2.
Un mythe:
Romeo & Juliet

 3.2.
Broadway:
années '50

 3.3.7.
Production
Première



 4.
L'après 1957

Les innovations des créateurs en matière de danse, de musique et de style théâtral suscitent des réactions enthousiastes du public ainsi que de la plupart des critiques.

Fait rare pour l’époque, Le New York Journal-American dépêche un reporter à la sortie du théâtre pour connaitre l’opinion des spectateurs. Les réactions sont très majoritairement positives.

La partition, intelligente et entrainante, est nouvelle dans sa synthèse de Tin Pan Alley (musique populaire américaine), de jazz, de rythmes latins et d’effets symphoniques modernes. Elle surprend cependant des oreilles peu habituées aux dissonances et aux rythmes asymétriques.

Autre nouveauté, West Side Story démontre que n’importe quel sujet sérieux (meurtre, tentative de viol, bigoterie) peut être le sujet d’un musical à succès.

Ce n’est pas la première fois que les créateurs abordent un sujet dérangeant et contemporain. On The Town, le spectacle de 1944 de Bernstein et Robbins, innove déjà sur le plan politique et social. Alors que la ségrégation fait rage, ils mettent en scène des hommes noirs tenant des femmes blanches par la main et, malgré les sentiments antijaponais de l'époque de la Seconde Guerre mondiale, ils confient un rôle important à une danseuse nippo-américaine.

Les musicals connaissent des moments tragiques auparavant (Oklahoma !, Carousel), mais ils se terminent toujours sur une note positive. Le genre semble construit sur la fantaisie et l'espoir américains. West Side Story change cela. Le premier acte s'achève sur la mort au couteau de deux des personnages principaux ; le rideau de fin tombe sur une autre mort, cette fois par arme à feu. Au lieu de l'optimisme, West Side Story peint un tableau de la vie américaine enlisée dans les préjugés ; au lieu de la fantaisie, il met en lumière les problèmes contemporains de la délinquance juvénile ; au lieu de l'espoir, il lance un avertissement.

Un journaliste écrit : « L'histoire fait appel au courant de rébellion contre l'autorité (sous-jacent dans la société) qui a fait surface dans les films des années 1950 comme La fureur de vivre (…) La chorégraphie énergique de Robbins et la partition majestueuse de Bernstein ont accentué les paroles satiriques et tranchantes de Sondheim, tandis que Laurents a su capturer la voix en colère de la jeunesse urbaine. La chanson "America" montre le triomphe de l'esprit sur les obstacles auxquels sont souvent confrontés les immigrants. »

Le musical est également complimenté pour sa description des jeunes en difficulté et des effets dévastateurs de la pauvreté et du racisme. La délinquance juvénile est considérée comme un mal de la société : "Personne ne veut d'un gars atteint d'une maladie sociale !".

A l’opposé, la pièce est critiquée pour faire l'apologie des gangs, pour sa représentation des Portoricains et son manque de casting latin authentique. Le critique de théâtre de la Saturday Review, Henry Hewes, blâme le musical parce qu’il « ne met pas l'accent sur la misère totale dans laquelle vivent de nombreux immigrants portoricains ».

D’autres critiques déplorent que l’histoire n’est pas plausible, ou qu’il manque des éléments de Shakespeare (la notion du destin par exemple). Certains trouvent que la musique n’est pas aussi bonne que la chorégraphie, ou que le livret est moins bon que la partition, ou toute autre combinaison imaginable.

A) Critique du New York Times (27/9/1957 - Brooks Atkinson)

Bien que le matériau soit horrible, la finition est admirable.

La guerre des gangs est le matériau de West Side Story qui a ouvert ses portes au Winter Garden hier soir. Très peu de sa laideur nous est épargné mais l'auteur, le compositeur et le concepteur de ballet sont des artistes créatifs. Mêlant imagination et virtuosité, ils ont écrit un spectacle profondément émouvant, aussi laid que la jungle urbaine mais également pathétique, tendre et indulgent.

Dès que Tony du gang des Jets voit Maria du gang des Sharks, la magie d'une histoire immortelle s'installe. Leur scène du balcon sur l’escalier de secours d'un immeuble morne est tendre et émouvante. À partir de ce moment, West Side Story est une œuvre incandescente qui trouve des fragments de beauté parmi les détritus des rues.

Tout dans West Side Story contribue à l'impression totale de sauvagerie, d'extase et d'angoisse. La partition mordante comporte des moments de tranquillité et de ravissement, parfois même une touche d'humour sardonique. Et les ballets transmettent ce que M. Laurents ne peut pas dire à cause de l’incapacité des personnages à s’exprimer. L'hostilité et la suspicion entre les gangs, la gloire des noces, la terreur de la bagarre, l'apogée dévastatrice : M. Robbins a trouvé les mouvements qui expriment ces parties de l'histoire.

Le sujet n'est pas beau. Mais ce que West Side Story en tire est beau : la distinction fondamentale de ce musical est le courage avec lequel il adhère à ses convictions artistiques et ne fait pas de concessions au goût populaire.

B) Critique du Times Magazine (7/10/1957)

West Side Story suggère que le salut de la comédie musicale sérieuse de Broadway ne réside peut-être ni dans le texte ni dans la musique - qui, en essayant de fusionner, ne font trop souvent que se heurter - mais dans la danse.

Au cours d'une carrière qui s'étend de On the Town à The King and I et Peter Pan, Jerome Robbins a offert plus de moments forts et moins de déceptions que presque tous les autres créateurs de Broadway. Et dans West Side Story, il a fait des pieds qui propulsent la production les épaules sur lesquelles elle repose. Maître de l'action structurée, il a su établir les tensions, les haines instinctives et les animosités induites, l’héroïsme des délinquants juvéniles et les rancœurs des Jets natifs de Manhattan et des Sharks portoricains. Ses combattants à cran d'arrêt raillent et grognent, s'accroupissent, glissent et bondissent. En plus de dynamiser l'esprit de leur gang et de varier leurs modes de combat, il a réussi à faire disparaître une grande partie de la fadeur documentaire de l'histoire et à y introduire la plupart des chocs sociologiques.

Malgré les performances séduisantes de Larry Kert et Carol Lawrence dans le rôle des amoureux, la romance est presque partout en deçà de la guerre des gangs. Le compositeur Bernstein s'en sort mieux avec sa musique âpre et chatoyante pour les danseurs qu'avec ses duos lyriques pour les amoureux, et le livret d'Arthur Laurents capte mieux la haine rauque et inarticulée que l'amour ardent et inarticulé. Lorsqu'il se détourne de ce qui est sauvage, West Side Story se révèle plus sentimental que touchant.

Le fait qu'il mette la chorégraphie au premier plan peut s'avérer être un jalon dans l'histoire de la comédie musicale.

West Side Story est arrivé à Broadway après des essais concluants à Washington et à Philadelphie, et après une vente anticipée estimée à 700’000 dollars. Les spectateurs de la première ont rempli le grand Winter Garden Theater et fait de la première la soirée la plus somptueuse de la nouvelle saison théâtrale.

A un moment de la soirée, un ami s'est approché de Bernstein. "Une belle petite soirée", a commenté Oscar (South Pacific) Hammerstein II. Surpris, Bernstein s'est arrêté de parler. Hammerstein s'est empressé d'ajouter : "Non, c'était vraiment mémorable". Puis les deux hommes se sont pris dans les bras.

C) Critique du New York Herald Tribune (27/9/1957 - Walter Kerr)

Les retombées radioactives de West Side Story doivent encore descendre sur Broadway ce matin. Le metteur en scène, chorégraphe et homme à idées Jerome Robbins a créé, puis fait exploser, les motifs de danse les plus sauvages, les plus agités et les plus électrisants auxquels nous ayons été exposés en une douzaine de saisons.

Le spectacle se déroule avec un rugissement de catastrophe dans les escaliers de secours arachnéens, les tréteaux sombres et les champs de bataille en terre battue d'une querelle de grande ville. Une excitation sans cesse renouvelée surgit d’une nouvelle débâcle, puis de la suivante. Lorsqu'un chef de gang conseille à ses cohortes de se la jouer "cool", la tension intolérable entre une tentative de contrôle et les pulsions instinctives de ces tueurs potentiels est d'un graphisme saisissant. Lorsque les couteaux sortent, et que les corps commencent à voler sauvagement dans l'espace, l'excitation visuelle suffit à couper le souffle.

M. Bernstein s'est permis quelques moments de mélodie pleins d’une grâce qui marquen les esprits : dans un "Maria" nostalgique, dans la dernière phrase murmurée de "Tonight", dans la déclaration mélancolique de "I Have a Love". Mais la plupart du temps, il a répondu aux besoins de la scène. Lorsque le héros Larry Kert martèle l'insistance visionnaire de "Something's Coming", la musique et l'histoire tumultueuse prennent leur place. Sinon, c'est la narration dansée qui prime de toute urgence.

 

Après 732 représentations, une tournée nationale de la production commence le 1er juillet 1959 à Denver. Elle se rend ensuite à Los Angeles, San Francisco, Chicago, Detroit, Cincinnati, Cleveland, Baltimore, Philadelphie et Boston. La pièce retourne au Winter Garden Theater de New York en avril 1960 pour une autre série de 249 représentations.