7.
1927 1943 - Difficultés

 8.18.
Principales versions
d'Oklahoma!

 8.19.9.
Mais aussi...
Engagement politique

 8.19.11.
Brouille avec la
Theatre Guild.
Fin d'une aventure...


 9.
1943 1964 - Golden Age

C’est dans ce contexte qu’Oscar Hammerstein a commencé à creuser dans ce qui allait devenir son œuvre la plus autobiographique, la plus profondément personnelle, une œuvre qui le tourmenterait non seulement pendant les nombreux mois de sa création troublée, mais aussi pour le reste de sa vie.

A) Une œuvre définitivement «à part»

«C’est une loi de notre civilisation que dès qu’un homme prouve qu’il peut contribuer au bien-être du monde, il se crée immédiatement une conspiration visant à détruire son utilité, une conspiration dont il est généralement un collaborateur consentant. Parfois, il prend conscience de son danger et fait quelque chose à ce sujet. C’est l’histoire d’Allegro

Richard Rodgers

 

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L'affiche d'«Allegro» à Broadway à la création

Hammerstein avait depuis longtemps une idée en tête, celle d’écrire l’histoire de la vie d’un homme depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Cependant, venant de tuer son personnage masculin principal, Billy Bigelow, sur scène dans Carousel (), il hésitait à en tuer un autre. En fin de compte, il se contentera de faire la chronique de la partie de la vie de cet homme s’étendant de sa naissance à ses trente-cinq ans. En mars 1946, Hammerstein a approché Rodgers avec l'idée d'une pièce avec deux hommes comme personnages centraux, plutôt que le format habituel «garçon et fille». Au cours des semaines suivantes, les deux en ont discuté et le concept a évolué vers un musical sur un homme, le fils d'un médecin, qui a séduit Rodgers, lui-même fils et frère de médecins. En septembre ‘46, le thème général de l'histoire était établi: la lutte du personnage principal pour éviter de compromettre ses principes à mesure qu'il progresse dans la vie. Son personnage sera Joseph Taylor Jr., le fils d’un médecin d’une petite ville du Midwest. Joe suit son père dans la carrière médicale, mais tombe sous le charme d’une épouse ambitieuse et avare. Elle l’amène à abandonner ses grands principes humanitaires médicaux – cet «art» qu’il est né pour pratiquer – pour se plonger dans la vie vide d’un médecin de la jet-set de Chicago, distribuant des pilules et des cures de repos, collectant des fonds et se montrant dans la société. Le titre du nouveau spectacle résume la course folle du personnage principal à travers une vie vide: «Allegro», le terme musical italien pour un tempo vif. Dans la vision d’Hammerstein, Joe est tellement pris dans le tourbillon mondain autour de lui qu’il perd de vue ce qui compte vraiment.

Ce n’est sans doute pas un hasard si Hammerstein a choisi de faire de son héros un médecin. Son propre médecin, Harold Hyman, était également l’un de ses amis d’enfance les plus proches, et il le consultait fréquemment. Il l’a d’ailleurs longuement interviewé pour préparer le spectacle.

Allegro () est peut-être le seul spectacle dans l’histoire de Broadway dont les créateurs ont délibérément choisi dès le départ de le rendre volontairement «non commercial». Dès le début, l’option d’Hammerstein était de créer un musical minimaliste, avec une approche épurée de la narration qui s’inspirerait de Our Town () (1938) de Thornton Wilder. Le naturalisme se mêlerait à un chœur grec qui, en en plus de l’habituel chœur chantant, serait «fréquemment utilisé pour interpréter les réactions mentales et émotionnelles des personnages principaux», comme Hammerstein l’a écrit dans les instructions préliminaires du script publié. Ce chœur commenterait l'action et parlerait à la fois aux personnages et au public. Il n’y aurait pas de décors mais des projections et des accessoires serviraient à suggérer les lieux.

B) La Theatre Guild pour la troisième et dernière fois

Comme ce fut le cas pour Oklahoma! () et pour Carousel (), leur troisième musical commun serait de nouveau produit sous les auspices de la Theatre Guild. Hammerstein a commencé à travailler sur le scénario au printemps 1946, alors que lui et Dorothy naviguaient vers l’Australie pour rendre visite à ses beaux-parents. Lorsque leur navire a accosté à Brisbane, Hammerstein a envoyé environ un cinquième du livret et plusieurs paroles de chanson à Richard Rodgers. Comme toujours, Rodgers s’est immédiatement assis à son piano et a composé trois mélodies. Des années plus tard, Hammerstein décrira ses intentions en écrivant la pièce:

«J’étais préoccupé quand j’ai écrit Allegro par tous ces hommes qui sont bons à tout – écrivains, médecins, avocats, hommes d’affaires – et qui sont détournés du domaine de leur expertise par une sorte de conspiration étrange et informelle qui les poursuit. Vu leurs qualités, les gens commencent à leur décerner des médailles. Puis ces gens leur demandent de se joindre à des comités puis de présider des comités. Et la première chose que vous savez, c’est qu’ils n’écriront plus, ne pratiqueront plus la médecine ou ne pratiqueront plus le droit. Ce sont des présidents de comité. Ce sont des faiseurs de discours. Ce sont des participants à des dîners. Et cela assèche leurs réalisations.»

Oscar Hammerstein II

C) Un premier acte très long à finaliser: 18 mois

Le livret débute en 1905, avec les lumières s’allumant sur une mère au lit avec un nouveau-né dans les bras, et un chœur de l’autre côté de la scène expliquant:

The lady in bed is Marjorie Taylor,
Doctor Joseph Taylor’s wife.
Except for the day when she married Joe,
This is the happiest day of her life!
La dame dans le lit est Marjorie Taylor,
La femme du docteur Joseph Taylor.
A l'exception du jour où elle a épousé Joe,
C’est le plus beau jour de sa vie!

«Allegro»


Son mari entre et ils «regardent tendrement leur nouveau-né », comme le dit le refrain:

His hair is fuzzy,
His eyes are blue.
His eyes may change -
They often do.
He weighs eight pounds
And an ounce or two -
Joseph Taylor Junior!
Ses cheveux sont flous,
Ses yeux sont bleus.
Ses yeux peuvent changer...
C’est souvent le cas.
Il pèse huit livres
Et une once ou deux...
Joseph Taylor Junior!

«Allegro»


Une grande partie du premier acte s'inspire fortement des propres souvenirs d'enfance d’Oscar Hammerstein – la mort de sa grand-mère Nimmo et la mort de sa mère. Selon son fils William Hammerstein:

«La majeure partie du premier acte était basée les souvenirs de mon père de sa propre enfance. Il avait toujours été intrigué par cela, vous savez; sa mère est morte quand il avait douze ans. J'ai toujours senti que ses chansons sortaient de ses sentiments à son égard.»

William Hammerstein, fils d'Oscar Hammerstein II


Hammerstein passera plus d’un an sur le premier acte, rédigeant et révisant tout suivant sa technique de travail habituelle. La dramaturgie était nouvelle à plusieurs égards. Après la mort de la grand-mère au début de l’histoire, son esprit revient à des moments cruciaux de l’intrigue pour chanter ou commenter l’action qui se déroule. Ce sont le chœur et d’autres personnages qui décrivent l’enfance de Joe Jr., mais lui-même n’est jamais visible. La voix de son personnage n’est pas entendue avant la douzième page du livret, et l’acteur qui l'incarne n’apparaît pas en chair et en os sur scène avant d’arriver à l’université.

En faisant tout cela, Hammerstein défrichait de nouveaux horizons. Bien qu’il ne le dise pas à l’époque – et ne le dira d'ailleurs jamais –, il a été le pionnier de ce qu’on appellera les «Concept Musical», c'est-à-dire une œuvre de théâtre musical dont le livret et la partition sont structurés autour de la transmission d'un thème ou d'un message, plutôt que de mettre l'accent sur une intrigue. Allegro () est considéré comme le premier Concept Musical – terme inventé dans les années '70. Il sera suivi par exemple par The Fantasticks (), Man of La Mancha (), Company (), Cabaret (), Pippin (), A Chorus Line (), Cats (), …

Mais pour réussir un Concept Musical, il faut avroir un Concept très clair et très précis. Le problème pour Hammerstein était de définir le message qu’il voulait transmettre. Il s’était révélé un maître dans l'adaptation d’œuvres dramatiques ou littéraires existantes:

  • Show Boat, roman d'Edna Ferber Show Boat ()
  • Green grow the Lilacs, pièce de Lynn Riggs Oklahoma! ()
  • Liliom, pièce de Ferenc Molnár Carousel ()
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Roberta Jonay (Jennie Brinker) et John Battles (Joseph Taylor, Jr.) dans Allegro
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7adf9fd5-bb05-ed64-e040-e00a1806018a

Il avait également écrit des livrets originaux pour la plupart de ses autres collaborations majeures avec Kern, Romberg et Friml. Mais ici, les dons narratifs d’Oscar Hammerstein semblaient lui échapper. Avec Joseph Taylor Jr., Hammerstein avait un vrai concept, on ne peut le nier. Par contre, il est beaucoup moins clair que ce concept ait jamais été un vrai personnage, un être humain complexe, en chair et en os comme le Curly d'Oklahoma! () ou le Billy Bigelow de Carousel (, qui pouvait expliquer et examiner ses motivations et ses propres sentiments en chanson, comme Oscar Hammerstein avait lui-même appris – ou même conditionné – le public de Broadway à s’y attendre.

Tout au long d’Allegro (), Hammerstein commettra à plusieurs reprises le péché cardinal de l’écrivain de choisir de raconter plutôt que de montrer. Au début de la pièce, les parents de Joe Jr. et les habitants de la ville chantent à son sujet. Le refrain décrit le processus de son apprentissage de la marche en chanson – One Foot, Other Foot – mais nous ne voyons jamais le garçon lui-même. Ses parents chantent une belle ballade – A Fellow Needs a Girl (Un gars a besoin d'une fille) – exprimant les petits bonheurs simples de l’amour conjugal. Joe grandit jusqu'à l'âge scolaire et perd sa grand-mère bien-aimée. Il est réconforté par Jennie Brinker, la fille d'un homme d'affaires. Les deux atteignent l'âge du lycée et sortent ensemble, bien que Joe n'ait pas le courage de l'embrasser, à la frustration de Jennie. Des années plus tard, Joe va partir à l'université pour devenir médecin. C'est la première fois que l'on v voir le personnage apparaître en scène. Il s'émerveille de son nouveau monde…

It’s a darn nice campus,
With ivy on the walls,
Friendly maples
Outside the lecture halls,
A new gymnasium,
A chapel with a dome -
It’s a darn nice campus …
C’est un sacré beau campus,
Avec du lierre sur les murs,
Des érables amicaux
À l’extérieur des amphithéâtres,
Un nouveau gymnase,
Une chapelle avec un dôme...
C’est un sacré beau campus...

«Allegro»


Joe est parti à l'université mais Jennie est restée à la maison et son riche père, Ned Brinker, qui désapprouve que Joe passe tant d'années à l'école avant de gagner sa vie. Peut-on attendre quelqu'un si longtemps? Il encourage sa fille à fréquenter d'autres garçons. Jennie ne prend pas la peine de dissimuler ces romances dans ses lettres. Joe, déçu par toutes ces aventures, se lance dans une relation avec une certaine Beulah. Joe, est d'abord enthousiasmé par cette romance naissante. Il l'exprime dans la très belle chanson So Far qui décrit les premières étapes d’une relation amoureuse. Mais elle s'éloigne avec dégoût, quand Joe s'endort après un baiser passionné, car il son esprit est rempli de pensées pour Jennie. De son côté, Jennie rompt avec le garçon qu'elle fréquentait, et dont Joe avait peur qu'il devienne son mari. Elle attend Joe quand il rentre chez lui (You Are Never Away). Il s'agit pour elle d'une grande ballade nostalgique.

Marjorie Taylor, la maman de Joe, est maintenant convaincue que Jennie n'est pas la bonne fille pour son fils. Elle le dit à Jennie et une réelle confrontation s'ensuit débouchant sur la mort de Marjorie, emportée par une crise cardiaque. Malgré la désapprobation des deux familles (What a Lovely Day for a Wedding), Joe et Jennie se marient, un mariage observé par les fantômes malheureux de Marjorie et Grandma (Wish Them Well). Le rideau tombe donc à l’entracte avec Joe et Jennie mariés devant une assemblée dont les souhaits reflètent à haute voix leur propre ambivalence: «Souhaitez-leur bonne chance».

D) Un second acte écrit dans l'urgence: 2 semaines

Hammerstein a passé 18 mois à écrire ce premier acte, et alors que les répétitions se profilaient à la fin de l’été 1947, il a produit le deuxième acte en seulement deux semaines.

Dans ce second acte, Joe est maintenant médecin au sein du cabinet de son père. L'entreprise de M. Brinker a dû fermer et il vit avec le couple, qui connaît la pauvreté pour la première fois de sa vie. La pauvreté affecte plus Jennie que Joe – la nouvelle Mme Taylor n'aime pas la vie de femme au foyer pauvre (Money Isn't Everything). Joe finira par céder devant les injonction de Jennie pour qu’ils quittent leur petite ville pour un emploi dans un grand hôpital de Chicago où travaille le Dr Denby, le père de Charlie, un de ses amis-étudiants lors des années de médecine.

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Lawrence Fletcher (Dr Bigby Denby), Lisa Kirk (Emily West), Stephen Alden Chase (Brook Lansdale),
John Battles (Joseph Taylor, Jr.) et John Conte (Charlie Townsend) dans Allegro

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7adf9fd5-bb07-ed64-e040-e00a1806018a

Joe grimpe vite dans la hiérarchie de l’hôpital, mais tire de moins en moins de satisfaction à soigner des mondains hypocondriaques. il est obligé de passer du temps dans des cocktails marqués par des conversations inutiles (Yatata, Yatata, Yatata).

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Le cast d’Allegro jouant "Yatata, Yatata, Yatata"
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7adf9fd5-bb09-ed64-e040-e00a1806018a
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Lisa Kirk (Emily West) et John Battles (Joseph Taylor, Jr.)
dans Allegro

© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7adfaa61-a2d9-ea8e-e040-e00a180621e7

Il est inconscient de la liaison de sa femme avec un membre du conseil d’administration de l’hôpital, Lansdale, un marchant de savon. Cette vie sans vrai sens rend Joe négligeant. Une de ses erreurs est rattrapée par son infirmière, Emily, qui admire beaucoup le médecin que Joe aurait pu être (The Gentleman Is a Dope). Même si le Dr Denby félicite Joe pour ses compétences, tant médicales que sociales, il est moins tendre avec une infirmière, Carrie Middleton, qui a travaillé dans son hôpital pendant trente ans et est sortie avec lui une fois, mais qui est impliquée dans une manifestation syndicale. Denby ordonne son licenciement suite à un demande de Lansdale, le membre du conseil d'administration avec qui Jennie trompe Joe. Charlie, Joe et Emily commentent le rythme effréné du monde de Chicago dans lequel ils vivent (Allegro).

Joe est de plus en plus désillusionné par sa vie en ville et s'inquiète pour ses anciens patients dans sa ville natale. Il finit par apprendre que sa femme Jennie a une liaison avec Lansdale. Alors que Joe est assis, la tête dans les mains, sa défunte mère et un chœur d'amis lui demandent de revenir (Come Home). Mais Joe se voit offrir le poste de médecin en chef à l'hôpital de Chicago, libéré par le Dr Denby, devenu directeur de l'hôpital.

Lors de l'inauguration d'un nouveau pavillon à l'hôpital, Joe a une révélation et décide de changer de vie. Alors qu'il le fait, grand-mère apparaît et appelle Marjorie à venir regarder, un écho de la scène dans laquelle il avait appris à marcher. Joe refuse le poste de médecin-chef. Il décide de retourner dans sa petite ville pour ider son père. Il est accompagné de Charlie et d'Emily. Mais pas de Jennie. Le refrain enfle dans une reprise de One Foot, Other Foot. Il réapprend à marcher….

E) Incontrôlable

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Richard Rodgers (musique), Agnes De Mille (metteuse en scène et chorégraphe) et Oscar Hammerstein II (livret et paroles) en répétitions pour Allegro
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/710831a9-95b8-cdfc-e040-e00a1806242e

Si tout cela semble un peu déconcertant plus de 70 ans après la création, c’était au moins aussi déroutant pour certains membres de l’équipe créative au moment des répétitions. Quatre jours avant le début des répétitions, Agnes de Mille, qui avait été engagée à la fois comme chorégraphe et metteure en scène – la première femme à occuper une telle double-fonction dans un grand musical de Broadway – s’est sentie obligée de demander à Hammerstein de quoi en fait parlait Allegro (). «Il s’agit d’un homme qui n’est pas autorisé à faire son propre travail à cause des pressions du monde», a répondu Oscar. Agnes de Mille, toujours très directe, lui a répondu: «Ce n’est pas la pièce que vous avez écrite. Vous n’avez pas écrit de deuxième acte.» La réponse résignée d’Oscar a été que les producteurs (The Theatre Guild) avaient déjà loué le Majestic Theatre de New York en octobre. Il n'avait pas eu le temps!!!

En fait, l’ensemble du projet était devenu incontrôlable. Hammerstein voulait une production si simple et légère que les troupes universitaires et amateurs pourraient facilement la mettre en scène. Mais cette volonté s’était transformée en quelque chose de complètement différent. Pour faire de la place aux danseurs de de Mille, le scénographe et éclairagiste Jo Mielziner avait initialement conçu un décor stylisé avec un cyclorama géant avec des images projetées. Mais il n’était pas satisfait des projections et les a remplacé par des toiles peintes, des plates-formes coulissantes et des accessoires réalistes – comme des chaises et les tables – qui pouvaient être déplacés sur scène et hors scène. Ce schéma élaboré de tapis roulants, de toiles suspendures, de rideaux, de haut-parleurs et d’images projetées nécessiterait quarante machinistes, soit deux fois le nombre habituel!

Pourtant, le scénographe et créateur lumière Jo Mielziner était un vrai génie, un superbe artiste qui pouvait dessiner à main levée des croquis de décors. Pour Carousel (), il avait construit un vrai manège, qui tournait! Pour Allegro (), il a conçu un rideau en forme de S qui permettait de passer d'une scène à la suivante, de manière cinématographique. Cela a éliminé le besoin habituel de jouer certaines scènes à l'avant du plateau pendant que des machinistes changeaient de décor derrière un rideau de scène à l'allemande (qui descend ou monte d'un seul tenant). Le concept était révolutionnaire mais s’avérerait très coûteux.

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Courir à travers les champs, les nuages
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La scène du mariage
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Acte II
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Infirmières, femme au lit, homm
Croquis des décors par le scénographe Jo Mielziner pour Allegro
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library


De même, la vision initiale d’Hammerstein d’une distribution semblable à celle de Our Town (), la pièce qui l'avait inspiré pour Allegro (), s’était transformée en une compagnie digne du Metropolitan Opera:

  • 18 rôles principaux
  • 21 seconds rôles
  • 22 danseurs
  • 38 chanteurs
  • et un orchestre de 35 musiciens

Tout ceci eut de très nombreuses conséquences comme celle de devoir concevoir plus de 300 costumes. Mais surtout, ce changement d'option a fait grimper le budget au-dessus de 300.000$, soit plus de trois fois le coût d’Oklahoma! ()

F) Répétitions

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Agnes de Mille: répétitions de danse
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library
https://digitalcollections.nypl.org/items/7ae01264-7aa8-2cdf-e040-e00a180632a0

Les répétitions eurent lieu dans trois lieux de New York: un pour les rôles principaux, un pour les chanteurs et un pour les danseurs.

Les chorégraphies de de Mille sont à la fois extrêmement compliquées et encadrent les scènes qui composent le spectacle. Pendant les danses, Joe apprend à marcher, tombe amoureux, s’égare, puis se remet sur la bonne voie.

De Mille utilisait des adultes en vêtements d’enfants pour les danses quand Joe était enfant. Comme il n’y avait pas de vrais enfants sur scène, le rapport d'échelle au décor a parfaitement fonctionné. La danse qui accompagnait One Foot, Other Foot était basée sur les propres expériences de de Mille en regardant son propre fils Jonathan apprendre à marcher.

Comme dans leurs deux productions précédentes, le casting était composé principalement d’inconnus. Annamary Dickey, qui jouait Marjorie Taylor, avait chanté au Metropolitan Opera, et John Battles, qui jouait Joe Jr., avait fait partie de la distribution originale de On the Town () en 1944. La nouvelle venue Lisa Kirk, dans le rôle relativement petit de l’infirmière, Emily, deviendrait une star grâce à la chanson la plus durable de la série, The Gentleman Is a Dope, que son personnage chante frustré par l’insouciance de Joe.

Mais il faut signaler quelqu'un d'autre dans cette équipe: Stephen Sondheim. Il a 17 ans. Oscar Hammerstein l'a embauché comme homme à tout faire – à 25$ par semaine. Il allait chercher du café, tapait les scripts… Mais surtout, il s’imprégnait de tout.

«Cela a eu une influence déterminante sur ma vie, parce que cela m’a montré beaucoup de gens intelligents qui faisaient quelque chose de mal. C’est pourquoi je suis attiré par l’expérimentation. Je me rends compte que j’essaie de recréer Allegro () tout le temps.»

Stephen Sondheim


À court terme, Sondheim a été consterné par la façon dont de Mille a géré sa première expérience de metteure en scène:

«Ce fut une horreur. Elle traitait les acteurs et les chanteurs comme de la merde et les danseurs comme des dieux... Je pense que c’est une femme totalement insensible, une excellente scénariste et une épouvantable metteure en scène. Au sens moral, en tout cas. C’était ma première expérience de mauvais comportement au théâtre.»

Stephen Sondheim


Elle s’est plainte auprès d'Oscar Hammerstein qu’elle ne pouvait pas concevoir de nouvelles danses tout en mettant aussi en scène les nouvelles chansons et les nouvelles scènes. Hammerstein a donc pris en charge la direction des scènes de dialogue (en plus de faire des réécritures quotidiennes du script à partir de cinq heures du matin), tandis que Rodgers a mis en scène les chansons. «Ce n’était en aucun cas une solution satisfaisante», avouera Rodgers.

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Agnes de Mille (metteuse en scène & chorégraphe) durant les répétitions d'Allegro
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7ae01264-7ab0-2cdf-e040-e00a180632a0

En fait, l’immense travail de mise en scène de ce spectacle s’est finalement avéré trop important pour de Mille, qui a déclaré: «Je ne peux pas faire les nouvelles danses, les nouvelles chansons et le nouveau livre». Hammerstein a donc pris en charge la direction des scènes de dialogue (en plus de faire des réécritures quotidiennes du script à partir de cinq heures du matin), tandis que Rodgers a mis en scène les chansons. «Ce n’était en aucun cas une solution satisfaisante», avouera Rodgers.

Selon la biographe de Rodgers, Meryle Secrest, à ce stade, les acteurs étaient en colère contre le traitement que de Mille leur avait réservé. James Mitchell, l’un des danseurs de la production, a déclaré plus tard que de Mille dirigeait mieux les danseurs que les acteurs, car les acteurs viennent sur scène avec des idées préconçues sur la façon de jouer un rôle, et les danseurs ne le font pas.

G) Try-Out à New Haven et Boston

G.1) New Haven : naufrage

La soirée d’ouverture des Try-Out de New Haven, le 1er septembre 1947, a été l’un des pires naufrages de l’histoire de Broadway. Tout d’abord, un des danseurs principaux, Ray Harrison, a pris son pied dans un rail sur le sol de la scène, et s'est déchiré les ligaments de la jambe droite. Il a été sorti hurlant de la scène et transporté à l'hôpital.

C'est ensuite William Ching, jouant Joe Taylor Sr., qui était en plein milieu de son A Fellow Needs a Girl lorsque le mur du décor derrière lui a commencé à s’effondrer et il a été obligé de le tenir, au vu de tout le monde, jusqu’à ce que les machinistes s’en rendent compte.

Sans oublier Lisa Kirk qui chantait The Gentleman Is a Dope lorsqu'elle a pris son pied dans le rideau et est tombée de la scène dans la fosse d’orchestre au-dessous. Heureusement, le Shubert Theatre de New Haven n’avait une fosse traditionnelle et les deux violoncellistes ont pu l'attraper et la repousser en scène. Elle n’a pas cessé de chanter pendant tout l’accident! Sondheim, bien sûr, présent pour ce premier Try-Out, se rappelle:

«Ai-je besoin de vous dire que le public lui a donné une ovation que le pape n’a jamais reçue. Tout le monde l’a repoussée sur scène et elle a prix deux rappels. Le lendemain dans le New York Herald Tribune a commenté: «Une star est née.» Le soir suivant, au même moment dans la chanson, elle a refait sa chute dans la fosse d'orchestre. Le public a eu le souffle coupé car ils avaient tous lu le Herald Tribune relatant l'événement de la veille… . Elle a reçu une autre ovation. Oscar Hammerstein est venu dans les coulisses à la fin du spectacle et lui a dit fermement: «Tu fais ça une troisième fois et tu es virée.» »

Stephen Sondheim


Et pour terminer la liste des catastrophes de ce premier Try-Out, au point culminant de la soirée, lorsque Joe a commencé à chanter le refrain «Come home, come home, where the brown birds fly», la fumée d’un feu de rue provenant de l’extérieur du théâtre a commencé à pénétrer dans le théâtre à travers les portes maintenues ouvertes – on était en septembre et il faisait torride dans le théâtre. Craignant un incendie, cinquante ou soixante personnes se sont ruées vers les sorties. Par hasard, ils sont passés devant Josh Logan qui assistait à cette première par amitié pour Rodgers et Hammerstein. Ce dernier est intervenu, et les a renvoyé à leurs places.

Josh Logan a peut-être sauvé la situation, mais il n’a pas pu sauver le spectacle. Même s’il n’était en rien impliqué dans cette création, c’est Agnes de Mille qui en est la metteure en scène, il va écrire deux lettres enflammées à Hammerstein après avoir vu Allegro () deux fois. Logan a écrit le 4 septembre:

«C’est un travail merveilleux de la part de tout le monde.» Mais le reste de la lettre est plus critique… «J’hésite à vous répéter à quel point je n’aime pas la grand-mère. J’ai senti une résistance réelle et croissante envers elle dans le public et je crois que cela va augmenter.» Il a exhorté Hammerstein de «faire entrer Joe plus tôt». Il s’est plaint que la plupart des chansons étaient «mises en scène et interprétées de manière peu excitante». Il a demandé: «Est-ce que vous ou Dick ressentez que le chœur chante trop de You Are Never Away avant que Joe ne commence à chanter, le privant ainsi de son plein effet s’il avait chanté entièrement la chanson?» Il a rajouté: «La mère qui meurt sur scène est difficile à voir et difficile à jouer.» Il a conclu en majuscules: «NE LISEZ PAS CECI SI VOUS VOUS FÂCHEZ FACILEMENT», avant de suggérer que Joe avait besoin d’un «moment musical personnel» dans le deuxième acte. «C’est juste que j’aime tellement Joe, je déteste voir d’autres personnes prendre le contrôle de moments qui devraient être les siens - il est l’histoire et il est le meilleur acteur de la troupe.» Deux jours plus tard, dans un nouveau courrier, Logan fut encore plus catégorique: «Le problème le plus important à résoudre est tout le développement qui amène à la décision finale de Joe.» En fait, selon Logan, tout au long de la pièce, Joe se montre faible et indécis: il est influencé par sa femme, sa mère, son père, sa grand-mère et ses amis. Il ne prend jamais une position ferme. Par conséquent, quand il décide de rentrer exercer la médecine auprès de son père, cela semble être une fuite de plus, une sorte de lâche retraite bien plus qu’un acte courageux, voire politique. Logan se demande si Joe ne ferait pas mieux de rester à Chicago, d’accepter le poste de médecin chef et de changer la manière dont cet hôpital est géré, cette fois avec les soins aux patients au cœur de sa mission? Logan a proposé de s’envoler pour Boston, où le spectacle devait ouvrir la seconde série de Try-Out deux jours plus tard, pour travailler concrètement sur le spectacle et a conclu: «Je crains que vous ne croyez que le spectacle contient plus de dynamite que réellement. Dans l’état actuel des choses, le spectacle recevra des avis élogieux et un enthousiasme de la part d’un grand nombre de spectateurs. Ce dont je parle, c’est de l’effet de choc que pourrait avoir ce spectacle si tout est vraiment fait pour que tout le monde comprenne ou ressente ce choc.»

Lettres de Joshua Logan à Oscar Hammerstein

 

G.2) Boston : questionnement

On n’a aucune trace de réponse d’Hammerstein à Logan concernant son offre d’aide. Mais Hammerstein n’a apporté aucun des changements suggérés par Joshua Logan, à l’exception peut-être d’adoucir la mort de Marjorie Taylor, qui dans le script final est implicite et n’est confirmée que par un télégramme que Joe reçoit et lit silencieusement à l’université.

La réaction des critiques de Boston a été exactement comme Logan l’avait prédit, oscillant follement entre éloges et perplexité. Elliot Norton dans le Post a déclaré qu’il s’agissait d’un «knockout». «C’est romantique, réaliste, fantastique, satirique, sérieux et gai à la fois. Il y a des airs à succès, des blagues brillantes, de bons chanteurs, de merveilleux danseurs, de l’hilarité, du hocus pocus, des décors totalement non conventionnels et une conscience sociale. (…) Le spectacle a besoin d’un peu de bricolage et d’adaptation. Mais même sans bricolage ou adaptation, c’est le spectacle musical le plus remarquable que j’ai jamais vu.» Mais Elinor Hughes du Herald a prédit qu’il n’y aurait «pas un parcours aisé pour le futur de cette production».

H) Création à Broadway : pétard mouillé

Allegro () a ouvert au Majestic Theatre de Broadway le 10 octobre, avec la plus grosse prévente de billets de l’histoire de Broadway à ce moment-là: 750.000$, à une époque où le prix le plus élevé d’un billet ne dépassait pas 6$ et où une vente anticipée de 100.000$ était considérée comme astronomique. Allegro () bénéficiat des succès d’Oklahoma! () et de Carousel () mais aussi des noms de Rodgers et Hammerstein. Le spectacle avait fait la couverture du magazines Life and Time. Mais ne nous cachons pas les yeux, mais comme le rappellerait le mari d’Agnes de Mille, il a été accueilli par son public de la soirée d’ouverture «comme un pétard mouillé».

Les critiques new-yorkais étaient tout aussi divisés que leurs collègues de Boston:

  • le célèbre et redoutable Brooks Atkinson a écrit dans le Times: «Pour au moins la moitié de sa longueur, c’est une œuvre d’une grande beauté et pureté, comme si Our Town () pouvait être écrite en musique. Rodgers et Hammerstein ont juste raté la splendeur finale d'une œuvre d'art parfaite»
  • Robert Coleman du New York Daily Mirror a déclaré que «Allegro () est la perfection. Un mélange étonnant de beauté, d'intégrité, d'intelligence, d'imagination, de goût et de compétence ... il donne une nouvelle stature à la scène musicale américaine»
  • Ward Morehouse du Sun a écrit: «Allegro () est distingué et tumultueux. Il prend sa place aux côtés d'Oklahoma! () et de Carousel () comme un musical de bon goût, d'imagination et d'extravagance»
  • Richard Watts Jr. dans le Post a trouvé Allegro () «une pièce musicale distinguée, belle, imaginative, originale et honnêtement émouvante»
  • mais Wolcott Gibbs du New Yorker a qualifié le musical de «terrible déception»
  • John Chapman du Daily News s’est plaint: «Ils ont mis Allegro () sur un rythme andante» (en utilisant le terme italien pour un tempo modérément lent)
  • George Jean Nathan, dans un article spécial du Journal American, a parlé d'«une bouillie d'absurdité comme la scène du mariage dans laquelle le fantôme d'une mère qui revient à intervalles réguliers pour empêcher son fils de se tromper, la scène de cocktail bavarde comme un vieux film de Noël Coward, la scène à l'université identique à un ancien George Abbott, et divers autres éléments rivalisant à peine avec la fraîcheur d'une pâquerette»
  • Cecil Smith dans Theatre Arts a qualifié Allegro () «d'acceptable uniquement comme exercice de mise en scène, pas comme œuvre d'art ... Allegro () échoue là où Our Town () a réussi ... La vie de Joseph Taylor, Jr. nous parle ou pas de nos propres vies»
  • William Hawkins du World-Telegram & Sun a qualifié le spectacle de «vaste déception qui semble être une pauvre production de seconde zone.»

Le désaccord ne s'est pas limité à la soirée d'ouverture. Quelques semaines plus tard, Wayne Abrams résume très bien la situation dans le Chicago Sun-Times: «Personne n'est neutre à propos d'Allegro (). Le musical d'Hammerstein-Rodgers-de Mille est vu soit comme proche de la perfection, soit comme un lamentable flop. L'étendue du désaccord est immense»

En fait, comme le dira Stephen Sondheim des années plus tard – et Sondheim est dans ce cas une double référence car il est l'artiste génial que nous connaissons mais il a aussi une admiration sans borne pour Hammerstein à qui il doit tellement – le spectacle a rencontré des problèmes car l’écriture d’Oscar Hammerstein était trop floue et pas assez sophistiquée. Cette problématique était d’autant plus palpable que cette ‘faiblesse d’écriture’ était en contraste total avec l’ambition novateur du concept et du propos. Sondheim explique clairement qu'Hammerstein a démontré dans la réalité ce qu'il voulait dénoncer dans son spectacle. Dans Allegro (), il voulait dénoncer un médecin qui devenait un chef de service mondain se souciant plus de son image et de sa carrière que de soigner tous les patients. Or, comme se souvient Sondheim:

«Hammerstein a constaté que plus il faisait d’apparitions publiques, plus il donnait de discours, plus il voyageait pour soutenir de nobles causes, moins il avait de temps pour écrire, la chose pour laquelle il était né. C’est ce qu’il essayait de transmettre dans Allegro (). Et personne ne l’a compris.»

Stephen Sondheim


Ce n'est pas sans ironie ou sans moquerie que The New Republic a annoncé:

«Messieurs Rodgers et Hammerstein regrettent amèrement d’être les personnes les plus riches et les plus prospères du théâtre américain et souhaitent pouvoir retourner à Spirit, dans le Dakota du Sud, ou à Barstow, en Californie, ou dans une autre communauté appropriée, petite et simple, et y consacrer leurs talents à jouer de l’orgue pour le chœur de l'école de la ville et à composer des chansons pour l’équipe de football du lycée.»

Critique dans le The New Republic


Mais il n'y a pas que le livret d'Hammerstein qui en a pris pour son grade, la musique de Rodgers a également reçu plus sa part de mépris. Alors qu’il était pratiquement incapable d’écrire une mélodie qui ne soit pas irrésistible, Rodgers a écrit certaines de ses musiques les moins mélodieuses pour Allegro (), en particulier dans certains des numéros de chœur. Cecil Smith a écrit dans le magazine Theatre Arts:

«Il semble que dès que Richard Rodgers quitte le métier de la comédie musicale conventionnelle, dans laquelle il excelle, et s’aventure dans un domaine plus exigeant de la musique de théâtre, il dépasse les limites de sa technique et de ses idées».» Dur, dur. Très dur…

Cecil Smith dans Theatre Arts


Malgré tout cela, Allegro () s'est joué 315 représentations et a été le spectacle le plus rentable à Broadway de la saison 1947-48. Mais ce fut une déception pour Rodgers et Hammerstein. Vers la fin de la série, la troupe a été diminuée de 8 choristes et de 6 musiciens pour réduire les coûts. Un US-Tour réduit de seize villes a duré encore sept mois, mais il n’y aura pas de film, pas de création à Londres et aucun vrai revival à Broadway.

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Les spectateurs font des files devant le théâtre pour acheter des billets pour «Allegro» au Majestic Theatre
© Billy Rose Theatre Division, The New York Public Library - https://digitalcollections.nypl.org/items/7ae01264-7ab3-2cdf-e040-e00a180632a0

I) Ressenti et réaction

Aux critiques qui prétendaient qu’Oscar Hammerstein avait une affection naïve pour les petites villes, Oscar aimait souligner que le personnage dont la morale est le plus critiquable – l’ambitieuse et malhonnête Jennie – est une fille d’une petite ville. Mais il ne pouvait pas contester le jugement ultime du public.

«Parfois, le public écrit votre pièce pour vous, et la réécrit de la manière dont vous ne voulez pas qu’elle soit réécrite. Et si c’est le cas, il y a quelque chose qui ne va pas chez vous en tant qu’écrivain. C’est comme si un cheval décidait où il va vous emmener, qu’il ne sentait pas une emprise assez forte sur ses rênes.»

Oscar Hammerstei à propos d'Allegro


Un jour, Cole Porter a fait remarquer que les innovations de Rodgers et Hammerstein avaient rendu le théâtre musical plus difficile pour tous les autres auteurs de musicals. Mais ils s’étaient aussi rendu les choses plus difficiles à eux-mêmes.

Josh Logan pensait que Richard Rodgers et Oscar Hammerstein voulaient non seulement se surpasser, mais aussi surpasser le succès retentissant d’Irving Berlin avec Annie Get Your Gun (, qu'ils avaient produits eux-mêmes.

«Ils étaient trop anxieux. Ils voulaient faire quelque chose de sensationnel et ils ont visé trop haut.»

Joshua Logan à propos d'Allegro


Plus tard, lors d’entretiens séparés, les deux artistes se sont parfois laissé aller à de fugaces récriminations mutuelles.

Rodgers a par exemple validé l'avis d'un journaliste qui lui disait que, peut-être, le spectacle était «un peu prétentieux». Rodgers a rajouté:

«Je pense que c’était trop moralisateur, ce qui a été la seule erreur d’Oscar, si cela en a été une… Oscar a toujours eu tendance à faire beaucoup la morale. Ses engagements politique en sont une preuve. Et cela se voyait dans Allegro () plus que dans tout ce qu’il avait jamais écrit.»

Richard Rodgers à propos d'Allegro


Hammerstein, pour sa part, a déclaré que le chœur grec n'avait pas été ce qu'il avait imaginé:

«J’avais l’intention que Dick écrive de la musique pour le chœur, mais cela a été remplacé par le chœur récitant des refrains. (…) Nous nous sommes également retrouvés avec énormément de décors, avec une scène qui n’est pas exactement une scène tournante mais qui se déplace plutôt d’avant en arrière depuis les coulisses. En fait, c’est la raison pour laquelle la pièce n’a pas rapporté d’argent. Je ne blâme personne, parce que nous l’avons tous accepté, nous avons tous collaboré, nous avons tous aimé l’idée. Mais c’était une erreur.»

Oscar Hammerstein à propos d'Allegro


Il est difficile de savoir dans quelle mesure l’échec d’Allegro () a causé des tensions au sein du duo Rodgers & Hammerstein. Mais, en public, ils ne sont jamais parus en désaccord. Il se pourrait bien qu'Hammerstein ait été plus enclin à l’expérimentation que Rodgers, même s’il n’était pas capable de certifier le succès de cette expérimentation. En fin de compte, Rodgers et Hammerstein ont longtemps été hantés par cet essai raté.

«De tous les musicals sur lesquelles j’ai travaillé et qui n’ont pas tout à fait réussi, Allegro est celui qui, à mon avis, mérite le plus une seconde chance.... Je continue d’espérer.»

Richard Rodgers dans ses mémoires


A priori, Oscar Hammerstein était le moins sensible des deux hommes à propos de l’échec. Rappelons-nous la publicité ironique qu'il avait fait publier parlant de ses échecs et où il disait: «Je peux le refaire». Mais, comme Rodgers, Hammerstein ne pouvait pas non plus abandonner Allegro ():

«C’est la seule pièce qui n’a pas été un grand succès envers laquelle j’ai une vraie loyauté, un désir de la produire à nouveau et peut-être de la réécrire, de lui donner une autre chance.»

Oscar Hammerstein lors d'une interview


La pure vérité est que Rodgers et Hammerstein ne prendraient plus jamais de tels risques, ne repousseraient plus jamais les limites conventionnelles aussi loin. Ils allaient connaître des succès retentissants et continueraient à affiner, à aiguiser et à tester les limites du nouveau genre de théâtre musical qu’ils avaient créé presque à eux seuls. Mais l’ère de l’innovation était révolue pour eux. L’ère de l’empire était à venir.

Plus d'une décennie après la première d'Allegro (), après avoir appris son cancer en phase terminale, Hammerstein est revenu vers ce musical, espérant corriger ses défauts, mais il n'a pas pu terminer son projet.

Mais la conséquence principale de l'accueil mitigé d'Allegro () est que Rodgers et Hammerstein ne prendront plus jamais de tels risques, ne repousseront plus jamais les limites des conventions aussi loin. Ils allaient connaître des succès retentissants et continueraient à affiner, à aiguiser et à tester les limites du nouveau genre de théâtre musical qu’ils avaient créé presque à eux seuls. Mais l’ère de la révolution était terminée pour eux. L’ère du développement de leur empire était à venir.