7.
1927 1943 - Difficultés

 8.9.
Les artistes-plateau
d'«Oklahoma!»

 8.10.1.
Maintenir un
coût raisonnable


 8.11.
Choisir
un théâtre

 9.
1943 1964 - Golden Age

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Dans le cadre de la création d'Oklahoma! (), l’objectif initial était de «trouver» 100.000$ de financement extérieur afin de compléter le financement de ce spectacle ambitieux, ce qui était beaucoup plus que pour une pièce normale de la Guild (entre 15.000 $ et 35.000 $). Mais pour un musical, cette somme est loin d’être énorme. A titre de comparaison, pour Something for the Boys () de Cole Porter, qui a ouvert le 7 janvier 1943 à l’Alvin Theatre, avait engrangé 125.000$ auprès des producteurs extérieurs. Mais très vite, le montant visé de 100.000$ fut diminué à 90.000$. Attention, ceci ne représente que 60% du financement. Le coût de production total du spectacle s’élevait à 150.000$, soit 60% (90.000$) apporté par des producteurs extérieurs et 60.000$ (40%) par la Theatre Guild elle-même.

Comment fonctionnait une production de ce type? En échange de leur investissement, les contributeurs extérieurs (ceux qui ont donné les 90.000$) se répartissent 75% de la recette nette (c’est-à-dire la billetterie diminuée des coûts de représentation). Les autres 25% restent la propriété de la Theatre Guild. En d’autres mots, si le spectacle est un flop, les investisseurs perdent leur mise. Si c’est un succès, dès que la recette nette a dépassé les 120.000$, les investisseurs ont récupéré leur mise et commencent à gagner de l’argent.

Mais trouver des investisseurs n’est évidemment pas chose aisée. Surtout en période de guerre! A la fin décembre ‘42, la Guild a décidé de passer par un intermédiaire dont la mission serait de trouver ces investisseurs. Ils choisirent David Lowe. Ce dernier était très enthousiaste. Il rencontra Helburn le 29 décembre 1942 (le jour de l’ouverture de The Russian People) et lui écrivit en retour le 31 que le musical de la Guild avait un énorme potentiel! Il dévoila aussi sa théorie: il était important de ne pas donner aux investisseurs potentiels l’impression que la Guild cherchait de l’argent, mais plutôt de leur donner le sentiment qu’il s’agissait d’une occasion unique de participer à une grande création théâtrale…

«L’idée d’organiser des cocktails à la résidence de M. Langner, avec deux artistes du main cast chantant des chansons du spectacle, est excellente. En gardant toujours à l’esprit qu’il faut donner l’impression que la Guild n’a pas besoin de l’argent, mais est prête pour la première fois à accepter de petits investissements venus de l’extérieur. Ce n’est en quelque sorte un peu similaire à la campagne d’abonnement de la Guild.»

Daily News - 7 janvier 1943


Rien ne semblait devoir lui résister, mais après une deuxième réunion le 4 janvier, Lowe adopta une approche beaucoup plus mesurée dans une lettre écrite le lendemain à Helburn. A la même époque, il semble avoir été convenu qu’il serait payé 50$ par semaine pour ses services. On demanda à Lowe de présenter une stratégie. Il proposa d’établir une liste d’investisseurs potentiels au départ de ses suggestions mais aussi des suggestion de Helburn, Langner, Williams … . Au nom de la Guild, il les contacterait ensuite. Il établit aussi une liste de 12 arguments de vente, dont :

  • une musique de Richard Rodgers
  • des paroles d’Oscar Hammerstein II
  • des décors de Lemuel Ayers
  • des chroégraphies d’Agnes de Mille
  • des possibilités d’investissement (surtout si un contrat de cinéma était à l’horizon)
  • l’ancien succès de la Theatre Guild avec Porgy and Bess ()

Tout semblait assez crédible, et une autre rencontre avec Lowe a incité Helburn, Langner et John Haggott à dresser une liste de noms, datée du 10 janvier 1943, indiquant qui pourrait être approché personnellement et qui par leur nouveau «représentant», David Lowe. Mais quand on lui a demandé un rapport d’avancement de ses démarches, le 17 février 1943, la dure réalité est apparue. La mine sombre, il expliqua avoir organisé … deux réunions, l’une chez Natalie Spencer, une amie d’Helburn, et l’autre chez Jules Glaenzer, directeur du joaillier Cartier et ami de Rodgers. Rodgers appelait ce genre de démarche le «circuit des penthouse», avec Alfred Drake et Joan Roberts chantant les «tubes (potentiels)» du spectacle pendant qu’Hammerstein lisait des extraits du livret (et chantait aussi Pore Jud Is Daid avec Alfred Drake).

Selon Lowe, six investisseurs potentiels étaient présents à la réunion chez Jules Glaenzer, et douze à celle chez Natalie Spencer. Pour être honnête, ce deuxième chiffre est gonflé car étaient présentes à cette réunion des personnes dont l’investissement semblait déjà garanti – dont Herbert et Ruth Langner, les parents de Langner. Mais malgré la qualité des fêtes organisées, ni les chansons ni les discours n’ont été convaincants, car parmi toutes les personnes présentes, seulement deux ont décidé d’investir dans le spectacle, et ce, à hauteur de 2.000$. Mais surtout Jules Glaenzer lui-même décida de ne pas investir! Les réactions furent très froides. Helburn se rappellera plus tard d’un: «Je n’aime pas les pièces avec des fermiers».

Lowe a présenté un compte rendu détaillé de ses tentatives de contacter ceux qui y avaient assisté aux deux réunions mais aussi d’autres personnes figurant sur la liste de la Guild. Une terrible succession de promesses de rappels téléphoniques non tenues, de rendez-vous manqués et d’excuses transparentes:

  • «C’est la guerre»
  • «Le scénario n’est pas assez intéressant»
  • «Il n’y avait pas assez de stars dans le cast»

Succès ou non, Lowe voulait être récompensé pour ses efforts. Il a souligné qu’au moins certains de ses prises de contacts avaient porté leurs fruits. La Guild répliqua que même si Lowe connaissait certains des investisseurs potentiels d’Oklahoma! (), ce n’était pas les interventions de Lowe qui les avaient décidés à devenir investisseurs. L’un d’eux, Sherman Ewing, a écrit à Langner le 4 mars:

«M. Oscar Hammerstein II, nous avait parlé du projet avant même d’avoir terminé le livret. Une fois ce livret finalisé, il nous l’a envoyé et nous a invités à une audition de la musique. Après l’audition de la musique, il nous a demandé si nous serions intéressés à investir et nous lui avons dit que nous le serions. Pour autant que je me souvienne, personne d’autre ne nous a suggéré la possibilité d’investir dans Oklahoma!, et M. Hammerstein est certainement la seule personne responsable de notre décision.»

Sherman Ewing à Langner - 4 mars 1943


Le 8 mars 1944, Jules E. Brulatour a réfuté toute influence de Lowe sur sa décision d’investir dans le show, affirmant qu’il en a été persuadé par Max Gordon; James Stroock de Brooks Costume Co. exclut également toute influence de Lowe, le 10 mars 1944. Ces demandes d’information organisées par la Guild découlaient d’une poursuite intentée par Lowe, qui réclamait non seulement d’être rémunéré pour ses «succès» dans la collecte de fonds, mais aussi de toucher des honoraires de consultant pour ses conseils sur le casting, les croquis de décors, les coupes de scénarios, la budgétisation, … Le 19 mars 1946, il a accepté un paiement forfaitaire de 14.500$.

Heureusement, à côté de ce que Lowe fit (ou ne fit pas) au début de 1943, Langner continua lui-même sa recherche intensive de fonds au sein de la communauté théâtrale de New York. Harry Cohn de Columbia Pictures a déclaré que le studio a été encouragé d’investir (15.000$) dans le spectacle après avoir entendu «une présentation à Carnegie Hall au cours de laquelle Richard Rodgers a joué la partition avec Oscar Hammerstein II racontant l’histoire et Alfred Drake chantant quelques chansons.

Les investisseurs privés qui ont cru en ce qui allait devenir pour beaucoup le premier musical de tous les temps (désolés pour ceux qui estiment que c’est Show Boat ()) :

  • 15.000$ - Harry Cohn de Columbia Pictures dont nous avons parlé ci-dessus
  • 5.000$ - Jules Brulatour, un autre magnat du cinéma, mais ici du cinéma indépendant
  • 1.000$ - Sherman Ewing (investisseur privé – nouveau à la Guild)
  • 1.000$ - Marjorie Ewing (investisseur privé – nouveau à la Guild)
  • 2.500$ - William Rose II (investisseur privé – nouveau à la Guild)
  • 2.500$ - Lilian Riegleman (investisseur privé – nouveau à la Guild)
  • 2.500$ - Ralph Friedman (investisseur privé – nouveau à la Guild)
  • 1.000$ - Herbert et Ruth Langner (investisseur privé – récurrent à la Guild), les parents de Lawrence Langner, co-fondateur de la Theatre Guild
  • 1.000$ - Lemuel Ayers – il s’agit du scénographe d’Oklahoma! (). Comme nous l’avons vu, il désirait 2.500$ pour son travail, la Guild ne pouvait faire que 2.000$. Ils trouvèrent un compromis en lui donnant 3.000$ dont 1.000$ qu’il investirait dans le spectacle
  • 5.000$ - Brooks Costume Co. (négocié avec James E. Stroock). Il s’agit du fournisseur de costumes du spectacle qui accepta d’investir 5.000$ du coût total des costumes dans le spectacle. C’était une démarche pas inhabituelle. La Guild a essayé de faire de même avec Vail Scenic Construction Co., le constructeur des décors, mais ils ont refusé
  • 5.000$ - S.N. Behrman, un auteur proche de la Guild
  • 1.250$ - Al Greenstone, un autre proche de la Guild. Il publiait et vendait les programmes-souvenir de la Guild
  • 15.000$ - Guild Associates Inc.. Ce groupement avait déjà aidé d’autres productions de la Guild. Il était représenté par Joseph E. Swan, un agent immobilier un peu louche. Il a assisté à une présentation du spectacle lors des répétitions et il a décidé d’investir ce lourd montant. A posteriori, cela semble une action de blanchiment d’argent car dès le 18 mars, American Trusteed Funds avait racheté la moitié des parts de l’investissement pour 15.000$ (la valeur totale de l’investissement initial). Le reste a été vendu à divers particuliers

Le montant total s’élevait à 57.750$, ce qui était insuffisant pour maintenir le spectacle à flot pendant les répétitions. Il a donc fallu faire appel à l’équipe, au «pool» comme ils l’ont appelé, comme le mentionne un mémorandum du 9 mars 1943. Signalons quand-même qu’ils n’ont pas le financement pour tout finaliser (majoritairement payer les salaires) et que l’on est à deux jours de la première représentation en Try-Out à New Haven! Parler de crise est faible…

Ce mémorandum fait référence à un «accord». Il s’agit de l’accord de financement, dont nous avons déjà parlé où la Guild a fait équipe avec Marcus Heiman (agissant au nom de Max Gordon, Gordon’s M.G. Plays, et l’American Theatre Co., à St. Louis) et Lee Shubert de la Select Operating Corp. (propriétaire du St. James Theatre). A priori, l’«accord» ne s’étendait pas à Oklahoma! (), mais… Ils ont offert chacun 9.375$ (la somme de Heiman a été divisée entre lui et ceux qu’il a représentés), et la Guild 6.250$, soit un total de 25.000$. Mais ils ont également garanti leurs parts respectives de l’obligation de 15.000$, ce qui a augmenté leur pourcentage tout à fait favorablement. L’apport du «pool» s’élève donc à 40.000$.

L'affaire est sauvée. Rappelons cependant que la Theatre Guild n’a finalement mis que 6.250$ de liquidités dans la production du spectacle, alors qu’au départ, elle comptait investir 40.000$. La Theatre Guild ne va pas bien. Et il faut continuer à faire attention à tout. Helburn écrit Langner:

«Je pense vraiment avoir l’argent pour Green Grow the Lilacs, même si je n’arrive pas à y croire. J’espère que cela en vaudra la peine. Je pense que nous avons suffisamment d’argent, même si je prend encore tout ce que je peux obtenir.»

Helburn à Langner


Mais en réalité les choses vont rester très complexes… En effet, certains budgets vont être dépassés. En plus, c’était de loin plus cher que les pièces standard de la Guild. John Haggott se mit à être très pointilleux sur la plus petite des factures qui commençaient à arriver, et la Guild essaya de réduire les dépenses jusqu’à l’os. Il y avait de plus en plus de risques que le spectacle s’arrête après le premier Try-Out, devandant un «closed on the road» de plus…

Même si nous y reviendrons, plongeons-nous le soir de la première à New Haven, le 11 mars 1943. Le spectacle s’appelle encore Away We Go! et le public local a assez bien accueilli le spectacle. Mais un visiteur important venu spécialement de New York a vu le spectacle et n’a été lui fort peu enthousiaste. Il s’agit du célèbre producteur . Rappelons que les femmes de la distribution portaient des costumes d’époque appropriés, des robes longues, correspondant aux tenues d’époque en Oklahoma. Todd est parti à l'entracte, selon certains même avant l'entracte. Son évaluation verbale du spectacle ce soir-là était très claire et terrible:

«Aucune jambe, aucune blague, aucune chance!»

Michael Todd (producteur) puis Walter Winchell (critique) ou Rose Bigman (secrétaire)

 

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Article du The New York Times du 28 mars 1993
à l'occasion du 50ème anniversaire de la création d'Oklahoma!

Dans certaines versions de l'histoire, Todd aurait même dit: «Aucun sein, aucune blague, aucune chance». Le critique Walter Winchell se servira de cette réplique (version «Aucune jambe ») dans son article de journal, condamnant le spectacle au pilori. Certains déclarent que c’est plutôt sa secrétaire, Rose Bigman, qui lui a suggéré cette expression assassine. En fait, Winchell avait u ne grande confiance en Bigman en tant que juge des nouveaux spectacles. Pour certains, il l'aurait envoyée à la soirée d'ouverture à New Haven pour faire un reportage sur le spectacle et elle est partie à l'entracte. Avant de reprendre le train pour New York, elle a envoyé à Winchell un télégramme qui disait «Aucune jambe, aucune blague, aucune chance!». La phrase est apparue dans l’article de Winchell le lendemain. On ne saura jamais exactement ce qui s’est passé, mais la phrase «Aucune jambe, aucune blague, aucune chance!» est une réalité. Et que c’est une terrible sentence un soir de Première de Try-Out d’un spectacle qui est virtuellement en cessation de paiement.

Bien sûr, cette situation a changé très rapidement. Une fois qu’on a su qu’Oklahoma! () serait un hit à Broadway – ce qui fut une évidence très peu de temps après la première – la Guild a pu commencer à respirer plus facilement. Les investisseurs ont également commencé à profiter des chèques réguliers représentant leur part de retour sur investissement. Cela en a entrainé certains à prendre des risques sur les spectacles suivant de la Theatre Guild. Quoi qu’il en soit, ceux qui avaient refusé d’investir dans ce spectacle s’en sont longtemps mordu les doigts…