2.
Un mythe:
Romeo & Juliet

 

 3.1.3
Leonard Bernstein
(Musique)

 3.1.5
Stephen Sondheim
(Livret)

 3.2.
Broadway:
Années '50'

 4.
L'après 1957

« Les émotions précèdent la pensée, les émotions déterminent la pensée ; les pièces sont des émotions ». Tel est le principe directeur du dramaturge, scénariste et metteur en scène américain Arthur Laurents dont la remarquable carrière dure sept décennies.

Il nait Arthur Levine à Brooklyn le 14 juillet 1917. C’est le fils d'un avocat et d’une institutrice. Son père abandonne la foi orthodoxe de sa famille et la Bar Mitzvah d'Arthur marque la fin de toute implication dans le judaïsme organisé. La famille de sa mère, bien que « juive selon les critères d'Hitler, était de fait athée et socialiste».

Son père emmène Arthur voir son premier spectacle No, No, Nanette en 1925, et le garçon en ressort sidéré : « Mon rêve était qu'un jour je descendrais l’allée d'un musical que j’aurais écrit tandis que l'orchestre jouerait. Et je l'ai fait, c'était Gypsy. Ce fut le point culminant de ma vie ».

La facilité et le talent d'Arthur pour l'écriture dramatique, en particulier son talent prodigieux pour le dialogue, se manifestent très tôt. À l'âge de dix ans, il écrit une nouvelle à l'école donnant une tournure cynique à la fin de La Belle au Bois Dormant : elle dort cent ans ; le prince la réveille avec un baiser et ils se marient; mais le prince, agacé qu'elle soit si en retard, demande le divorce.

Ce n'est qu'après avoir terminé l'université qu'il commence à écrire sérieusement. Il change son nom de famille en Laurents, trouve un emploi dans la vente de serviettes chez Bloomingdale's et s'inscrit à un cours d'écriture radiophonique du soir à l’université de New York. Il vend sa première pièce radiophonique, Now Playing Tomorrow, à CBS en 1939 pour trente dollars et l'entend diffusée avec Shirley Booth dans les deux rôles féminins principaux. Arthur Laurents est lancé.

Bientôt, il écrit pour le Lux Radio Theater et développe sa propre technique pour fabriquer des intrigues commerciales à la chaîne. Écrire pour la radio, trouve-t-il, est une excellente formation : les contraintes de temps lui apprennent l'économie de la langue et le courage de couper : "j'ai appris à établir le caractère par les mots et à propulser l'action par le dialogue. »

C’est à ce moment qu’il est recruté dans l’armée américaine. Les États-Unis ne sont pas encore entrés dans la Seconde Guerre mondiale, mais Laurents craint que sa carrière d'écrivain ne soit ruinée. C’est le contraire qui se passe. Après avoir été envoyé d'une base à l'autre en tant qu'éplucheur de pommes de terre ou chauffeur de camion, il est affecté à une unité de l'U.S. Army Pictorial Service située dans un ancien studio de cinéma dans le Queens que les Marx Brothers utilisaient pour faire leurs photos. Là, la hiérarchie cinématographique est totalement inversée : George Cukor, déjà un célèbre réalisateur, n’étant qu’un simple soldat, doit suivre les ordres d'officiers qui étaient accessoiristes avant la guerre. Laurents écrit des films de formation technique pour l'armée (La résistance et La loi d’Ohm, ou comment découper une côte de bœuf), puis de la propagande (voici votre FBI) et des pièces radiophoniques hebdomadaires pour « Les Services des Forces Armées présentent » dont le siège est à Radio City.

Pendant ses années dans l'armée à New York, Laurents, selon ses propres dires, "bois énormément, [se] drogue énormément".

En 1944, il assiste pour la première fois à un ballet et il tombe amoureux de Nora Kaye dans Pilier de Feu, une chorégraphie d'Antony Tudor. Leur idylle dure, par intermittence, de nombreuses années. Quelques semaines plus tard, il voit Fancy Free ; il se lie immédiatement d'amitié avec ses créateurs Jerome Robbins et Leonard Bernstein, et bientôt avec d’autres artistes comme Oliver Smith, Betty Comden et Adolph Green. Robbins envisage sérieusement de demander à Laurents d’écrire le livret de On the Town mais Bernstein et lui décident pour finir d’engager leurs amis Comden et Green. Robbins collabore par la suite avec lui sur les grandes lignes de l'intrigue de Look Ma, I'm Dancin '.

Cinquante-six ans plus tard, dans la conclusion de ses mémoires Original Story By (2000), Laurents rend un hommage poignant à ce groupe particulier d'amis : « La mort [de Jerome Robbins] m'a laissé un sentiment particulier : une vague anxiété , une vague dépression … J'ai reconnu l'anxiété, mais je suis rarement, voire jamais, déprimé. Pourquoi cela ne s'était-il pas produit avec la mort d'autres personnes auxquelles je tenais profondément ? … Pourquoi Jerry ? Parce qu'il était l'avant-dernier. Harold Lang a été le premier ; puis Nora; puis Lenny; puis Olivier; et maintenant Jerry. Je les avais tous rencontrés au même moment pendant la guerre et j'avais commencé toute ma vie avec eux. … Ils sont tous morts, tous partis; il ne me reste que moi. »

En sortant de l’armée, il écrit une pièce de théâtre. Il termine La Demeure des Braves (Home of the Brave), un drame sur l'antisémitisme parmi les soldats dans le Pacifique Sud. Bien sûr, Laurents n'avait jamais été dans une zone de combat… La pièce débute à Broadway en décembre 1945 et est un échec malgré de bonnes critiques.

Des critiques assez bonnes, en effet, pour attirer l'attention des producteurs de films ; sa pièce devient film en 1949. Le rôle principal, à l'origine un Juif, est transformé en un personnage noir. Laurents demande au producteur d'expliquer sa décision et on lui répond : "Les Juifs ont été tués". Apparemment, peu importe à un producteur hollywoodien qu'il n'y ait pas eu d'unités multi-raciales dans l'armée pendant la Seconde Guerre mondiale…

Dès 1948, les studios se prêtent l'écrivain qui est chargé d’améliorer des scénarios bancals : il devient script doctor. Son travail n’est souvent pas crédité mais Alfred Hitchcock connaît la vérité et engage Laurents pour travailler sur le scénario de son prochain projet, un tournage peu orthodoxe du thriller britannique La Corde (Rope, 1948).

En 1949 Laurents est nommé dans une liste d’artistes soupçonnés d’être communistes. Il quitte Hollywood pour New York où le théâtre est à l'abri des listes noires de l'industrie cinématographique - comme il l'explique, les producteurs de théâtre sont indépendants et ne sont pas redevables aux banques, aux politiciens ou aux entreprises. En février 1950, sa deuxième production à Broadway, The Bird Cage, est un flop lamentable avec seulement 21 représentations.

Le McCarran Internal Security Act entre en vigueur en 1950. Entre autres restrictions des libertés, il interdit aux personnes soupçonnées d'activités subversives d'obtenir des passeports. Arthur Laurents, Farley Granger (son compagnon de l’époque, un acteur qui avait interprété un des rôles principaux dans The Rope), Stella Adler et d’autres se munissent des passeports qu'ils craignent de voir confisqués et partent immédiatement à l’étranger. Laurents et Granger y restent environ 18 mois, voyageant à travers l'Europe et l'Afrique du Nord.

En 1952, Laurents est de retour à Broadway avec The Time of the Cuckoo, mettant en vedette sa vieille amie Shirley Booth. C’est une comédie dramatique sur une touriste célibataire américaine à la recherche de romance à Venise. Cela donne un grand coup de pouce à la carrière de Laurents car c’est un succès (263 représentations). Hollywood en tire un film avec Katharine Hepburn intitulé Vacances à Venise (Summertime, 1955) et Broadway un musical (Do I hear a Waltz, 1965) sur une musique de Richard Rodgers (Hammerstein était mort en 1960) et des paroles de Stephen Sondheim. Les auteurs-compositeurs ne s’entendent pas très bien et Laurents se reproche d'avoir insisté pour qu'ils travaillent ensemble. Bien qu’il le regarde de travers (comme la plupart des films tirés de ses pièces) Summertime est un succès ; l’accueil du musical est plus mitigé.

Laurents retourne travailler à Hollywood en 1954. Gore Vidal, qui travaille à l'époque à la MGM, suggère à Laurents - puisque Laurents ne partage pas le goût de Vidal pour les gigolos - qu'il aille rendre visite à un beau jeune homme travaillant dans un grand magasin pour hommes. Il y va et l’approche: "Vous êtes un ami de Gore Vidal?" A quoi le jeune homme (Tom Hatcher) répond: "Oh, cet homme de lettres." Cela les fait rire tous les deux et brise la glace : ils passent les 52 années suivantes ensemble. Ils déménageront à New York, assumant ouvertement leur relation amoureuse à une époque où la pratique est loin d'être courante ou sûre.

Leonard Bernstein rend visite à Laurents sur la côte ouest en 1955 et suggère une nouvelle collaboration. Au cours de la conversation, il mentionne le projet "Romeo" de Jerome Robbins à Laurents ainsi que d’autres intrigues. Mais quand ils présentent leurs idées à Robbins, celui-ci les qualifie de "trash" et parle de son projet qu’il considère comme "quelque chose de beaucoup plus noble". Après deux années de développement et l'ajout du lyriciste Stephen Sondheim à l'équipe, cela devient West Side Story.

West Side Story n’avance pas car tous ont d’autres projets en cours en 1956 : Candide pour Bernstein, le film The King and I pour Robbins (1956), et Anastasia pour Laurents (qui crée également une nouvelle pièce à Broadway (A Clearing in the Woods, 1957, dans lequel Tom Hatcher joue). En raison de difficultés à trouver un producteur pour une adaptation apparemment peu prometteuse de Roméo et Juliette de Shakespeare, West Side Story n’arrive sur les planches à Washington DC qu'en août 1957.

Laurents adapte ensuite Bonjour tristesse, le roman de Françoise Sagan (qu'il avait connue à Paris) pour le film de 1958 avec Jean Seberg, Deborah Kerr et David Niven.

Il enchaîne avec un nouveau musical : Gypsy avec Ethel Merman. C’est le plus grand succès de Laurents à cette époque (702 représentations) et cela le restera jusqu'à La Cage aux Folles en 1983. La musique est de Jule Styne et les paroles de Sondheim ; la mise en scène et la chorégraphie de Robbins. Il obtient huit nominations aux Tony mais pas de victoires, The Sound of Music et Fiorello! remportant la plupart des trophées cette année-là.

L’amitié entre Robbins et Laurents se détériore à cette période. Laurents demande une augmentation de ses royalties au producteur David Merrick "pour l'agonie d'avoir à travailler avec Jerry Robbins." Pourtant, comme Laurents l'a reconnu bien plus tard, "Jerry a toujours eu cette foi folle en mes capacités d'écrivain."

Il fait ses débuts de metteur en scène à Broadway en 1960 avec une pièce qu’il a également écrite : Invitation for a March (avec Celeste Holm et Jane Fonda) puis I Can Get It for You Wholesale (1962) dans lequel il insiste pour engager une toute jeune Barbra Streisand de 19 ans (c’est son premier contrat) : elle y joue le rôle d’une secrétaire prévu pour une actrice de 50 ans.

Il collabore encore avec Stephen Sondheim pour le flop notoire (neuf représentations) Anyone can Whistle (1964) qu’il écrit et met en scène ; cela lance tout de même la carrière d’Angela Lansbury dans les musicals.

Laurents écrit ensuite le livret de Hallelujah, Baby! dont Jule Styne écrit la musique, Betty Comden et Adolph Green les paroles. Il remporte le Tony du best musical ainsi que de nombreuses autres distinctions.

Il est de retour en 1977 pour sa dernière aventure hollywoodienne, , Le Tournant de la Vie (The Turning Point), une histoire sur deux anciennes ballerines (Shirley MacLaine et Ann Bancroft), l'une qui a choisi de poursuivre une carrière dans la danse, l'autre d'élever une famille. Réalisé par le mari de Nora Kaye, Herbert Ross, il met en vedette Mikhail Baryshnikov. Il est nominé pour onze Oscars, dont un pour le scénario de Laurents, mais n’en gagne aucun.

En 1983, Laurents met en scène La Cage aux Folles à Broadway. C’est de loin le plus grand succès de sa carrière avec 1’761 représentations. Il remporte le Tony de la meilleure mise en scène d'un musical.

Il écrit Jolson Sings Again en 1999, soulevant une fois de plus la question de la black list d'Hollywood dont il fut une des victimes.

En 2009 il met en scène une reprise bilingue de West Side Story, avec quelques dialogues en espagnol (traductions et paroles de Lin-Manuel Miranda). La production est nominée pour quatre Tony et reste à l’affiche pour 748 représentations.

Laurents a publié deux livres vers la fin de sa longue vie : ses mémoires (Original Story By) en 2000, et Mainly on Directing : Gypsy, West Side Story and Other Musicals en 2009. Le premier est une promenade décousue mais captivante dans ses souvenirs, pleine d'observations incisives sur ses nombreux amis, pour la plupart célèbres. Le deuxième décortique les causes du succès ou de l'échec des spectacles, en examinant des exemples de son propre travail et de celui d'autres réalisateurs.

Dès 2011 un nouveau prix (administré par la Fondation Laurents/Hatcher) est décerné : 50 000 $ pour « une pièce de théâtre non produite et d'importance sociale par un dramaturge américain émergent », ainsi qu'une subvention de 100 000 $ pour les coûts de production à un théâtre à but non lucratif.

Arthur Laurents décède chez lui après une brève maladie le 5 mai 2011, des complications d'une pneumonie. Le lendemain à 20 heures, comme le veut la tradition, les lumières des théâtres de Broadway sont éteintes pendant une minute en sa mémoire.