti aborde les barbares à sa manière: elle propose des faveurs «en nature», ce qui semble efficace au vu de sa collection croissante de bijoux. Pendant ce temps, la fille de seize ans du Grand Eunuque Li Li Wee, désespérée de devenir concubine, suit son père à travers le pays. Finalement, le Grand Eunuque rattrape Tchou et Chti et force son fils Tchou à accepter sa fonction et à se soumettre à la castration. Chti, pour ses indiscrétions, est soumise à la Galerie des Tourments, dans laquelle elle est confrontée aux sept péchés capitaux. Un par un, ils l’accusent, mais quand le tourment final, Lust, s’approche, Chti voit un moyen de trouver une solution à son problème. Elle fait un marché, échappant à la punition éternelle et sauvant Tchou. Dans la dernière scène, Chti et Tchou sont réunis. Il semble à tous qu’elle est arrivée trop tard pour le sauver de la castration. Mais les craintes de Chti sont apaisées lorsque Tchou ouvre la bouche et que la voix du ténor chante le refrain final…

«I Must Love You» de »Chee-Chee«
interprétée par Betty Comden et Richard Lewine (1969)

Alors que Chee-Chee () prenait forme, Rodgers et Hart ont plus que jamais essayé d’intégrer les chansons dans l’histoire. En fait, il n’y avait que six chansons entières dans l’émission: I Must Love You. Moon Of My Delight, Singing A Love Song, Better Be Good To Me, Dear, Oh Dear et The Tartar Song. Le reste de la musique, parfois pas plus de quatre mesures, a été utilisé uniquement pour faire avancer l’intrigue. C’est en ce sens que ce musical est très important pour Rodgers et Hart, dans leur démarche de création artistique. N’oublions jamais que Rodgers sera le compositeur en 1943 d’Oklahoma! (, le musical qui a été reconnu comme le «premier», grâce à une intégration totale de la musique et de la danse au livret.

La production elle-même a été somptueusement produite et montée, avec des décors et des costumes aussi colorés et exotiques que le lieu où se déroulait l’intrigue l’exigeait.

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Page du programme de «Chee-Chee»
lors de la création en septembre 1928
au Lew Fields' Manfield Theatre

Chee-Chee () a soulevé un problème spécifique concernant l’écriture de la partition. À l’exception de Dearest Enemy () et des trois quarts de A Connecticut Yankee (), tous les autres musicals précédents de v et Hart avaient des décors modernes, principalement dans ou autour de New York. Pour Chee-Chee (), il fallait composer de la musique pour une histoire se déroulant dans la Chine ancienne! Rodgers trouvait totalement inapproprié d’écrire de la musique typiquement «américaine», mais tout aussi évidemment, de la musique «chinoise», à supposer qu’il en fût capable. Le public de Broadway aurait trouvé cela peu attrayant, sans parler de l’impossibilité pour Hart de trouver les bons mots pour l’accompagner. La seule solution pour Rodgers était de composer sa propre musique, mais avec une inflexion orientale, reproduisant un style plutôt que de créer une imitation fidèle. Les compositeurs essaient de reproduire le son musical d’une époque ou d’un lieu spécifique, souvent avec un certain succès, mais c’est une erreur selon Rodgers car il laisse l’auteur ouvert à la comparaison – habituellement défavorable – avec la chose réelle.

Le 26 août, la veille du premier Try-Out à Philadelphie, Hart a pris un journaliste du Philadelphia Public Ledger sur le côté et lui a dit que les comédies musicales changeaient de style. Ce texte en dit très long sur les intentions créatrices du triumvirat:

«Il y a quarante ans, lorsque Vienne était Vienne, Johann Strauss jouait les airs du Prater qui étaient joués partout dans le monde. Dix ans plus tard, les mélodies plus intellectuellement nuancées d’Arthur Sullivan ont dominé les règles musicales de l’Angleterre. La musique populaire évolue par cycles. La production américaine a atteint aujourd’hui une forme stéréotypée. Ce qui est connu comme la comédie musicale américaine se compose le plus souvent d’une histoire légendaire à la Cendrillon, mais diluée, avec des numéros de danse de groupe, un peu ‘hots’, et des scènes de basse comédie sanctifiées par l’âge.
C’est l’heure de la Renaissance. Le foxtrot démoniaque et rythmé devient un peu fatigant pour les oreilles qui aiment encore la musique. La légende insipide de la douce et pauvre petite héroïne qui conquiert un prince de contes de fées a perdu tout sens. Les Frères Gershwin avec George Kaufman ont tenté une révolte courageuse avec Strike Up The Band (). Ils étaient un peu en avance sur leur temps, mais ils vont essayer à nouveau.
Herbert Fields, Richard Rodgers et moi-même avons eu plus de chance avec Peggy-Ann () lorsque nous avons satirisé la légende de Cendrillon [...] Nous sommes allés beaucoup plus loin avec A Connecticut Yankee () où l’histoire d’amour conventionnelle a été complètement laissée de côté et maintenant dans Chee-Chee () ... nous nous débarrassons de l’idée ordinaire des routines de danse utilisées dans les comédies musicales et des formes stéréotypées des numéros de chœurs. Ici, nous osons écrire un dialogue musical non pas comme un opéra bouffe avec récitatif, mais avec de petites chansons, dont certaines ne durent pas une minute.
Cette nouvelle démarche musicale de Richard Rodgers assure la continuité de notre histoire. Le livret d’Herbert Fields est loin d’être banal avec une héroïne qui ose être un peu sophistiquée et même quelque peu coquine. Dans le décor aussi nous ne tenterons aucune surcharge criarde de la scène, mais nous décorerons notre scène avec des images qui sont rafraîchissantes dans une beauté simple et immaculée.»

Lorenz Hart

 

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Couverture du programme de «Chee-Chee»
lors de la création en septembre 1928
au Lew Fields' Manfield Theatre

Chee-Chee () a ouvert au Mansfield le 25 septembre 1928. Malgré sa beauté simple et immaculée, il s’est avéré être le plus grand échec qu’aucun d’eux n’ait jamais connu… Chee-Chee () est mort après seulement 31 représentations. Et avec lui: la famille. Bien qu’ils continueraient inévitablement à se rencontrer dans le petit monde du théâtre, Rodgers et Hart, Lew Fields, Helen Ford, Herb Fields, Alexander Leftwich et Roy Webb n’ont plus jamais travaillé ensemble en équipe.

A.3) Analyse d'un échec

Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui analysent Chee-Chee () uniquement en se basant sur la presse de Chee-Chee () ou sur le témoignage de Richard Rodgers dans son livre de mémoires Musical Stages - mais rappelons qu’il était initialement réticent à ce projet.

Bien sûr, de nombreux critiques ont trouvé que Chee-Chee () de Rodgers et Hart était «leur production la plus prétentieuse et la moins divertissante» (Brooks Atkinson dans le New York Times). St. John Ervine (New York World), dans une critique intitulée «Nasty! Nasty!» affirmait: «Je ne croyais pas qu’un acte pouvait être plus ennuyeux que le premier, jusqu’à ce que je voie le second!»

Et le dégoût de Rodgers pour son propre spectacle est très clair dans les interviews de ses dernières années. Pourtant, sa désapprobation du spectacle en tant qu’homme plus âgé semble entrer en conflit avec son enthousiasme fervent pour celui-ci dans sa jeunesse; et cette contradiction, exprimée dans des écrits de 1928 et 1975, est utile à explorer.

La critique la plus courante du spectacle est centrée sur son sujet déplaisant:

  • «Il essaie maladroitement d’être cochon et ne réussit qu’à être fastidieux» (George Johna Nathan dans Judge)
  • «Cela vient du trottoir» (Burns Mantle dans le New York Daily News)

Même Helen Ford, star du show, est très claire: «C’était une erreur dès le début». Ou Rodgers, lorsqu’il écrit ses mémoires (Musical Stages) de nombreuses années plus tard:

«Peu importe ce que nous avons fait à Chee-Chee (), il s’agissait tout de même d’un musical sur la castration, et on ne peut tout simplement pas amener le public à se sentir à l’aise avec un tel thème.»

Richard Rodgers dans « Musical Stages » (1975)

 

Cela semble assez clair, et c’est vrai que la comédie est un peu puérile. Cependant, à part les blagues sur le fausset et une référence comique dans la chanson Just a Little Thing, la castration n’est pas le point central de l’histoire. Ce qui est «important» – et «problématique» selon les normes d’aujourd’hui – c’est la façon dont le spectacle plaisante autour de la marchandisation sexuelle de Chti, le fait qu’elle se vend à plusieurs reprises pour des bijoux.

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«Annonce» pour «Sex»

Mais, Broadway à l’époque regorgeait de pièces traitant – avec légèreté – de relations sexuelles, y compris de la prostitution. La saison 1925-26, par exemple, a présenté des succès tels que

  • The Shanghai Gesture, une pièce se déroulant dans un bordel de fumerie d’opium; ce mélodrame provocateur a rempli la salle pour 200 représentations et a fait des tournées rentables
  • Lulu Belle, l’histoire d’une prostituée mulâtre méchante, impitoyable et impénitente qui séduit les amoureux noirs et blancs de Harlem jusqu’à Paris. Un véritable « piège à hommes ».
  • Sex, pièce de et avec Mae West. Un succès commercial qui a finalement été fermé par le département de police de la ville de New York pour cause d’obscénité, et West a passé 10 jours en prison à cause de cela. Des publicités en toutes lettres – SEX – apparaissaient dans tous les journaux de la ville de New York.
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Mars 1927 - Palais de justice de Jefferson Market - New York
Mae West et la co-vedette Barry O’Neill en procès pour avoir présenté «SEX» - Etait‑ce «une pièce obscène et ordurière»?
Dessin de Michael DiMotta
Esquissé pour la pièce de théâtre «Courting Mae West»
écrite par LindaAnn LoSchiavo, DGA

Pendant que Broadway, de diverses façons, repoussait les limites du conservatisme, l’attrait jeune et contemporain des spectacles de Rodgers, Hart et Fields dévoilait un contenu sexuel décontracté, quoique parfois provocateur. Plusieurs chansons de cette première période avaient introduit l’expression «sex appeal» (The Girl Friend de The Girl Friend (); I Want a Man de Lido Lady (); Je m’en fiche du sex appeal de Ever Green ()). Les costumes étaient volontairement évocateurs: l’entrée d’Helen Ford vêtue seulement d’un tonneau dans Dearest Enemy () est un exemple. Et les livrets de Herb Fields avaient été décrits comme possédant un «sous-texte sexy», ayant un humour «vulgaire», faisant recours au «blue material» (contenu humoristique contenant un langage, des thèmes ou des sujets explicites, vulgaires ou osés considérés comme plus provocateurs, audacieux ou offensants). Ces livrets contrastaient de façon frappante avec la «moralité victorienne» des spectacles de son père, Lew Fields. Pas de quoi titrer en tous cas «Nasty! Nasty !»

Mais la critique du 18 octobre 1928 du Stage est plus … claire sur ce qui dérange. En fait, ce ne sont pas les paroles offensantes ou même les insinuations sexuelles de l’histoire qui «transgressent les dernières limites du goût», mais ce sont les «indices de pratiques tout à fait répréhensibles parmi les moines»: une allusion à l’homosexualité camouflée dans un langage codé et des références. Voilà ce qui gêne. Et pourtant, l’allusion la plus évidente avait été retirée du spectacle: dans un premier temps, le spectacle avait pour titre Violet Time, un titre qui fait référence à la fleur (la violette) comme un «symbole de l’homosexualité». Mais les premières publicités furent publiées avec ce titre dans les journaux, alertant certains de la présence d’un sous-texte gay. Dans les années ’20 et ’30, les mots anglais «pansy» (tapette) et «violet» étaient des mots d’argot courants faisant référence à l’homosexualité. Dans ces années-là, les journaux faisaient référence à la «pansy craze» à New York et en particulier autour de Times Square. Le mot «violet» était plus subtil que «pansy» et a été associé plus couramment au lesbianisme, bien qu’il ait été l’une des «couleurs traditionnelles des efféminés» depuis l’époque romaine.

En fait, une référence publique aux violettes comme symbole homosexuel avait été importante dans la pièce à succès The Captive l’année précédente, et cela avait créé un précédent, provoquant pour le grand public «une association de cette fleur avec le lesbianisme qui a duré plusieurs décennies». En fait, les connotations homosexuelles désormais liées à la violette étaient si provocantes que, selon un article de 1934 du Harper’s Bazaar, des agriculteurs ont commencé à «maudire cette pièce comme le glas de l’industrie de la violette». The Captive, du dramaturge français Edouard Bourdet, avait ouvert à l'Empire Theatre le 29 septembre 1926 avec Basil Rathbone et Helen Menken dans les rôles principaux. Son scénario se concentre sur une jeune femme (Helen Menken) qui épouse son ami d’enfance (Basil Rathbone) afin de déguiser sa relation clandestine avec une autre femme.

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Helen Menken en Irene de Montcel et Basil Rathbone en Jacques Virieu dans «The Captive» - Empire Theatre - 1926
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/510d47dc-4ab8-a3d9-e040-e00a18064a99

La représentation d’un thème lesbien sur scène avait choqué la sensibilité des critiques new-yorkais, mais la pièce avait connu un succès fulgurant auprès du public. Dans son autobiographie, Rathbone défend la pièce:

«La pièce a été un succès immédiat et pendant dix-sept semaines, nous avons récolté des ‘standing ovations’ à chaque représentation. À aucun moment, il n’a jamais été suggéré que nous étions salaces ou sordides ou que nous recherchions la sensation.»

Basil Rathbone – «In and Out of Character» - 1956

 

En effet, The Captive a été considérée comme une pièce de théâtre de qualité, traitant avec sensibilité d’une question importante.

Mais tous les spectacles traitant de l’homosexualité n’ont pas eu le même accueil. The Drag est une pièce de théâtre écrite par Mae West. La pièce a été créée dans le New Jersey et le Connecticut, mais a ensuite été forcée de fermer pour sa représentation de l’homosexualité et du travestissement. La pièce n’a jamais été jouée à Broadway, comme West l’avait prévu. Cette pièce faisait suite à la pièce très controversée de West, Sex. En fait, suite au succès de The Captive qui abordait l’homosexualité féminine, Mae West a entrepris de créer une «contre-pièce» qui traitait de l’homosexualité masculine. On a dit que The Drag s’attaquait ouvertement à The Captive et à son écriture acceptable, interprétant des chansons satiriques telles que The Woman Who Stole My Gal. West a affirmé qu’elle s’était inspirée de jeunes hommes homosexuels qu’elle connaissait à cette époque et qui voulaient désespérément pouvoir vivre au grand jour avec leurs compagnons masculins.

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«La pire pièce possible...» Mae West et son casting gay au tribunal.
Photographie : Archives Bettmann

The Drag raconte l’histoire de Rolly Kingsburyn un homme marié qui camoufle derrière cette mascarade une vie homosexuelle flamboyante. Et le spectacle a mis en scène ce style de vie flamboyant, montrant ouvertement le cercle d’amis extravagants de Rolly. Le troisième acte consistait en un Drag Ball géant avec peu de fonctions dramatiques où une série d’artistes faisaient leur numéro. La pièce se termine en tragédie lorsque Rolly est abattu par son ancien amant. Bien que cette forme ouverte encourageait une célébration de l’homme gay libéré, la pièce faisait allusion à la toxicomanie et à la violence qui criblaient la vie gay à New York à cette époque.

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«Appels de casting dans les bars gays...»
Ici, au The Pirate’s Den, un club gay dans le New York des années '20
Photographie : Archives Bettmann

Avec The Drag, Mae West va beaucoup plus loin que son spectacle précédent, Sex, où elle jouait une tenancière de bordel. Avec The Drag, elle s’est à nouveau attaquée à la décence publique, mais d’une manière plus provocante, en mettant en scène pour la première fois des personnages ouvertement gays revendiquant leur homosexualité. Le troisième acte, les costumes ou l’aspect physique efféminé des acteurs sont à l’époque une grande première. Bien sûr, tout cela n’était pas totalement neuf pour le public, mais sa présentation dans les théâtres chics de Broadway plutôt que dans une salle burlesque sur le Bowery était inconfortable pour les spectateurs de la classe moyenne.

Si l’on veut être tout à fait honnête, les environs de Broadway étaient des repaires notoires pour les hommes gays de New York. Quand Mae West a dû défendre son spectacle, elle a eu très facile de dire qu’elle s’était simplement inspirée de la VRAIE vie de Greenwich Village et de Times Square.

George Chauncey Jr., dans son livre Gay New York: Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890–1940, décrit les différents types d’activités gay courantes autour de Times Square dans les années ’20. Il parle de ces nombreux lieux de rencontre dans lesquels la communauté gay pouvait avoir une vraie vie sociale, et donc beaucoup étaient dotées de chambres. Mais il parle aussi «de ces flamboyantes fées de la rue, de la classe ouvrière» et «des tapineuses, bien habillées, maniérées et ouvertement identifiées comme homosexuelles» qui travaillaient comme prostituées dans le quartier. Times Square – le cœur du quartier des théâtres – était un haut lieu de l’activité gay, et comme le fait remarquer Chauncey, la communauté théâtrale était, de manière générale, tolérante et réceptive au comportement gay, à l’époque où tout cela était illégal. Par contre, l’opinion générale plus large envers l’homosexualité n’était pas si tolérante, la considérant comme une aberration qui devait être punie ou, pour les plus tolérants, soignée. Dans deux scènes de The Drag, Mae West montre un médecin éclairé qui soutient que les homosexuels ne sont pas des criminels, mais des victimes d’une maladie, qui méritent compassion et pitié. Bien sûr, à notre époque, cette affirmation est offensante, mais à l’époque elle était bien intentionnée et libérale.

The Drag a ouvert dans le Connecticut. The Drag a été un succès auprès du public, bien que Variety l’ait qualifié de «tentative brutale et vulgaire de faire de l'argent sur une sale affaire». Mae West savait que son matériel était incendiaire, déclarant que le public était «trop enfantin pour faire face comme des adultes au problème des homosexuels». The Drag traite de la culpabilité, de la honte et des familles qui se désagrègent à cause de secrets, des thèmes qui semblent encore très actuels et très controversés dans le monde d'aujourd'hui. La pièce incendiaire n’a duré que dix représentations avant d’être arrêtée. Et elle n'ira jamais à Broadway.

Étant donné les connotations du mot «violet», si fortement porté à l’attention du public au beau milieu de la fureur polémique entourant The Drag, il est facile de supposer que le changement de nom de Violet Town à Chee-Chee () pendant les Try-Out à Philadelphie a été une tentative délibérée d’éviter que le spectacle soit connoté à tort d’homosexuel.

Cependant, les références homosexuelles dans le livret sont assez claires, en particulier dans sa scène d’ouverture: le domaine du Grand Eunuque, la citadelle sacrée de l’Impératrice, est celui où aucun homme ne peut entrer, mais que le public voit être habité exclusivement par des hommes – un chœur d’eunuques. Cela ne peut être que des hommes qui sont des femmes… Les paroles du premier passage chanté des eunuques, vraisemblablement chanté en falsetto à effet comique, consolident le sous-texte homosexuel avec des références aux caractéristiques homosexuelles culturellement codées: «Nous sommes des hommes dans la tête, doués de tact! Nous sommes musclés et soignés!» Plus tard, un couple secondaire, Li Li Wee et Prince Tao Tee, complique la subversion du genre quand elle se travestit en ouvrier parce que la loi impériale chinoise interdit aux femmes célibataires de voyager en Chine. Ainsi, deux personnages ostensiblement masculins s’embrassent et s’aiment, parfois avec des connotations homoérotiques:

LI LI WEE: Nous irons comme deux petits bonzes... Nous prierons toute la journée ...
PRINCE TAO TEE: Et les nuits ?
LI LI WEE: Les nuits, nous prendrons soin de nous-mêmes...

Extrait de «Chee-Chee»

Ces exemples, parmi tant d’autres, ne sont pas surprenants si on s’intéresse à leurs auteurs, le librettiste Herb Fields et le parolier Lorenz Hart. Même si cela ne correspondait pas à leur vie «officielle» Fields et Hart ont trouvé fascinant ce monde homosexuel. Les biographes de Hart rappellent qu’il s’enfuyait souvent aux petites heures, échappant au regard de tous ses amis «respectables», très probablement pour des rendez-vous sexuels, dont aucun, apparemment, n’a conduit à une relation à long terme. Beaucoup de ces rendez-vous ont été organisés par Milton «Doc» Bender, un dentiste devenu agent artistique et un ami de longue date de Hart.

Ce qui a été ressenti comme déplacé il y a un siècle, l’homosexualité, ne poserait aujourd’hui plus aucun problème. Par contre, la soumission de la sexualité féminine ne passerait plus du tout…

 

Entre l’ouverture des Garrick Gaieties le 8 juin 1925 et les fermetures de Chee-Chee () et d’A Connecticut Yankee () à une semaine d’intervalle (20 octobre et 27 octobre 1928), il n’y avait eu que 25 nuits à Broadway sans production de Rodgers et Hart. Les choses allaient changer… Il allait falloir attendre cinq mois avant la prochaine ouverture (Spring is here (), et bien qu’ils ne pouvaient pas le savoir à l’époque, il faudrait des années avant qu’ils connaissent à nouveau un vrai succès. Dans ce contexte, il est facile de voir Chee-Chee () comme un énorme revers, et il n’est pas surprenant que les réflexions ultérieures de Rodgers le considèrent comme un tel échec, bien plus qu’au moment même. Pourtant, il n’avait pas vraiment été jeté par l’échec similaire de Betsy () (39 représentations contre 31 de Chee-Chee ()), même s’il n’avait pas apprécié l’expérience; et il ne s’était pas inquiété de la courte série de She’s My Baby () (71 représentations) plus tôt dans l’année. Mais à cette époque, on peut dire que Rodgers et Hart faisaient du surplace. Rodgers a déclaré à un journaliste :

«Larry et moi sommes fatigués et voulons nous asseoir et laisser les autres faire les spectacles pendant un certain temps. En ce moment, nous avons besoin de repos.»

Richard Rodgers

 

La presse a traité cette déclaration avec une exagération typique: le Sun a publié son article avec pour titre «Retrait temporaire de Rodgers et Hart». C’était exagéré, même si…

B) 31 janv. '29: «Lady Fingers» - Une seule chanson

Rodgers et Hart on ecrit la chanson I Love You More Than Yesterday qui a été intégrée dans le musical Lady Fingers.

C) 11 mars '29: «Spring is here» - 104 représentations...

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Partition de «With a Song in my Heart»
de «Spring is Here»

Au début de 1929, Rodgers a reçu un appel du producteur Alex Aarons. Aarons avait, une décennie auparavant, donné leurs premières chances à George Gershwin et Vincent Youmans à Broadway. Avec son partenaire, Vinton Freedley, il avait présenté une série de succès Gershwin depuis 1924: Lady, Be Good! (), Oh, Kay! () et Funny Face (). Rodgers et Hart connaissaient et appréciaient Aarons et Finley et s’étaient toujours dit qu’un jour ils pourraient travailler avec eux. Cela tombait bien car après Chee-Chee (), il y avait peu de chances que Lew Fields produise rapidement un nouveau spectacle de Rodgers et Hart.

Aarons voulait adapter en musical une pièce de Owen Davis appelée Shotgun Wedding, avec Davis lui-même faisant l’adaptation. Owen Davis était un homme humoristique et gentil qui avait remporté un prix Pulitzer pour son drame Icebound. Récemment, sa comédie, The Nervous Wreck, avait été adaptée en un musical extrêmement réussi pour Eddie Cantor, appelé Whoopee! ().

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Au centre, Charles Ruggles qui joue Peter Braley, le père de Betty
«Spring is Here» à l'Alvin Theatre en 1929
Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7da06d7f-8528-426b-e040-e00a18066988

Shotgun Wedding, rebaptisée pour sa version musicale Spring Is Here (), n’était pas particulièrement forte, mais après Chee-Chee (), elle semblait être la quintessence de l’esprit, du charme et de l’habileté dramatique. Terry aime Betty, Betty est attirée par Stacy, Terry flirte avec d’autres filles pour rendre Betty jalouse, et finalement Betty réalise que son cœur appartient à Terry. Parmi les autres personnages, on compte la sœur de Betty, Mary Jane et leur père, Peter Braley.

No comment!!! On est très loin des considérations créatrices ambitieuses développées à l’époque de Chee-Chee ()…

En outre, Spring Is Here () de Richard Rodgers et Lorenz Hart va être le premier musical à ouvrir à Broadway après Fioretta (), une superproduction ayant coûté 300.000$. En comparaison, Spring Is Here () ressemblait à un musical du Princess Theatre. Toute l’action du livret d’Owen Davis se déroulait dans une maison de Long Island: toutes les scènes du premier acte se déroulaient dans un jardin. Economie de moyens…

Rodgers et Hart commencent déjà à regretter le travail commun avec Herb Fields et qui avait débouché sur des œuvres comme Dearest Enemy () ou Peggy-Ann () ou A Connecticut Yankee (). En fait, en 1929, le seul musical vraiment novateur — et qui va dominer tout la décennie suivante – était Show Boat () d’Oscar Hammerstein et Jerome Kern. Aucun autre librettiste que Fields et Hammerstein ne semblait s’intéresser à quelque chose de vraiment frais et imaginatif. Depuis Chee-Chee (), Fields était parti pour voler seul et Hammerstein étant lui-même parolier (en plus de librettiste) n’allait certainement pas faire appel au duo Rodgers et Hart. L’avenir nous apprendra que Rodgers et Hammerstein travailleront ensemble quand Hart s’écartera pour «raisons de santé».

Rodgers et Hart ne pouvaient attendre éternellement qu’un livret novateur leur soit proposé et ils ont donc accepté les meilleures offres possibles, dont Spring Is Here ().

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Affiche de «Spring is Here», le film de 1930

La partition de Rodgers et Hart comprenait l’un de leurs classiques, le mélancolique With a Song in My Heart, et deux autres belles ballades: Yours Sincerely et Why Can’t I?. Attention, la chanson-titre de cette partition Spring Is Here (in Person) n’a rien à voir avec la chanson beaucoup plus célèbre Spring Is Here que Rodgers et Hart ont écrite pour I Married an Angel () (1938).

Malgré des critiques plutôt favorables, une chanson à succès, un casting de qualité et un livret amusant, le spectacle n’a tenu que trois mois à Broadway. Il n’y a pas eu d’US-Tour post-Broadway, mais deux versions de film ont suivi: Spring Is Here () (1930) et Yours Sincerily (1933). Dans le premier, seule la moitié des chansons de la version de Broadway sont utilisées car le film ne dure que 70 minutes.

Il faut dire que ce fut une époque difficile pour toute pièce de théâtre ou tout musical qui n’était pas exceptionnel. Être simplement «réussi» ne suffisait plus. Les cinémas étaient envahis par les films parlants et le public préférait acheter des billets moins chers et des horaires plus pratiques. Même la célèbre Theatre Guild avec ses 25.000 abonnés, n’a pas été en mesure de prolonger bon nombre de ses pièces au-delà de la période habituelle de six semaines.

D) Clin d'œil...

Durant l’été 1929, Rodgers va prendre une décision «difficile». Il avait 27 ans, était financièrement indépendant et ... vivait toujours chez ses parents! Il va enfin faire le pas et aller vivre ailleurs. Pour la première fois en presque 33 ans de vie conjugale, ses parents allaient enfin être seuls.


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