
A) Une jeunesse musicale

Richard Rodgers & Lorenz Hart
Le 28 mars 1917, Richard Rodgers (1902-1979), âgé de quatorze ans, est emmené par son frère aîné William à la salle de bal de l'hôtel Astor pour le spectacle universitaire annuel de l'Université Columbia. La soirée a été presque volée par l'étudiant en journalisme Lorenz Hart (1895-1943), qui s’est accaparé la scène pour se faire passer pour Mary Pickford. Après le spectacle, William a permis à son frère de rencontrer le jeune homme qui avait écrit les paroles du spectacle, étudiant en droit, Oscar Hammerstein II. Rodgers est tellement impressionné qu’il n’ose presque rien dire à Hammerstein. Mais Richard Rodgers a décidé ce jour-là qu'il irait à Columbia afin qu'il puisse composer de futurs spectacles universitaires. Ce jour-là , il n’a pas discuté avec Hart. Pour souligner le côté à la fois exceptionnel et paradoxal de cette rencontre, rappelons que Rodgers s’associera à Hart pendant 24 ans (1919-1943) avant de lui préférer Oscar Hammerstein II comme parolier pour produire certains des plus grands chefs-d’œuvre du XXème siècle (1943-1960).
Deux ans plus tard, Phil Leavitt, un ami commun s'arrangea pour que Rodgers rencontre Hart, qui avait obtenu son diplôme, mais continuait tout de même à s’occuper des productions universitaires. Rodgers et Hart étaient de gentils garçons juifs de classe moyenne, élevés dans l'Upper West Side de Manhattan, et tous deux partageaient une passion pour l'écriture de Kern et Wodehouse. Rodgers a ainsi décrit leur première rencontre:
«Il était très arbitraire au sujet des rimes dans les chansons, estimant que les gens étaient capables de comprendre bien des choses au-delà des monosyllabes faciles qui se juxtaposaient dans la plupart des airs de l’époque. Cela me semblait raisonnable, et ce petit homme et ses idées me séduisirent. Nous n’avons pas abordé la question mais il nous a semblé évident que nous allions travailler ensemble, et j’ai quitté sa maison après avoir acquis en une après-midi une carrière, un partenaire, un ami et une source permanente d’irritation.»
Richard Rodgers
En dehors de cela, ils étaient totalement opposés. En fait, il est difficille d'imaginer deux partenaires plus différents. Richard Rodgers venait d'une famille où les disputes explosives étaient suivies de semaines de silence glacial. Le seul endroit où l'émotion pouvait être exprimée en toute sécurité était derrière un piano. Dès sa plus tendre enfance, Richard pouvait rejouer des airs à l'oreille après une seule audition, gagnant l'adulation de ses parents querelleurs et amoureux du théâtre. Au moment où il a fait équipe avec Hart, Rodgers était attrayant, bien ordonné, émotionnellement isolé, et totalement consacré à la musique populaire.

A Lonely Romeo
Lorenz Hart avait été élevé dans une maison aimante, mais émotionnellement libre, où sa propension à écrire des vers légers a été encouragée. Relativement petit, il avait un peu moins d’un mètre cinquante, il était désorganisé, impulsif et totalement irréfléchi. Il était constamment en mouvement, se frottant les mains en permanence. Lorenz était aussi un homosexuel refoulé et même coupable. Un gros buveur, il était souvent totalement inefficace dès midi. Mais chaque fois que Rodgers a réussi à «coincer» Hart pour travailler assez longtemps, les résultats furent impressionnants.
Les parents de Phil Leavitt (condisciple de Rodgers et Hart dont nous avons déjà parlé et qui avait provoqué leur rencontre) avaient loué une maison à côté de la maison d’été du célèbre acteur et producteur de Broadway, Lew Fields. En peu de temps, Leavitt fit la connaissance de la fille aux yeux noirs de Fields, Dorothy Fields. Il persuada Dorothy de faire écouter à son père une chanson que Dick Rodgers et Lorenz Hart avaient écrite et qui s’appelait Venus.
Leavitt se rappelle dans ses mémoires du long trajet de la gare à la maison d’été des Fields, près de la plage: «C’était une longue marche, mais pas trop longue pour Larry [Hart]. Nerveux, il en a profité pour définir une stratégie pour la réunion. Il était certain que Venus serait immédiatement rajoutée dans A Lonely Romeo (), le musical dans lequel jouait Fields à Broadway...»

A Lonely Romeo
Toute la famille Fields s'était réunie pour l'occasion: Lew et Harbert; Dorothy, 14 ans («avec les yeux les plus éblouissants que j’aie jamais vus» écrivit Rodgers); le fils aîné, Joseph; et Frances, le seul enfant qui n’aurait aucune carrière théâtrale.
Après plusieurs chansons, ce fut le tour de Venus mais elle ne fut accueillie que par des applaudissements polis. Mais après avoir entendu Any Old Place with You, Fields fit savoir que c’était celle-là qu’il voulait, et proposa de l'acheter et de l'insérer dans A Lonely Romeo () (1919, 215 représentations) qu'il produit et dans lequel il joue pour le moment. Rodgers pouvait difficilement croire qu’il aurait sa première chanson jouée sur scène à Broadway dans un grand musical à l’âge de dix-sept ans.
Rodgers se souvient que la chanson devait être introduite le 26 août, mais à cette date le théâtre était fermé suite à une grève des acteurs, qui a mené à la formation de Actors' Equity. Le théâtre est resté fermé pendant un mois. Mais dès la réouverture du théâtre, Any Old Place with You, a trouvé sa place au milieu du premier acte. Cette chanson a été un vrai succès et Rodgers a eu son premier crédit de Broadway à l'âge de 17 ans, Hart à 24 ans.
Pas mal, mais…
B) La dernière chance: une revue caritative
B.1) «Poor Little Rtiz Girl» (1920) - Echec
Comme la fille de Fields, Dorothyl'écrirait plus tard: «Si vous commencez au sommet, vous êtes certain de tomber.» Au cours des six années suivantes, Rodgers et Hart ont lutté, écrivant des partitions pour des productions amateurs - majoritairement des spectacles d'étudiants dans des universités - ou des galas de charité. Ils ont de nombreux moments d'espoirs comme, par exemple, quand ils écrivent les chansons pour Fly With Me, une revue présentée par l’Université de Columbia, une oeuvre qui fait une telle impression sur Lew Fields qu’il les engage pour écrire celles d’un nouveau spectacle qu’il doit produire en 1920, Poor Little Ritz Girl () (1920, 119 représentations).

Poor Little Ritz Girl
À ce moment, Rodgers et Hart sont persuadés qu’ils viennent d’entrer de plain-pied dans le monde du spectacle, que leur carrière est vraiment lancée. ils ont enfin leur musical à Broadway. Mais au dernier moment, Fields se ravise et remplace plusieurs de leurs chansons par celles de Sigmund Romberg et Alex Gerber, deux compositeurs plus expérimentés. Ils découvrent cela le soir de la première, en live! Un peu dur pour deux jeunes qui débutent... Mais il ne seront pas rencuniers, car Lew Fields produira en core cinq musicals de Rodgers et Hart: The Girl Friend () (1926 - 421 représ.), Peggy-Ann () (1926 - 333 représ.), A Connecticut Yankee () (1927 - représ.), Present Arms () (1928 - 155 représ.) et Chee-Chee) () (1928 - 31 représ.).
Mais nous sommes seulement en 1920. Et les productions que nous venons de citer commencent en 1926. Six longues années séparent ces deux dates. C'est là que la déclaration de Dorothy Fields prend tout son sens: «Si vous commencez au sommet, vous êtes certain de tomber.» Ils avaient eu une chanson à succès dans un musical: Any Old Place with You dans A Lonely Romeo () en 1919. Leur premier musical - dont la moitié de leurs chansons avaient en plus été retirées - a été un flop. Après un très court moment de succès, une très très longue traversée du désert commençait pour ces deux futurs géants du théâtre musical.

You'll never know (1921)
Revue estudiantine
de l'Université de Columboa
A titre de clin d'oeil, citons une revue universitaire de 1921, You'll never know, qui est le seul spectacle auquel Richard Rodgers, Lorenz Hart et Oscar Hammerstein II participeront ensemble. Hammerstein - le futur partenaire de Rodgers en remplacement de Hart - y était «directeur de production».

The Garrick Gaieties (Opus 1925)
Ils vont continuer et continuer pendant de très longues années à composer pour des revues amateures. Rodgers en arriva même à envisager d'abandonner l'écriture de chansons pour vendre des sous-vêtements pour enfants quand il a reçu, en 1925, une offre de la Theatre Guild. Une de plus mais ...
Cette association était en train de construire un théâtre, le Guild Theatre (l’actuel August Wilson Theatre) et avait besoin d’un complément de fonds. Ils proposèrent à Rodgers d’écrire les chansons d’un gala de charité. Un «petit boulot» de plus? Sans doute, mais c'est mieux que rien... Quoi qu'il en soit, Rodgers accepta, à une condition: que Hart fasse également partie du projet, ce qui fut accepté. Le spectacle commandé par la Theatre Guild allait être The Garrick Gaieties (), une revue destinée à être jouée au Garrick Theatre pour deux soirs et dont le but principal n'est pas artistique mais bien de collecter l'argent nécessaire pour payer les tapisseries décoratives du futur théâtre.
B.2) «The Garrick Gaieties» (1925) - Succès inattendu

The Guild Theatre (1925)
L'actuel August Wilson Theatre
Lorsque The Garrick Gaieties () a joué ses représentations caritatives prévues le 17 mai 1925, la réponse a été euphorique, dans le décor du spectacle du soir. Le point culminant musical du spectacle a été Manhattan, une chanson qui saluait avec légèreté cette «île de joie new-yorkaise». Pour cause de succès, des matinées ont été rajoutées, mais elles ont été sold-out immédiatement.
Il n'y avait plus qu'une seule solution: la Guild a fermé la production officielle du Garrick Theatre, The Guardsman (qui avait quand même à l'affiche les stars Lunt et Fontanne) pour le remplacer par le vrai triomphe, The Garrick Gaieties () (1925, 311 représentations) qui tint l’affiche fort longtemps. Le spectacle sera transféré au Guild Theatre, au financement duquel ils avaient «participé».
Selon Rodgers, lui et Hart ont assisté, bien des années plus tard, à un spectacle au Guild Theatre. Hart a dit: «Regarde ces tapisseries. Elles sont là grâce à nous.» Rodgers a répondu: «Non, Larry. Nous sommes là grâce à elles.»
C) La notoriété du duo Rodgers & Hart
Au cours des cinq années suivantes, Rodgers et Hart ont créé 13 spectacles à Broadway, et un à Londres. Neuf de ces musicals furent écrits sur des livrets d’Herbert Fields (1897-1958), le fils de Lew qui avait accepté leur première chanson en 1919. Les livrets d’Herbert étaient très différents de ce que l’on pouvait voir dans les autres théâtres et offraient de nouvelles alternatives.
C.1) «Dearest Enemy» (1925) - Premier musical complet - Succès

Dearest Enemy (1925)
Aprrès le flop de Poor Little Ritz Girl () - musical dont il n'avaient écrit que la moitié des chansons présentées - et le succès de The Garrick Gaieties () - il s'agissait d'une revue - le premier musical complet de Rodgers et Hart à Broadway a été Dearest Enemy () (1925, 286 représentations), une histoire se déroulant pendant la Révolution américaine avec un livret d'Herbert Fields.
En tant que drame costumé, il a évité les conventions de Broadway de l'époque: une partition sans aucune influence du Jazz et aucun chœur de Girls peu vêtues. Même si cela peut paraître bizarre aujourd'hui, il s'agit d'une vraie rupture. Le journaliste Percy Hammond du New York Herald Tribune qualifiera Dearest Enemy () de «baby-grand-opera». Il est vrai que la musique de Rodgers était bien plus élaborée, bien plus construite, que celle des musicals de l'époque.
La ballade à succès Here in My Arms a aidé le spectacle à surmonter les ventes de billets initialement léthargiques pour devenir un succès rentable.
C.2) «The Girl Friend» (1926) - Premier musical complet - Succès

The Girl Friend (1926)
Leur second musical, The Girl Friend () (1926, 301 représentations), met en vedette le duo de Vaudeville de Sam White et Eva Puck en tant qu'athlète et entraîneur pour gagner une course cycliste de six jours. La partition met en vedette la chanson-titre entraînante The Girl Friend («She's knockout, she's royal, her beauty's illegal») et la ballade The Blue Room qui montrait le genre d'invention mélodique inattendue dont Rodgers était capable et qui est devenue une de ses caractéristiques.
Dans la seconde édition des The Garrick Gaieties () (1926, 174 représentations), la chanson Mountain Greenery s'est avérée un énorme succès avec son évocation d'une maison de campagne si accueillante que «Beans could get no keener reception in a beanery» («les haricots ne pouvaient obtenir un meilleur accueil dans une gargote»).
C.3) «Peggy-Ann» et «Betsy» (1926) - Le chaud et le froid
Après le succès de The Girl Friend (), les deux oeuvres suivantes du duo Rodgers et Hart ouvrent deux nuits consécutives à la fin de décembre 1926: Peggy-Ann () (27/12/1926, 333 représentations) et Betsy () (28/12/1926, 39 représentations). La premier était un musical frais et ambitieux et est devenu l’un des plus gros succès de l'équipe mais le second fut un flop rapide qui a tenu l'affiche un peu plus d’un mois seulement.
C.4) «A Connecticut Yankee» (1927) - Consécration

A Connecticut Yankee (1927)
A Connecticut Yankee () (1927, 418 représentations) est basé sur le roman comique classique de Mark Twain «A Connecticut Yankee in King Arthur's Court». Alice (Constance Carpenter) surprend son fiancé Martin (William Gaxton) en train de flirter avec une autre femme à la veille de leur mariage. Elle le frappe sur la tête avec une bouteille de champagne, et il se retrouve de manière inexplicable à la cour médiévale du roi Arthur. Bien que cela semble un peu bizarre, Martin y introduit des inventions du XXe siècle comme les panneaux d'affichage en bordure de route, le téléphone et la radio. Les personnages prononcent des lignes polyglottes telles que: «Methinks yon damsel is a lovely' broad.» Rodgers écrivit plus tard que lorsque Gaxton chanta Thou Swell, la réaction du public fut incroyable. La partition comprenait également un autre gros succès: My Heart Stood Still. Cette chanson a une histoire cocasse, car elle n'est pas née dans A Connecticut Yankee ()...

A Connecticut Yankee (1927)
William Gaxton (à droite)
En fait, cette chanson est tirée d'une expérience personnelle. Rodgers et Hart se trouvent début 1927, en compagnie de deux jeunes filles, dans un taxi parisien. Une voiture débouche d'une rue adjacente et manque d'emboutir le taxi. Ce dernier s'en sort in extremis grâce à un freinage violent. Les passagers sont projetés les uns sur les autres, hors de leurs sièges. Une des jeunes filles s'exclame: «Oh, mon coeur a failli défaillir.» Quel beau titre pour une chanson. Dès leur retour à Londres, où ils travaillent sur une revue intitulée One Dam Thing after Another (), Rodgers et Hart écrivent pour cette revue la chanson My Heart Stood Still créée par l’actrice Jessie Matthews. Cette chanson fut un gros succès à Londres et ils décidèrent, de retour aux États-Unis, de l'intégrer dans A Connecticut Yankee () qui avec ses 418 représentations, a été à l'époque le plus grand succès de Rodgers et Hart (il ne feront mieux qu'une seule fois, avec 9 reprsentations de plus pour By Jupiter () (1942 - 427 représentations)).
Même si les deux partenaires briguent avant tout de créer des productions haut de gamme, ils n’hésitent pas à participer à des présentations de moindre envergure, composant dans la foulée des chansons qui resteront populaires bien au-delà des spectacles pour lesquels elles ont été composées à l’origine. En fait durant la saison 1928-1929, le duo Rodgers et Hart vont présenter rien de moins que la création de trois musicals: A Connecticut Yankee () (418 représentations, première le 3 novembre 1927), She's my Baby () (71 représentations, première le 3 janvier 1928) et Present Arms () (155 représentations, première le 26 avril 1928). Un triomphe, un flop et un succès mitigé.
C.5) «She's my Baby» (1928) - Un vrai flop

She's my baby (1928)
Terrible flop malgré Béatrice Lillie
She's my Baby () (1928-71 représentations) semblait avoir toutes les chances de son côté: une partition de Rodgers et Hart, un livret de Guy Bolton, Bert Kalmar, et Harry Ruby. Sur scène: les danseurs Nick Long Jr. et Pearl Eaton, le danseur et comique Clifton Webb, un autre comique, William Frawley, un héros et une héroïne joués par Jack Whiting et Irene Dunne, et, surtout, l’incomparable clown Beatrice Lillie.
Le spectacle a vraiment été écrite pour cette dernière. Elle venait de jouer dans un terrible flop, Oh, Please! de Vincent Youmans. Ses brillantes techniques clownesques, largement nourries par l'improvisation, étaient terriblement à l'étroit dans un musical basé sur un livret. principalement en raison des contraintes imposées par le livret du spectacle. Oh, Please! avait fermé après 75 représentations. Tout le monde semblait d’accord sur le fait que le format de la revue lui convenait nettement mieux car les revues lui fournissaient d’incomparable opportunités comiques sans qu’un livret vienne limiter son expression. Elle s’est pourtant lancé dans l’aventure du musical She’s My Baby () avec enthousiasme mais malgré un rôle comique (la bonne Tilly) taillé sur mesure pour elle, She’s My Baby () n’a pas fonctionné pour la comédienne et il ne s’est joué que 71 représentations, encore moins que Oh, Please! et ses 75 représentations. En conséquence, Lillie est retournée presque définitivement vers les revues et ne réapparaitra dans un musical de Broadway qu’avec High Spirits () en 1964, un peu de quarante ans plus tard!
Et donc, She’s My Baby (), qui a ouvert ses portes début janvier 1928, n’a reçu que des avis tièdes. Malgré nos commentaires ci-dessus basés sur les avis de Rodgers et Hart, la plupart des blâmes des critiques de presse allaient au livret et la plupart des éloges allaient à Beatrice Lillie. Probablement parce que Rodgers et Hart avaient mis toute leur énergie pour les numéros de spécialité de Bea Lillie, comme l’avoue Rodgers dans son autobiographie. Sa conclusion est très claire:
«Il n’y a pas eu de bagarres et ni d’amertume de la part de qui que ce soit. Personne n’était à blâmer, sauf moi, d’avoir participé à un spectacle que j’aurais dû éviter.»
© Richard Rodgers - Musical Stages: An Autobiography - Random House Inc - 1975
Dans le New York Times, Brooks Atkinson trouve le spectacle «misérable» et, à cause de son livret «peu inspiré», les «vertus» du musical sont «terriblement difficiles à apprécier». Mais le «génie comique extraordinaire» de Lillie plaisait au public, et «seul Charlie Chaplin pouvait se moquer du monde en général avec un matériel aussi banal».
C.6) «Present Arms!» (1928) - Un succès mitigé

Present Arms (1928)
Leur troisième création de la saison, Present Arms () (1928, 155 représentations) est l'histoire de Chick Evans, un marine américain en poste à Pearl Harbor se faisant passer pour un capitaine pour impressionner Lady Delphine Witherspoon, la fille d'un noble anglais. Delphine est impressionnée par Chick, et tout va bien jusqu’à ce qu’elle découvre la vérité. Elle est plus tard impliquée dans un naufrage et un radeau l’emmène sur une île déserte où elle est secourue par Chick, permettant que tout se finisse bien!
Busby Berkeley (1895-1976) était le chorégraphe du spectacle, montrant déjà tout le talent et toute la précision qui marqueront plus tard ses films. Le numéro You Took Advantage of Me avec l'ingénue Joyce Barbour était à ce titre un exemple.
Il y avait aussi une séquence assez spectaculaire durant laquelle le yacht fait naufrage «devant les yeux terrorisés du public» (commentaire de Brooks Atkinson dans sa critique du New York Times), suivie d’une scène représentant les survivants seuls sur un radeau au milieu d’une mer agitée qui les précipite vers une île déserte.
C.7) «Chee-Chee» (1928) - Le plus gros flop de Rodgers...
Des 23 musicals de Rodgers et Hart de Broadway, Chee-Chee () (1928, 31 représentations) a connu la plus courte série de représentations, et ce n’est que 50 ans plus tard, en 1976, quand Rex () (1976, 49 représentations) a fermé après 49 représentations seulement, qu’un autre musical de Rodgers connaitra une si courte vie.
Il est toujours très intéressant de s'intéresser aux flops, car ils permettent de comprendre ce que «l'on ne peut pas faire». Le moins réussi des spectacles de Broadway de Rodgers et Hart, Chee-Chee () a toujours été considéré comme un échec en raison de son livret et des thèms abordés. Il est basé sur le thème inhabituel ... de la castration. Plus tard, Rodgers s'est distancié de ce musical qu'il considérait comme une erreur peu recommandable. Il est vrai que le traitement de l'image des femmes est totalement déplacée, même à l'époque - c'est dire!
Pourtant Chee-Chee est particulièrement intéressant pour son développement expérimental dans la comédie musicale intégrée proposant une écriture novatrice d'un spectacle musical et constitue à ce titre comme une étape importante dans le développement de la forme. Ils ont par exemple osé sortir du standard de la chanson de 3 minutes pour oser de nombreux passages musicaux chantés de moins d'une minutes (de 4 à 16 mesures). Cela a profondément perturbé le public le sortant de ses habitudes sans qu'il comprenne pourquoi. En outre Rodgers est conscient que pour un musical se déroulant en Chine il ne peut écrire de la «musique américaine» mais que commercialement il ne peut pas la remplacer par de la «musique chinois». Il a donc essayé de composer quelque chose à la fois d'américain mais avec des influences asiatiques.
Mais l'échec du spectacle peut également être attribuée à d'autres influences au-delà de son thème. Les autorités réprimaient les sujets immoraux à Broadway dont l'homosexualité. Rappelons que Lorenz Hart était dans la vie privée homosexuel.
C.8) Fin de décennie mitigée

Spring is Here (1929)
Les autres comédies musicales de Rodgers et Hart de la fin des années ‘20 n'ont pas recueilli le même succès. On a alterné entre flops et succès d'estime, mais plus de triomphes. Et si l'on accepte d'être un peu caricatural, comme nous l'avons déjà dit, on peut dire qu'elles ne sont connues que pour leurs chansons.
Par exemple, Spring is Here () (1929, 104 représentations - créé à l'Alvin Theatre) était une histoire d'amour banale, mais le magnifique With a Song in My Heart est devenue un tube à l'époque, puis un standard.
Il en est de même pour Simple Simon () (1930, 135 représentations - créé au Ziegfeld Theatre) avec Ten Cents a Dance, Ever Green () (1930, 254 représentations - créé à l'Adelphi Theatre de Londres) avec Dancing on the Ceiling et America's Sweetheart () (1931, 135 représentations - créé au Broadhurst Theatre) avec I've Got Five Dollars.

Publicité dans The Palygoer (15/9/1929)
à propos de «Me for You«,
qui allait devenir à Broadway «Heads Up!»
Attardons-nous un peu sur Heads Up! () (1929, 144 représentations) qui n'a - à Broadway du moins - été ni un flop ni un succès. Il faut dire que sa première a eu lieu quelques jours après le Krash de 1929 à Wall Street, l'intérêt des New Yorkais était vraisemblablement ailleurs. Mais tout avait déjà très mal débuté, sous un autre nom... Me for You () de Richard Rodgers et Lorenz Hart, avec un livret de Owen Davis, avait subi un Try-out chaotique à Detroit durant les deux dernières semaines de septembre 1929, de sorte qu’il n’a pas ouvert immédiatement dans la foulée à Broadway. Quand il a été joué un mois plus tard, dans un second Try-Out, à Philadelphie, il avait un nouveau titre Heads Up! (), son livret avait été entièrement réécrit par John McGowan et Paul Gerard Smith et de nombreuses chansons avaient été supprimées (mais la chanson-titre Me for You a été conservée pour la nouvelle version), il y a eu des remplacements majeurs dans la distribution, et le metteur en scène original, Alexander Leftwich, avait quitté le projet.

Souvenir-Brochure de «Heads Up!»
à l'Alvin Theatre
le 12 janvier 1930
Heads Up! () a ouvert finalement à Broadway le 11 novembre 1929, mais ne s’est joué que cinq mois et a terminé en perte financière. Autre signe d'insuccès, il n’y a pas eu d’US Tour.
La production londonienne a ouvert le 1er mai 1930 au Palace Theatre, avec un livret une nouvelle fois adapté mais a été une grande déception qui n’a tenu l’affiche que deux semaines, un flop complet. Les critiques et le public sont restés insensibles faces aux sages personnages cinglés et cyniques. En outre, le public londonien ne s’intéressait pas à l’histoire de la prohibition. La sentiment général était: «Trop américain».
Le musical a été adapté au cinéma par John McGowan et Jack Kirkland. Le film a été réalisé par Victor Schertzinger.
Heads Up! () est aujourd’hui presque totalement oublié. Même si ce musical a virtuellement disparu, les chansons qui ont émergé de la partition sont délicieuses, et l’intrigue elle-même est très amusante, avec de nombreuses possibilités comiques pour Victor Moore, des interludes découpés pour Alice Boulden et Betty Starbuck, des moments de danse pour Ray Bolger, et des murmures romantiques pour Jack Whiting et Barbara Newberry.
L'introduction du son dans les films en 1927 a porté un intérêt du monde cinématographique sur les comédies musicales. Plusieurs spectacles de Rodgers et Hart ont été adaptés en films, même s’ils ont été souvent profondément modifiés à cette occasion. Spring is Here (), Leathernecking (basé sur Present Arms ()), et Heads Up! () sont tous devenus des films en 1930. Comme on pouvait s'y attendre, les studios de cinéma ont alors voulu embaucher des auteurs-compositeurs pour écrire des comédies musicales directement pour l'écran. Et comme, dans le même temps, la crise de 1929 a rendu plus difficile de monter des spectacles à Broadway. Bien que la plupart des auteurs-compositeurs aient souvent changé de partenaire, Rodgers et Hart ont été la première équipe à travailler ensemble exclusivement pendant 25 ans. Nous y reviendrons.
Notre duo n'allait revenir à Broadway que 5 ans plus tard en 1935, avec Jumbo () (1935, 233 représentations).