5.
1866 1927 - Recherches

 6.8.
Paul Robeson
«LE» JOE

 6.9.K.
Show Boat
ZIEGFELD THEATRE (1946) (2/2)

 6.9.N.
Show Boat
Film (1951) (suite)

 6.10.
Le crash de '29
La fin d'un monde

 7.
1927 1943 - Difficultés

N) Hollywood, septembre 1951 - Troisième film (MGM) (1/2)

La Metro-Goldwyn-Mayer avait acheté les droits de Show Boat en 1938. Les scénaristes de la MGM vont beaucoup travailler sur le scénario du film, dont une version est proposée par George Wells en 1944. Cette version qui ne sera pas tournée recentrait déjà l’histoire dans les Sud, oubliant Chicago et New York. Mais un Sud tel que souvent raconté dans la culture populaire, très loin de la dure réalité.

La MGM voulait absolument exploiter d’une manière ou d’une autre ses droits de Show Boat (), une œuvre en laquelle elle croyait sincèrement. En 1945, ils prennent une double décision:

  • ils vont largement participer au financement de la version scénique de Show Boat () de 1946 au Ziegfeld Theatre. Ils vont apporter 75% du financement, Rodgers et Hammerstein apportant le reste.
  • ils vont produire un film Till the Clouds Roll By (), qui se veut une biographie de Jerome Kern. Il sera tourné de fin ’45 à mai 1946, précisément pendant les répétitions et la création de la version scénique.
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N.1) 1946, «Till the Clouds Roll By» (MGM)

Till the Clouds Roll By () est en fait une biographie «très romancée» de Jerome Kern. Ce dernier était à l'origine impliqué dans la production, mais il est décédé subitement le 11 novembre 1945. On retrouve dans le film un large casting de stars musicales célèbres qui interprètent les chansons de Kern. C'était le premier d'une série de biopics MGM sur les compositeurs de Broadway. Il a été suivi par Words and Music () (à propos de Rodgers et Hart, 1948), Three Little Words () (à propos de Kalmar et Ruby, 1950) et Deep in My Heart () (à propos de Sigmund Romberg, 1954).

Quand le producteur Arthur Freed – responsable de l’une des trois unités musicales de la MGM – demande à Jerome Kern l’autorisation de consacrer un musical à sa carrière, celui-ci n’y voit aucune objection – si ce n’est que, selon lui, sa vie personnelle ne présente aucun intérêt. Qu’à cela ne tienne, les scénaristes de la MGM mêleront aux faits authentiques des épisodes inventés, comme l’amitié de Kern avec l’arrangeur Jim Hessler et sa fille Sally, qui sont des personnages fictifs!!! De même, les circonstances de la rencontre du musicien et de sa femme Eva en Angleterre seront «embellies», la jeune fille étant en réalité serveuse dans l’auberge de son père. En revanche, les grandes lignes de la carrière musicale de Kern sont respectées, et l’on croise dans le film certains de ses collaborateurs, tels Oscar Hammerstein, Victor Herbert, et Marilyn Miller, diva de Broadway disparue en 1936.

C’est Judy Garland, la grande star de la MGM, qui se voit confier la tâche d’incarner Marilyn Miller. Le rôle est court, mais le principe de Till the Clouds Roll By () repose sur un défilé de «vedettes maison» venant interpréter les chansons les plus célèbres de Kern, le temps d’une ou deux séquences. Celles de Judy Garland sont filmées en octobre 1945, bien avant le reste des prises de vues: l’actrice est en effet enceinte de sa fille Liza [Minelli], qui naîtra en mars de l’année suivante. Elle se dépêche donc de tourner ses numéros, dont la réalisation est confiée à son mari Vincente Minnelli. En revanche, le reste du film sera mis en scène par Richard Whorf.

Parmi les stars qu’Arthur Freed a tenu à engager pour Till the Clouds Roll By () figurent ses protégées June Allyson (Two Girls and a Sailor ()), Kathryn Grayson (Anchors aweigh ()), et Lucille Bremer (Meet me in St. Louis ()). Les chanteurs à succès Lena Horne, Dinah Shore et Tony Martin sont aussi de la partie. Quant à Robert Walker, il a l’honneur d’incarner Jerome Kern – mais, suite à des différends avec la MGM, son nom sera rétrogradé en bas de l’affiche lors de la sortie du film…

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Lena Horne (Julie LaVerne) - «Till the Clouds Roll By» (1946)

Mais bien sûr, vu l’importance de Show Boat () dans la carrière de Kern, il occupe une place importante dans sa «biographie». Till the Clouds Roll By () ouvre sur une version de Show Boat () réduite à 17 minutes, présentée comme le triomphe créatif de Jerome Kern. Ce mini-Show Boat met en vedette Lena Horne – la seule artiste noire à l’époque sous contrat à la MGM, – habillée en Julie LaVerne et chantant Can’t Help Lovin' Dat Man en solo, en dehors de tout contexte dans l’histoire. C’était la première fois que Julie LaVerne était jouée par une actrice noire. Les chansons s’enchaînent dans un ordre étonnant: Can’t Help Lovin' Dat Man est chanté après Life upon the Wicked Stage, et Ol' Man River est utilisé comme final de l’acte I, chantée par Caleb Peterson et un chœur afro-américain. Mais le film comprend une seconde version de la chanson: pour le final de Till the Clouds Roll By (), Kern avait eu l’idée de faire chanter Ol' Man River par le crooner Frank Sinatra, un choix surprenant puisque ce morceau mythique est chanté d’ordinaire par de puissants ténors. Hélas, comme nous l’avons vu, le musicien ne pourra entendre le résultat, emporté par une hémorragie cérébrale le 11 novembre 1945, à l’âge de 60 ans… Le tournage se déroule donc dans une certaine émotion, du mois de décembre 1945 à mai 1946. D’une durée initiale de trois heures, le montage final se verra réduit à deux heures suite à des projections tests (des chansons de Judy Garland, Lena Horne et Kathryn Grayson sont ainsi sacrifiées). Sorti en décembre 1946, un an après la mort du compositeur, Till the Clouds Roll By () connaît aussitôt un grand succès: rapportant sept millions de dollars.

Parmi les raisons qui font de Till the Clouds Roll By (), l’un des films musicaux les mieux connus du grand public, il en est une qui n’a rien à voir avec la qualité du film, À la fin des années '60, la MGM néglige en effet de renouveler ses droits sur cette production, qui tombe alors dans le domaine public. Sans doute les dirigeants du studio estiment-ils que plus personne ne s’intéressera à de telles «vieilleries». Mais c’est compter sans le regain de cinéphilie suscité par l’arrivée de la vidéo: le film étant libre de droits, de nombreux éditeurs vont proposer des VHS de Till the Clouds Roll By (), puis, vingt ans plus tard, des DVD.

N.2) 1951, «Show Boat» (MGM)

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  Et pourtant...  À sa sortie, en 1951, le film Show Boat () avait tout pour attirer les amateurs de comédies musicales. D’une part, le spectacle dont s’inspire le film est l’un des plus célèbres jamais montés à Broadway, et deux précédentes adaptations au cinéma ont encore accru sa popularité. D’autre part, le public est désormais habitué aux productions à grand spectacle de la MGM.

La recette du producteur Arthur Freed est simple: l’association de la musique, du Technicolor et de grandes stars suffisent à assurer le succès de la plupart de ses films.

En outre, Show Boat () bénéficie ainsi de la présence au générique d’un couple vedette, Kathryn Grayson et Howard Keel (la première est depuis longtemps une valeur sûre de la comédie musicale). Et tous deux sont épaulés dans le film par une comédienne qui est sur le point de devenir un mythe: Ava Gardner.

Et pourtant… Ce film est tellement inférieur à celui de 1936. Pas au niveau des moyens, bien sûr. Non. Mais au niveau du fond. Le film a été un grand succès, mais beaucoup aujourd’hui se demandent s’il s’agit vraiment du Show Boat () de Kern et Hammerstein!

Essayons de comprendre ce qui nous a amené à ce triste résultat.

  S'éloigner des intentions originelles d'Hammerstein  Pour cette version cinématographique de 1951, les dialogues d'Hammerstein ont été presque totalement supprimés et remplacés par de nouveaux textes écrits par John Lee Mahin. Les deux seules scènes à avoir fait confiance aux mots d’Hammerstein est la première scène dans laquelle Cap'n Andy présente les acteurs du show-boat à la foule, et la scène de métissage, dans laquelle Julie (Ava Gardner) se révèle être de sang mêlé et donc mariée illégalement à un homme blanc.

Comme nous l’avons vu, Kern et Hammerstein ont voulu écrire une épopée musicale qui débutait à la fin des années 1880 et s’étendait jusqu’à 1927. Puis jusqu’à 1932 dans le premier revival. Cette volonté de terminer le show à l’époque contemporaine devenait complexe, bien sûr, en 1951, car les personnages ne sont pas éternels, mais ici, c’est l’option inverse qui a été prise. Et dramaturgiquement c’est complexe, voire lâche.

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Kathryn Grayson (Magnolia) & Howard Keel (Ravenal)
«Show Boat» (1951 - MGM)

Quoi qu’il en soit, dans TOUTES les autres versions de Show Boat (), l’histoire se termine dans les années '20 (ou début des années '30), en s’étendant sur un total d’au moins quarante années. Le voyage vers la modernité était essentiel non seulement dans le roman de Ferber, mais aussi à la conception du spectacle par Kern et Hammerstein. À MGM, l’histoire s’étend sur moins d’une décennie. Lorsque Magnolia et Ravenal se réuniront, Kim est encore une petite enfant qui ne se souviendra probablement même pas de la brève séparation de ses parents. Ce changement a des effets importants. Tout d’abord, Show Boat (), débarrassé de tout enjeu politique se réduit à un mélodrame avec une fin heureuse prévisible. Dans la plupart de ces types de films, Gardner (Julie LaVerne) aurait été la rivale de Magnolia, convoitant peut-être Ravenal. Mais ici, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, elle aidera à la réconciliation Ravenal-Magnolia.

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«Show Boat» (1951 - MGM)

Deuxièmement, un bateau-spectacle qui ne quitte jamais le XIXe siècle se retrouve ancré dans un passé mythique, évitant tout regard critique sur le présent. L’initiale transformation historique vécue par les personnages qui vieillissent – telle que voulue par Hammerstein – se dissout ici dans un simple portrait de famille vivant le long d’une rivière éternelle. Dans ce cadre, la MGM – il s’agit bien de la MGM puisque le scénariste est un employé de la MGM – choisit de faire revenir Magnolia sur le bateau quand elle est en difficulté, ce qui est très différent des autres versions où elle reste à Chicago. Ce retour délibéré, choisi, fait du «The Cottom Blossom», du Mississippi et plus globalement du Sud, un refuge serein, sorte de cocon familial où l’on est protégé. La seule problématique du film revient à attendre que Ravenal accepte de prendre son rôle de mari, puis de père! Le livre de Ferber, toutes les productions scéniques et les deux versions cinématographiques précédentes avaient le changement historique pour thème principal. Le Show Boat () de MGM – c’est aberrant – est une illustration en Technicolor du fantasme d’un Sud éternel, raffiné, de l’après «Guerre Civile» («Civil War», ce qu’en Europe nous appelons plutôt Guerre de Sécession).

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Ce monde figé, épargné par l’innovation musicale ou technologique, était familier à la MGM qui a produit une série de musicals prémodernes à la fin des années '40 et au début des années '50: des films en Technicolor se déroulant avant les années 1910 – en fait avant la Première Guerre mondiale – avec des acteurs blancs portant des vêtements à l’ancienne et empruntant des chariots tirés par des chevaux, sauf pour certains excentriques qui conduisaient de nouvelles automobiles qui finissaient toujours par se décomposer. Des films comme In the Good Old Summertime () (1949), Take Me Out to the Ball Game () (1949), Two Weeks with Love () (1950) et Excuse My Dust () (1951) caractérisent ce cycle.

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Filmés dans cette Amérique qui vivait une charnière de son histoire – l’après-guerre est un changement total pour les États-Unis qui sortent définitivement de 150 ans d’isolationnisme pour devenir l’une des deux nations phares de la guerre froide – ces films offraient une vision rassurante d’un passé américain mythique, libérant de l’anxiété et des problèmes de l’après-guerre et de la guerre froide naissante. Du Ragtime s’immisce occasionnellement dans les partitions de ces films, mais toujours interprété par des blancs (par exemple, The Oceana Roll (musique de Lucien Denni et paroles de Roger Lewis) chantée par Jane Powell dans Two Weeks with Love ()). Le Show Boat () de MGM s’inscrit dans cette catégorie de comédies musicales nostalgie, comme l’a fait remarquer un critique: «À l’exception de certaines photographies mélancoliques prises dans le bateau, la rivière et la digue brumeuse, il y a peu à distinguer dans ce show Boat des habituelles extravagances estivales où l’on ressort de vieilles chansons à succès dans un décor Technicolor.»