6.
1927 - Show Boat

 7.2.
Les Revues de
l'après Ziegfeld

 7.3.E.
Rodgers & Hart (5/7)
Derniers succès

 7.3.E.
Rodgers & Hart (7/7)
Liste des spectacles

 7.4.
Le Royaume-Uni
Années '20 et '30

 8.
1943 Oklahoma!

A) Hart refuse de participer à «Oklahoma!»

Dès que By Jupiter () fut créé, Rodgers a été amené à assumer un autre travail de coproduction avec George Abbott, toujours sous couverture pour ménager Hart. Il s’agissait du projet Beat the Band () avec un livret d’Abbott et George Marion Jr. (qui, dit-on, avait aidé Rodgers à compléter certaines des paroles de chansons supplémentaires dans By Jupiter () pendant les disparitions de Hart). Abbott se souviendra de ce spectacle comme «le plus misérable travail de production et de mise en scène que j’ai jamais fait»:

«La première erreur était de penser que c’était un bon projet; la seconde était dans le casting; et la troisième, et la plus importante, était de ne pas avoir arrêté le projet alors qu’il serait manifestement un échec [...] Après une mauvaise ouverture à Boston, j’ai téléphoné à Dick Rodgers et lui ai demandé s’il pouvait venir m’aider. Il est venu, a trouvé que la confusion y était trop profonde pour pouvoir offrir des suggestions constructives, mais il est resté pour nous tenir compagnie.»

George Abbott


Pour être honnête, l’une des raisons pour lesquelles Rodgers n’a pas pu offrir son aide est qu’il avait d’autres tracas en tête. Cela pourrait aussi expliquer pourquoi il a malgré tout voulu rester en bonne compagnie auprès de George Abbott. Car à ce moment précis, Rodgers traversait un véritable enfer personnel, comme Joshua Logan s’en souvient:

«Juste avant que je parte outre-mer, Dick [Rodgers] est venu me voir et il m’a dit: «Je vais devoir essayer sans Larry [Hart], je ne peux plus traverser ça, je ne peux plus le supporter». Et je lui ai dit: «As-tu pensé à quelqu’un pour prendre sa place?» Et il a dit: «Que penserais-tu si je me réunissais avec Oscar Hammerstein?» Et je lui ai dit: «Oh, mon Dieu, ce serait merveilleux».»

Richard Rodgers


Nous avions vu qu’à l’automne 1941, Abbott et Rodgers avaient déjà parlé lors du travail sur Best Foot Forward (). Rodgers avait même rencontré Hammerstein qui s’était révélé très élégant. Mais depuis lors, il y avait eu By Jupiter () durant lequel Hart avait touché le fond.

À cette époque, Oscar Hammerstein – dont la carrière était un peu «à l’arrêt» – travaillait principalement sur deux projets ambitieux:

  • une adaptation en musical de l’opéra Carmen de Georges Bizet pour laquelle Hammerstein allait écrire un nouveau livret et des paroles. Don Jose deviendrait Joe, un soldat noir dans un camp en Caroline du Sud; Escamillo, le torero, serait ici le champion poids lourd "Husky" Miller; et Carmen, une ouvrière dans une usine de parachute, Carmen Jones. Ce musical aboutira après Oklahoma! (). Et aura pour titre Carmen Jones ().
  • une adaptation en musical d’une pièce de Lynn Riggs, Green Grow the Lilacs, produite par la Theatre Guild en 1931. C’est la Theatre Guild qui lui avait proposé le projet. Quand il était à Hollywood en mai, Hammerstein en avait parlé avec Jerome Kern. Mais Kern n’était pas enthousiaste à propos de la pièce de Lynn Riggs, rappelant à Hammerstein qu’elle avait été un échec à la création avec 64 représentations seulement. Selon Kern, vouloir transformer un flop en un musical à succès était illusoire. Il refusa la proposition d’Hammerstein.
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«Green Grow the Lilacs» - Tract 1931
© Museum of the City of New York

Face au refus de Kern, la Theatre Guild décida de proposer le projet à d’autres artistes. Theresa Helburn et Lawrence Langner – directeurs de la Theatre Guild – étaient voisins des Rodgers dans le Connecticut. Ils ont demandé à Richard de lire Green Grow the Lilacs, espérant qu’il aimerait ce thème et que Rodgers et Hart pourraient en faire leur prochain musical. N’oublions jamais que c’est un spectacle de la Theatre Guild, The Garrick Gaieties (), qui les avait lancés en 1925. Rodgers a lu la pièce et l’a beaucoup aimée. Il a immédiatement appelé Hart et ils ont décidé de se retrouver chez Chappell & Co, leurs éditeurs de musique, présidés par le vieux Max Dreyfus.

Rodgers attendait dans la salle de réunion lorsque Hart est arrivé. Il était hagard et pâle et n’avait clairement pas eu de bonne nuit de sommeil depuis des semaines. Rodgers savait qu’il ne pouvait plus éviter de dire à Hart ce qu’il pensait. Il lui a dit qu’il voulait commencer à travailler sur le nouveau spectacle tout de suite, mais que Hart ne semblait pas en état de travailler. Hart a secoué la tête avec lassitude. La création de By Jupiter () l’avait épuisé et il ne voulait pas se lancer immédiatement dans l’écriture d’un autre spectacle. Il partait d’ailleurs à Taxco au Mexique pour de longues, de très longues vacances.

Rodgers savait que s’il n’arrivait pas à le dissuader de partir au Mexique, les choses passeraient de graves, ce qu’elles étaient, à catastrophiques, ce qu’aucun d’eux deux ne pouvait se permettre. Il a donc décidé de prendre position. Rodgers a dit à Hart que s’il entrait au sanatorium, il se ferait admettre avec lui, et ils pourraient travailler ensemble. Il a dit à Hart que le seul moyen de sortir de son problème était de «quitter la rue».

Hart n’écoutait pas. Il voulait aller au Mexique. Rodgers s’est fâché. Il a répété très clairement qu’il voulait aller de l’avant avec Green Grow the Lilacs et a ajouté que si Hart ne le faisait pas maintenant avec lui, il demanderait à Oscar Hammerstein de travailler avec lui.

Hart lui a répondu calmement, sans la moindre colère, montrant ainsi à quel point il avait perdu toute estime de soi:

«Bien sûr, tu devrais avoir Hammerstein comme collaborateur. Je ne sais pas comment tu m’as supporté toutes ces années»

Lorenz Hart


Il s’est levé, prévenant tout calmement Rodgers qu’il faisait une erreur, car Green Grow the Lilacs ne pouvait pas être transformée en un bon musical, et il est sorti. Rodgers s’est assis et a pleuré comme un bébé; il savait qu’un partenariat long, unique et merveilleux, qui avait commencé dans l’adolescence, venait de se terminer.

La prédiction de Rodgers quant au Mexique s’est avérée tout à fait correcte: lorsque Hart est revenu du Mexique à la fin de l’été 1942, il a dû être sorti du train sur une civière et il a été admis à l’hôpital.

Il a appelé Nanette Guilford et lui a demandé de venir le voir. Elle se souvient de cette rencontre avec émotion:

«Nous avions peu de choses en commun, mais, bien sûr, j’y suis allé. Je pense que Larry [Hart] menait son deuxième ou troisième combat contre une pneumonie. Dick [Rodgers] l’a appelé pendant que j’étais là. Larry a décroché le téléphone, et je l’ai entendu dire: «Non, Dick, non, non, non.» Et ça a continué: «Je ne le sens pas, dit-il, je ne le sens pas.» Ils parlaient de Green Grow the Lilacs, et j’ai dit: «Pourquoi ne le faites-vous pas s’il le ressent si fortement?» Et Hart m’a répondu: «Non, bébé, je ne le sens pas, je ne le sens pas».»

Nanette Guilford


Il est clair que Rodgers n’avait pas encore complètement abandonné l’espoir de convaincre Hart de participer au nouveau spectacle; mais Hart était catégorique. En plus, il avait plein de projets…

Vers la fin de l’année, un article est apparu signalant que Rodgers et Hart avaient abandonné un musical mexicain appelé Muchacha sur laquelle ils travaillaient!

Au même moment, Hart parlait bruyamment de plusieurs nouveaux projets. L’un d’entre eux s’intitulait Miss Underground. Il lui avait été proposé par l’auteur-dramaturge Paul Gallico. Le compositeur envisagé était Emmerich Kalman, le célèbre compositeur viennois qui avait fui le régime nazi. Le producteur Doc Bender lui a promis monts et merveilles pour ce spectacle qui devrait se jouer à l’Hippodrome Theatre de New York (plus de 5.000 places). Hart a écrit les paroles de 17 ou 18 chansons. Celles qui persistent nous montrent que Hart n’avait pas perdu son talent. Mais la fille de Kalman a témoigné que son père était totalement dépité de voir Hart en permanence mort-saoul. Si on écoute George Balanchine, le chorégraphe prévu, ce n’est pas à cause de Hart que le spectacle ne s’est jamais joué, mais parce que le producteur Doc Bender n’a jamais u finaliser le financement, en temps de guerre.

En parallèle, les auditions de Green Grow the Lilacs (le futur Oklahoma! ()) avaient commencé. Ici aussi, comme nous le verrons plus loin en détail, le financement était très difficile. En plus, annoncer aux potentiels contributeurs que les créateurs ne seraient pas Rodgers et Hart, mais Rodgers et Hammerstein, n’aidait pas: une première collaboration, mais aussi le fait qu’Hammerstein n’avait plus connu de succès depuis 1932 avec Music in the Air () étaient des points faibles.

Le 7 janvier 1943 fut créé avec succès à Broadway le musical Something for the Boys () de Cole Porter. Il fallut attendre le 31 mars pour qu’un autre musical y soit créé et ce fut Oklahoma! (). Il était vraiment complexe de financer ce genre d’œuvre en pleine guerre. Mais en plus, Oklahoma! () souffrait d’a priori très négatifs. Comme nous le verrons, en Try-Out, Mike Todd avait titré: «No gags, no girls, no chance». Il est vrai qu’Oklahoma! () n’était pas parsemé de gags ou de filles en petites tenues. Il était facile de prévoir que ce spectacle n’avait aucune chance de succès.

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«Oklahoma!» - Affiche de la création en 1943

Le 31 mars 1943, soir de la première d’Oklahoma! () au St James Theatre de Broadway, la salle n’était même pas pleine! Mais Lorenz Hart y était présent avec sa mère.

Larry Hart a assisté à la première avec sa mère. Il avait déjà vu le spectacle à New Haven pendant les Try-Out. Et il devait penser, comme tout le monde, que ce serait un gâchis sans espoir et que le spectacle n’avait pas la moindre chance de succès. Il n’était pas préparé, pas plus que n’importe quel autre spectateur dans la salle, à voir ce spectacle révolutionnaire, qui avait été profondément modifié lors des Try-Out à New Haven puis à Boston.

Le rideau s’est levé sur une scène lumineuse et ensoleillée, une vieille femme barattant du beurre dans une cour de ferme. Depuis les coulisses, la voix à capella du baryton Alfred Drake chantait la brume dorée sur la prairie, et le maïs aussi haut qu’un œil d’éléphant. Révolutionnaire. La réponse du public a été immédiate. Oscar Hammerstein s’en souvient des visages des spectateurs:

«C’était comme la lumière d’un millier de lanternes. On pouvait sentir cette lueur. C’était si brillant.»

Oscar Hammerstein


Logan qui était également présent à cette première se souvient de Hart:

«Larry [Hart] était assis dans une loge à applaudir, à rire aux éclats, à crier des bravos! Oh, mon Dieu, ça a dû être douloureux. Il avait pris sa mère avec lui et il devait être assis à ses côtés. Ce petit homme sensible, si sensible, assistait à un moment révolutionnaire dans le monde théâtral, initié par son partenaire de toujours, mais sans sa propre participation»

Joshua Logan

 

Blossom Line

Blossom Time est la version anglaise de l’opérette Das Dreimäderlhaus. La version anglaise a fait ses débuts à l’Ambassador Theatre le 29 septembre 1921, où elle a été jouée pendant 592 représentations, débouchant sur 6 US Tours consécutifs. Elle a ensuite été reprise 7 fois à Broadway au cours des deux décennies suivantes.

Hart savait qu’il avait vu ce soir-là quelque chose d’inédit au St. James Theatre. Après le spectacle, tout le monde s’est retrouvé au Sardi’s pour dîner et attendre les premières critiques de presse. Soudain, Rodgers vit Hart se frayer un chemin dans la foule, souriant d’une oreille à l’autre: «Ce sera au moins un autre Blossom Time» dit Hart en jetant ses bras autour du cou de son partenaire. «Ton spectacle sera éternel

Ce que cet aveu sincère lui a coûté, personne ne le saura jamais; mais Rodgers n’a jamais douté que Hart pensait ce qu’il disait.

Pour Rodgers, et aussi pour Hammerstein, Oklahoma! () était une renaissance. Mais assister à cet aboutissement artistique de Rodgers, le rêve de toute une vie, a dû être un terrible coup au cœur pour Hart.

Une histoire racontée par Alan Jay Lerner en est la preuve. Alan Jay Lerner, Fritz Loewe et Hart étaient ensemble un soir quand il y eut un black-out suite à une alerte aérienne. Loewe a allumé la radio; elle jouait un des airs d’Oklahoma! (). Dans le noir, Hart souffla furieusement sur son cigare. Loewe essaya une autre station. Même chose. Encore plus furieux. Loewe a essayé à nouveau, avec le même résultat. Le cigare de Hart brilla de plus en plus fort. Finalement, ils trouvèrent une station de radio jouant un autre air, et la lueur du cigare s’éteignit. Quand les lumières se sont rallumées, Hart a continué leur conversation comme si de rien n’était, mais comme Lerner l’a dit plus tard, ils savaient que ce dont ils avaient été témoins était la vue d’un homme qui avait trop douloureusement conscience de sa propre obsolescence.

Après l’épreuve d’Oklahoma! (), Hart a dû affronter une encore pire épreuve. Deux semaines après cette première, tôt le matin du samedi 17 avril 1943, Frieda, la maman de Hart s’est réveillée dans une douleur insupportable. Elle a été emmenée d’urgence à l’hôpital pour y subir une opération, mais celle-ci n’a pas réussi. Une deuxième opération était prévue, mais l’hôpital a décidé de ne pas la réaliser, car Frieda était trop fragile. Lors d’une visite, peut-être sa dernière, Hart a essayé de convaincre sa maman qu’elle serait bientôt à la maison. Il pensait la rassurer, mais il était clair que Frieda ne se faisait aucune illusion quant à son état. Elle s’est accrochée à la vie pendant une semaine et est décédée le dimanche de Pâques, le 25 avril.

Hart ne pouvait pas faire face aux funérailles de sa mère, qui ont eu lieu deux jours plus tard. Il a disparu lorsque la famille a quitté l’appartement; les services ont dû être retardés à la morgue jusqu’à ce qu’on le retrouve dans un bar à proximité.

Hart avait perdu tout ce qu’il aimait. D’abord, Rodgers et maintenant Frieda. Sa vie était devenue totalement inutile et il était ivre la plupart du temps. Il a fait des promesses irréfléchies de collaborer avec des gens qui heureusement ne le prenaient pas au sérieux…

Peu de temps après la mort de Frieda, Hart a déménagé dans un penthouse plus petit, mais néanmoins assez luxueux à l’hôtel Delmonico sur Park Avenue, avec des vues spectaculaires au nord et au sud sur la ville. Et peu de temps après, il y eut une fin assez brusque à l’énorme succès de By Jupiter () suite au départ de la star Ray Bolger. Ce spectacle était devenu le plus long de tous les spectacles de Rodgers et Hart.

B) 17 novembre 1943: revival de «A Connecticut Yankee»

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«A Connecticut Yankee» - Partition 1943

Au cours de l’été 1943, après le triomphe d’Oklahoma! (), Rodgers aurait adoré enchaîner avec Hammerstein, son nouveau partenaire, sur la création d’un nouveau musical, comme il le faisait à l’époque avec Hart. Mais Hammerstein, dès avant Oklahoma! (), était engagé dans la création de Carmen Jones () à Broadway sous les auspices du producteur Billy Rose. Il faudrait donc que Rodgers attende un peu.

Et puis une idée lui est venue. Il s’était depuis longtemps creusé les méninges pour imaginer un projet qui pourrait intéresser Hart, mais il avait en même temps craint que ce qu’il trouverait soit trop lourd pour lui dans cette période difficile. Et donc, est-ce qu’organiser un revival de A Connecticut Yankee () ne serait pas idéal?

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«A Connecticut Yankee» - Broadway 1943

Peu après, il a pris contact avec Herbert Fields. Rappelons que très longtemps, le duo Rodgers & Hart a été un trio: Rodgers & Hart & Fields. Ils avaient créé de très nombreux musicals ensemble jusqu’à Chee-Chee (). Il était tout normal que Rodgers se tourne vers Fields pour tenter de ramener Hart à Broadway. Et surtout que Fields était le librettiste de A Connecticut Yankee (). Ensemble, ils ont élaboré une stratégie pour ramener ce musical – et Larry Hart – à Broadway. Tout d’abord, le musical existant pouvait facilement être adapté au goût du jour; il y aurait de nouveaux dialogues à écrire, mais pas un livret complètement nouveau. Il n’y aurait pas non plus besoin d’une nouvelle partition. Ils pensèrent à élargir le rôle de Morgan Le Fay pour faire un magnifique rôle chantant pour Vivienne Segal. Vivienne Segal, quelques paroles à écrire, mais pas trop … tout cela pourrait amener à ce que Hart soit assez enthousiaste à propos du spectacle. Et accepte de le faire. Et cela s’est avéré vrai.

Rodgers ne voulait pas que ce soit un revival mot pour mot, note pour note du spectacle de 16 ans auparavant. Il y aurait de nouveaux dialogues et une demi-douzaine de nouvelles chansons qui viendraient compléter les numéros populaires de l’original. Rodgers a imaginé que, de cette façon, Hart ne serait pas surchargé. Il serait en territoire familier, il travaillerait avec des gens qu’il aimait, et le plus important, tout ceci pourrait enfin se révéler thérapeutique pour lui. Du moins, c’était l’idée qu'il avait imaginée.

Pendant une brève période, Hart a semblé revenir à la vie. Sobre la plupart du temps, il s’est emparé du nouveau spectacle avec beaucoup d’entrain, travaillant dur et rapidement sur l’adaptation du livret. Rodgers se souvient:

«Il venait chez nous dans le Connecticut et nous travaillions régulièrement à des heures raisonnables. Je ne pense pas qu’il ait pris un verre durant cette période. Il ne faisait aucun doute qu’il faisait un véritable effort pour se réhabiliter et pour prouver que le duo «Rodgers et Hart» était toujours une réalité.»

Richard Rodgers

 

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«A Connecticut Yankee» - Broadway 1943

Et Hart a trouvé quelques-unes des paroles les plus charmantes et les plus spirituelles qu’il n’ait jamais écrites, y compris To Keep My Love Alive, un récit tumultueux sur la manière dont la reine Morgan Le Fay (Vivienne Segal) s’est débarrassé de tous ses maris.

Mais une fois les répétitions terminées, une fois que Hart n'avait plus rien à faire, il a tout simplement craqué. Tous ces mois de combats contre ses faiblesses avaient été très difficiles pour lui et il ne pouvait plus résister à sa soif. Il avait réussi à prouver qu’il était encore capable de travailler, mais ce faisant, il s'était approché de son point de rupture. La nuit où A Connecticut Yankee (), a ouvert en try-out à Philadelphie, Hart a sombré dans une beuverie dont il ne s’est jamais remis. Il avait toujours eu l’habitude de laisser son manteau et son chapeau dans les bars, et comme il a plu ou neigé presque tous les jours cette semaine-là, cela n’a fait qu’accélérer sa détérioration physique.

Le soir de la première du spectacle à Broadway, le 17 novembre 1943 – il restait à Hart cinq jours à vivre – Rodgers était tellement inquiet pour Hart qu'il a demandé à deux hommes de la troupe de se tenir près de lui alors qu’il faisait des allers-retours à l’arrière du théâtre. Rodgers s’inquiétait non seulement de la santé de Hart, mais aussi de ce qu’il pourrait faire pour perturber la représentation en cours. Et il s’est avéré que cette préoccupation était fondée.

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«A Connecticut Yankee» - Broadway 1943

Helen Ford a repéré Dorothy Hart, qui s’étonnait qu’aucun billet n’avait été réservé pour Hart et elle. Ils avaient simplement supposé qu’ils auraient une place réservée à la première d’un spectacle de Hart. Les deux femmes sont allées dans les coulisses pour trouver Rodgers qui s’est écrié: «Oh! Mon Dieu! Larry est là?»

Quand le rideau s’est levé et que les lumières se sont éteintes, Hart est apparu à sa place habituelle dans l’allée à l’arrière du théâtre. Ses deux "gardiens" se tenaient à l’affut. Le premier acte s’est déroulé sans incident. À l’entracte, Hart – son manteau était toujours au vestiaire – alla boire un verre dans un bar voisin, ignorant la pluie. Il revint trempé – dans les deux sens du terme – et reprit sa veille à l’arrière de la salle. Il était calme au début, mais au fur et à mesure que le deuxième acte progressait, il a commencé à dire certaines répliques à haute voix, chantant même certaines paroles dans un sous-ton audible qui devenait plus fiévreux et agité. Lorsque sa voix est devenue trop forte pour être ignorée, les deux chiens de garde l’ont attrapé et ont sorti de la salle un Hart qui criait et leur donnait des coups de pied.

Sa femme Dorothy, qui avait entendu la perturbation, est sortie et l’a emmené à son appartement sur la 57ème rue dans un taxi. Après un certain temps, elle l’a installé sur le canapé, et il s’est endormi complètement habillé.

«Quand je l’ai regardé, plusieurs fois au cours de cette nuit, il transpirait et respirait lourdement, mais le matin il avait quitté l’appartement sans le dire à personne. Et sans un manteau.»

Dorothy Hart

 

C) Fin de Lorenz Hart

Selon Alan Jay Lerner, le soir suivant, un cousin de Hart l’a appelé lui et Fritz Loewe pour leur demander de l’aider à trouver Hart. Lerner se souvient:

«Fritz l’a trouvé, littéralement assis sur un trottoir sous la pluie battante, ivre, dans un état de paralysie. Fritz l’a mis dans un taxi et l’a emmené à l’hôtel où il séjournait. Il a fait promettre à Hart qu’il irait se coucher. Le lendemain, il a été transporté à l’hôpital, souffrant d’une pneumonie.»

Alan Jay Lerner


Dans un premier temps, les médecins ont dit que l’état de Hart était grave, mais pas critique.

Deux jours plus tard, Willy Kron, l’ami et conseiller financier de Hart, est venu voir Rodgers dans les coulisses du théâtre et lui a annoncé: «Larry a une pneumonie. Probablement plutôt une double pneumonie. il est très maladeRodgers lui a répondu qu'il savait. Mais il a rajouté que Hart n'était pas gravement malade, il était maintenant en train de mourir.

Pendant les deux jours suivants, ils ont tous veillé à la poursuite du traitement. Dick et Dorothy Rodgers étaient là la plupart du temps. Beaucoup d’amis de Hart sont venus voir comment il était: Irene Gallagher, secrétaire de Max Dreyfus, Milton Pascal, Irving Eisman, Philip Charig, Willie Kron, Helen Ford et son mari, et, bien sûr, Doc Bender.

Irene Gallagher a appelé le producteur John Golden, qui connaissait Eleanor Roosevelt. Par son intercession, la pénicilline, qui n’était pas encore à la disposition du grand public, fut transportée par avion, mais cela ne servait à rien.

La nuit du 22 novembre 1943, Rodgers et sa femme Dorothy, le médecin de Hart, ont dîné au restaurant de l’hôpital. Ce fut un faux repas, car la faim n'y était pas. Tous deux savaient que la fin n’était pas loin. Quand ils sont revenus vers sa chambre, une douzaine de ses amis étaient dans le couloir, aucun ne disait un mot. Hart était dans le coma. Plus tard, ils ont appris que le cœur de Hart s’était arrêté à deux reprises et qu’il avait été remis en marche après un traitement d’urgence.

Les souvenirs de Rodgers sont très clairs.

«En pleine deuxième guerre mondiale, il y eut cette nuit-là des alertes aériennes et des coupures d’électricité. Tout à coup, les cris des sirènes ont brisé l’immobilité de l’hôpital, et tout le bâtiment est devenu sombre, à l'exception de quelques lumières de secours ombragées. Une de ces lumières était dans la chambre de Larry parce qu’il recevait de l’oxygène. Ses proches étaient tous là dans l’obscurité à l’extérieur de sa chambre, leurs yeux sur la porte. Le docteur sortit de la chambre, et comme il nous a dit que Hart était mort, nous avons entendu la sirène de fin d'alerte et les lumières dans tout l’hôpital se sont rallumées.»

Richard Rodgers

 

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Tombe de Lorenz Hart

Rodgers a toujours affirmé que pour lui, ces lumières qui se sont allumées à l'instant de sa mort étaient un signe de libération de cet homme qui avait toujours voulu vivre dans l'obscurité, ne fût-ce que pour cacher son homosexualité qu'il ne pouvait assumer.

Deux jours plus tard, le mercredi 24 novembre 1943, le rabbin Nathan Perilman a célébré un service funèbre auquel ont assisté plus de 300 personnes en deuil. Parmi les personnes présentes se trouvaient son frère Teddy Hart et sa femme, Dick et Dorothy Rodgers, le père de Dick et son frère Mortimer, Max Dreyfus, Moss Hart, Cole Porter, Dorothy Parker, Arthur Schwartz, John O’Hara, Dorothy Fields, Danny Kaye, Emmerich Kalman, Willie Kron et Doc Bender. Les rites ont commencé à 12h30; un service simultané, auquel a participé une grande congrégation comprenant Oscar Hammerstein, Jerome Kern et Herb Fields, a été organisé à Hollywood.

Il n’y avait pas de musique; Teddy Hart a dit après que Hart avait toujours soutenu que les funérailles devaient être simples sans manifestation d’émotion. Le service dura un peu plus de vingt minutes; le cortège partit immédiatement pour le mont Sion, où Hart fut inhumé dans une tombe face à celle de ses parents. C’est un endroit triste et vide pour passer l’éternité, une usine d’incinération de déchets d’un côté, la Long Island Expressway rugissante de l’autre.

D) Un grand artiste tourmenté

D.1) Un grand artiste…

Words and Music» de Norman Taurog (1948-MGM)

Dans les années qui ont suivi la mort de Hart, la musique de Rodgers et de Hart est devenue de plus en plus populaire. Cette «renaissance» a en fait commencé 5 ans après la mort de Hart avec le film biographique de la MGM d’Arthur Freed, Words and Music, et a continué jusqu’à nos jours. Même les gens à qui les noms Rodgers et Hart ne veulent rien dire, connaissent savent que The Lady Is A Tramp, My Heart Stood Still, Where Or When, My Funny Valentine, et bien d’autres de leurs chansons. Peu d’entre eux savent que l’homme qui a écrit les mots de ces chansons a pratiquement changé l’art de l’écriture lyrique à lui seul, mais il en est ainsi.

A l'époque où Hart a fait équipe pour la première fois avec Rodgers en 1919, les paroles de chansons étaient bien souvent banales et remplies de clichés; elles dégoulinaient de sentimentalisme victorien écœurant. Leur fonction principale était d’accompagner la mélodie. En évitant toujours l'évidence et en cherchant toujours la phrase inattendue qui énerverait ou ferait battre le cœur, Hart a réussi à changer tout cela. Depuis le début, et tout au long de sa trop courte vie, Larry Hart a utilisé la façon dont les gens parlent vraiment, l’argot de la rue qu’il entendait tous les jours, et l’a intégré dans ses paroles: Ten Cents A Dance, I Didn't Know What Time It Was, I Like To Recognize The Tune, The Most Beautiful Girl In The World, Try Again Tomorrow, What's The Use Of Talking, You Took Advantage Of Me, A Little Birdie Told Me So – et la liste pourrait être beaucoup plus longue. Les chansons n’avaient jamais été écrites comme ça auparavant. Et il est difficile de croire aujourd’hui que les chansons ont été écrites avant lui d’une autre façon.

Hart n'a jamais pris l'habitude de conserver des copies de ce qu'il avait écrit. À l'instar de son comportement envers l'argent, tout amateur de psychologie pourrait diagnostiquer cela comme une preuve qu’il considérait son métier comme fort peu important. Un jour, il a dit à Ted Fetter, un autre parolier talentueux, qu’il ne pouvait pas croire qu’il gagnait autant d’argent pour ce qu’il faisait. «C’est complètement disproportionné par rapport à la quantité de travail que je fais pour le gagner.» Plus tard encore, il a presque méprisé son travail, le considérant comme «puéril ». Toutefois, il avait la capacité de discuter de manière bien supérieure à celle de la plupart des non-initiés, comme le démontre cette interview de 1928:

«Autrefois, les lignes musicales étaient écrites en mesures régulières; mais aujourd’hui, l’introduction du décalé apporte des accents musicaux dans les endroits les plus inattendus, de sorte que les rimes apparaissent non seulement à la fin de la ligne métrique, mais à des intervalles irréguliers, en raison de l’apparition étrange d’accents dans la musique jazz. De plus, la vieille chanson d’amour, en raison des allures séductrices et tranquilles de la valse populaire de l’époque, était habituellement un exemple tranquille de la musique amateur, innocente. Mais aujourd’hui, la qualité barbare de la musique de jazz exige des expressions d’amour beaucoup plus dynamiques et physiques.»

Lorenz Hart


Il en était pour son métier, comme pour sa vie. Il aimait ce qu’il faisait et le détestait en même temps. Russell Bennett lui a un jour demandé la source de son inspiration. «Oh, Russ, quand j’écris des paroles, le seul moment où je suis inspiré, c’est quand j’ai un crayon à la main et un morceau de papier devant moi. C’est ça, l’inspiration!», a répondu Hart. En d’autres termes, écrire est un travail; l’inspiration venait quand lui et Rodgers se battaient autour des idées. Hart avait une fine oreille musicale et une intuition pour les bonnes mélodies. Cela lui permettait de travailler facilement dans le cadre de la pensée musicale de Rodgers, tandis que Rodgers appréciait la subtilité des exigences lyriques de Hart et était capable de les accueillir mélodiquement dans sa musique.

P. G. Wodehouse a dit que ce qu’il trouvait le plus frappant dans l’œuvre de Hart, plus encore que son éclat, c’était sa cohérence:

«Larry Hart a toujours été bon. S’il y a un mauvais texte de son existence, je ne l’ai pas trouvé. Il me semble qu’il avait tout. Il pouvait être ultra-sophistiqué, mais aussi simple et sincère. Il pouvait gérer l’humour et les sentiments. Et ses rimes, bien sûr, étaient impeccables. Cependant, ce qui est remarquable à propos de son travail, c'est qu'il a été le premier à réellement remettre en cause le manque d'intelligence dans l'écriture des chansons de musicals. Il a apporté quelque chose d’assez novateur dans un genre plutôt fatigué.»

P.G. Wodehouse


Ou Henry Myers:

«Pendant que sa mère vivait, Larry écrivait non seulement des chansons, mais surtout des spectacles. (…) Il écrivait des spectacles, des spectacles, des spectacles; il pensait en termes de spectacles. Ils étaient sa mesure d'évaluation et il les a tournés sans relâche; peu de paroliers ont jamais rimé, rimé, pensé et ressenti leur chemin à travers tant de divertissements complets.»

Henry Myers


Larry Hart
a enrichi son écriture non seulement de son érudition, mais aussi de son esprit et de son charme, d’une manière qui a toujours semblé spontanée et sans effort. Pour citer Rodgers:

«Il ne se souciait pas de savoir où il vivait, combien il gagnait, quel était le statut social ou financier de ses amis, ou à quelle rangée il serait assis un soir de la première. Il se souciait beaucoup, par contre, du tour d’une phrase ou de l’exactitude mathématique d’une rime intérieure.»

Richard Rodgers


Sa contribution au théâtre musical est tout aussi importante. Bien que Rodgers et Hart n’aient pas été les seuls à révolutionner la façon dont les spectacles ont été créés, ils étaient à l’avant-garde du changement, non seulement à cause de leurs chansons, mais aussi à cause du sentiment apparemment instinctif de Larry Hart pour ce qui pouvait être fait dans un musical et devait être fait. Encore et encore, l’image de lui qui s’agite dans l’allée d’un théâtre vide, se frotte les mains, souffle joyeusement sur ce foutu cigare, et crie avec sa voix aiguë : «Hé, Dick, écoutez, quelqu’un a-t-il déjà écrit un musical sur une course de vélo de trois jours?» Ou un saboteur qui se mêle à un ballet, ou une bande d’enfants qui font un spectacle dans une grange, ou la Guerre de Sécession, ou les films, ou...

Joshua Logan pose de bonnes questions:

«Qu’est-ce qui a fait que l’on oublie souvent de mentionner Hart? Est-ce parce que la carrière d’Oscar Hammerstein avec Richard Rodgers a été beaucoup plus réussie, d’un point de vue financier? Vous savez, je pense que Larry Hart a été l’un des grands génies de l’histoire de notre théâtre musical américain. Dans un sens, il l’a inventé, il l’a commencé. Il n’y avait pas beaucoup de bons musicals quand il est arrivé. Ses paroles avaient une couleur, un ton, une sorte de beauté amère que personne d’autre n’avait ou n’aura jamais, la capacité la plus sensible, la plus touchante, presque chaplinesque de faire rire et de vous faire pleurer en même temps. Et c’est pourquoi il doit être salué, il faut se souvenir de lui, il doit être honoré, et il doit être maintenu en vie d’une manière ou d’une autre, parce qu’il est quelque chose dont nous avons tous besoin.»

Joshua Logan


Il n’y eut jamais d’hommage généreux et sincère à propos de Larry Hart, et pourtant… il est difficile de ne pas l’imaginer se tortiller s’il avait été là pour l’entendre. Sensible, touchant, Chaplinesque — ce ne sont pas des mots que Larry Hart se serait associé à lui-même. Branché, sardonique, intelligent, plein d’esprit, oui. Généreux, agréable à fréquenter, énergique, un gars génial, un bon joueur, certainement. Un putain d’auteur de paroles de musicals, le meilleur, incontestablement.

Pourtant, un brillant, tragique, exaspérant, aimable, irrépressible et incroyablement triste faisceau de contradictions, voilà ce qu’était Larry Hart. Alors, comment se souvenir le mieux de lui? Peut-être avec cette histoire, racontée par Vivienne Segal, la femme qu’il a toujours aimée, mais qu’il n’a jamais conquise:

«Lors d’une audition pour le revival de A Connecticut Yankee, on regardait des filles auditionner. Une fille dansait et chantait, et je pensais qu’elle était terriblement bonne, mais Larry [Hart] a dit non.
«Larry!» dis-je, surprise, «qu’est-ce qui ne va pas chez toi? Elle serait bien. Elle est belle
«Elle ne l’est pas» a-t-il répondu.
Et j’ai dit : «Tu es fou? Elle est belle!»
«Non, elle ne l’est pas», a insisté Larry.
«Très bien», dis-je. «Tu me donnes ta définition du beau?»
Et il a dit: «Le talent est beau».»

Vivienne Segal

 

D.2) Un grand tourmenté…

Issu de la classe moyenne supérieure juive, Lorenz Hart - que ses amis et collègues ont toujours dénommé "Larry" - a été torturé toute sa vie durant par sa petite taille et une orientation affective homosexuelle qu’il ne pouvait ni nier ni accepter. Comme nous l'avons, sa brillante collaboration avec le compositeur hétérosexuel Richard Rodgers a fait de Hart une célébrité, avec une réussite professionelle que beaucoup ont enviée. Mais cette célébrité a effrayé et culpabilisé Lorenz Hart, car il n'a jamais réussi à gérer la séparation entre ses pulsions privées et son image publique officielle, ce qu'ont réussi par exemple Noël Coward ou Cole Porter. Hart a opté pour un trajet de vie autodestructeur: plus il essaya de contrôler ses désirs, plus ils le consumèrent.

Trop peu sûr de lui - il était complexé par son physique que pour tenter de développer une relation affective ou sexuelle avec quelqu'un semblable à lui, Hart limita sa sexualité aux choristes ou aux prostitués masculins – dont beaucoup lui furent procurés par Milton "Doc" Bender, un dentiste qui était son ami depuis l’université. Apparemment, l’opportuniste Bender a vite mis de côté sa carrière pour servir d'entremetteur pour Hart (et pour beaucoup d'autres). Les amis et biographes de Hart suggèrent souvent que le malfaisant Bender était responsable de la ruine de Hart, mais c'est un peu rapide. En tant qu’adulte intelligent ayant de l’argent, des relations et une énorme influence professionnelle, Hart pouvait vivre sa vie comme il l’entendait. S’il a couché avec des hommes tout au long de sa vie adulte, le bon sens suggère qu’il l’a fait parce qu’il était gay, et non pas parce qu’un infâme compagnon l’y a forcé. La sexualité ne nécessite pas de motivation externe, et suggérer le contraire revient à accepter le fanatisme déguisé en psychologie.

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Timbre américain - 1999

Certains contemporains de Hart ont également suggéré qu’il s’est tourné vers l’homosexualité parce que les femmes l’ont rejeté, ce qui est totalement absurde! Tout au long de l’histoire, des femmes ambitieuses se sont offertes à des hommes qui avaient de l’argent et du pouvoir, et peu de ces hommes avaient l’esprit généreux de Hart ou son brillant sens de l’humour. Beaucoup de choristes de Broadway et d’Hollywood auraient adoré sauter dans le lit de Hart dans l’espoir d’obtenir un rôle, et autant que nous en sachions, aucune d’entre elles n’a jamais eu cette chance. Hart a peuplé son lit d'hommes. En outre, c’est idiot de déduire que Hart a choisi d’être gay. La sexualité n’est pas une question de choix. Et surtout qui aurait pu choisir d’être homosexuel dans l’atmosphère répressive du début du XXe siècle?

Tout porte à croire que Hart a trouvé fort peu de plaisir dans ses liaisons homosexuelles. Terrifié par l’intimité, il attendait que ses partenaires s’endorment, puis sortait du lit et se blottissait sur le sol de sa chambrepour dormir. Dans Rodgers & Hart: Bewitched, Bothered and Bewildered (de Samuel Marx et Jan Clayton - 1976), plusieurs des connaissances de Hart confirment qu’il a participé à des orgies privées exclusivement masculines, mais strictement comme voyeur. Il trouvait que regarder était moins stressant que de participer.

Les paroles de Hart évitaient les références à l’homosexualité. Au lieu de cela, elles abondent d'expressions de romance frustrée (Take Him), de cour isolée (Quiet Night) et d’affection non conventionnelle (My Funny Valentine). Personne n’a exprimé le côté douloureux de l’amour comme Hart l’a fait – pour des raisons évidentes. À partir de son adolescence, Hart a essayé de noyer ses démons intérieurs dans l’alcool. À la fin des années 1930, il disparaissait pour boire pendant des jours. Composer avec lui est devenu impossible. Et comme nous l'avons vu, quand finalement un Rodgers exaspéré a menacé de commencer à collaborer avec Oscar Hammerstein II, Hart a approuvé l’idée avant de partir au Mexique pour y faire des folies... Rodgers avait lui aussi de graves problèmes d’alcool, mais ils n’ont pas affecté son travail jusqu’à ses dernières années .

Lors de la soirée d’ouverture d'Oklahoma! () de Rodgers et Hammerstein, Hart était sobre et abasourdi par ce triomphe sans précédent. Comme nous l'avons vu, il a alors accepté d’aider Rodgers à préparer un reviavl de A Connecticut Yankee () offrant à Vivienne Segal, son amie de longue date, une nouvelle chanson comique To Keep My Love Alive. Mais pendant les répétitions, Hart buvait beaucoup. Il est arrivé totalement saoul pour l’ouverture de Broadway, devant être évacué par des gardes du corps. Après avoir passé la nuit sur le canapé de son frère, il a disparu. Quelques jours plus tard, on l’a trouvé assis sur le trottoir d’une rue, ivre, sans manteau et trempé jusqu’à la peau par une averse glaciale de novembre. La pneumonie a conduit à sa mort quelques jours plus tard. Selon une infirmière, les derniers mots de Hart furent: «What have I lived for?» («Pour quoi ai-je vécu?») Cela l’aurait-il réconforté de savoir que les gens continueraient de chanter et de célébrer ses chansons pour les générations à venir?