5.
1866 1927 - Recherches

 6.8.
Paul Robeson
«LE» JOE

 6.9.D.
Show Boat
Film (II) (1936) (Suite)

 6.9.K.
Show Boat
Ziegfeld Theatre (1946) (1/2)

 6.10.
Le crash de '29
La fin d'un monde

 7.
1927 1943 - Difficultés

I) Los Angeles, mai 1940 - Los Angeles Civic Light Opera

Le Los Angeles Civic Light Opera (LACLO) – dans sa troisième saison – présente un revival de Show Boat (), assez court: 8 représentations du 13 au 18 mai 1940. Cette série va marquer la fin d’une certaine époque, car ce sera la dernière fois que Paul Robeson, Helen Morgan et Norma Terris apparaîtront sur scène dans les rôles qu’ils ont fait briller depuis si longtemps.

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Zeke Colvan a mis en scène le spectacle. Kern était présent le soir de la première et a reçu une ovation du public avant le début de l’acte II. Faute de disposer de son propre chœur de chanteurs noirs, le LACLO engage les Hall Johnson Singers et une troupe de danseurs noirs. Les critiques de la première furent généralement déçus par le chant. Il est vrai que la fatigue des répétitions et la salle gigantesque, le caverneux Philharmonic Auditorium, n’ont pas aidé. Mais Robeson et le chœur noir ont été couverts d’éloges comme: «Les interprètes noirs, à la fois les chanteurs et les danseurs, dépassaient de loin leurs collègues blancs la nuit dernière.» Les applaudissements de deux chansons de Robeson ont arrêté le spectacle à deux reprises: avec Ol’ Man River et Ah Still Suits Me. Cette deuxième chanson marque une première: jamais jusqu’alors une chanson écrite spécialement pour un des films de Show Boat () n’avait été rajoutée au musical en scène. Globalement, cette version de Show Boat () s’est avérée une un succès pour le jeune LACLO: «C’est la musique que nous aimons tous entendre», a noté le Los Angeles Times.

Pour les critiques noirs, ce fut l’occasion de célébrer une fois encore le talent de Robeson dans Show Boat (). Le chroniqueur et acteur noir, Clarence Muse, est enthousiaste de l’arrivée de Robeson à Hollywood, au même moment que Duke Ellington:

«THE fact that both ELLINGTON and ROBESON have consistently portrayed the NEGRO in his own IDIOM down through the years, is in my opinion the REASON there is so much commotion when they come this way.... HOLLYWOOD "learns” when [Robeson] arrives. PAUL ROBESON lifts their souls as he follows the steady purposeful melody of THE SPIRITUAL. THE OLE MAN or "OLE MAN RIVER” stands up in the water, and waves NORTHWARD, past CAIRO and on and on — until some day he will arrive in the SUN. HOLLYWOOD is fortunate when these great SOULS ARRIVE, FRIENDS. I AM happy too. AREN’T YOU proud of THEM?»

Clarence Muse

 

Dans son reportage sur la première, Muse se souvient que le public «a réagi comme s’il s’agissait d’un concert de Paul Robeson et voulait qu’il chante et chante encore, indépendamment des paroles et de l’histoire. Voilà comment a été accueilli ce grand artiste international à HollywoodMuse a aussi fait l’éloge de John Boles dans le rôle de Ravenal et de Norma Terris dans celui de Magnolia, mais a réservé une mention spéciale pour Helen Morgan comme Julie LaVerne. À propos de Can’t Help Lovin' Dat Man, Muse a écrit:

«Vous êtes assis dans le public et vous souffrez avec elle. Mais quand elle revient plus tard dans le spectacle et chante My Bill, assise sur un piano, l’art s’élève à nouveau au-dessus de la matière et flotte dans le spirituel. Sa grande âme vous émeut et vous oubliez que sa voix est tout simplement parfaite. Vous avez le privilège d’entendre et de voir une artiste rare.»

Clarence Muse


En fait, Muse connaissait bien Helen Morgan; il avait joué avec elle une scène poignante dans le film Show Boat 1936Julie confie à Muse, jouant le portier du Trocadéro, son amitié de longue date avec Magnolia qui auditionne avec Can’t Help Lovin' Dat Man, sur la scène adjacente. Cet hommage de Muse à Morgan est donc aussi un échange tendre et amical entre une femme blanche et un homme noir, faisant écho une fois de plus à cette vie des coulisses de l’industrie du divertissement où la distribution interraciale de Show Boat () permettait de construire des relations interraciales sincères.

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(The New York Times - 9 octobre 1941)

Mais les années d'abus d'alcool ont fait des ravages. Helen Morgan s'est effondrée sur scène lors d'une représentation et est décédée à Chicago d'une cirrhose du foie le 9 octobre 1941, âgée de 41 ans à peine… À sa mort, il y eut une volonté immédiate de tourner une biographie cinématographique de la star décédée. Sa mère et son mari – avec qui elle s’était mariée moins de trois mois plus tôt – ont exigé 100.000$ pour que les producteurs puissent utiliser son nom et son histoire. Mais le problème s’est situé ailleurs: les droits sur des chansons de Show Boat () avaient été rachetés par la MGM qui comme nous l’avons vu, avait un projet de nouveau film et avait intérêt que l’on oublie au plus vite celle qui avait toujours incarné Julie LaVerne.

Il faudra attendre 1957 pour qu’un film soit réalisé sur la vie d’Helen Morgan: The Helen Morgan Story. Ce film réalisé par Michael Curtiz, avec Ann Blyth (Helen Norman) et Paul Newman. Il fouille mollement les années '20 pour y dénicher des anecdotes de la vie d'Helen Morgan, enchaînant cliché après cliché dans une morne construction de deux heures environ…

Show Boat () sera reprise en mai 1944 au LACLO. Todd Duncan, qui avait créé le rôle de Porgy dans le Porgy and Bess () de Gershwin, jouera cette fis le rôle de Joe.

J) Londres, mai 1943 - Stoll Theatre

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Le premier revival de Show Boat () à Londres a eu lieu, étonnamment, au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Pour la seule fois dans une production professionnelle majeure, Joe a été chanté par un homme blanc en 'blackface': la basse australienne Malcolm McEachern surnommé ‘Mr Jetsam’.

Possédant une voix de basse extrêmement profonde, McEachern avait choisi de ne pas construire sa carrière à l’opéra, mais de s’ouvrir à un registre plus large, cher aux Britanniques, apparaissant dans les opérettes de Gilbert et Sullivan et les oratorios chantants.

Ses enregistrements révèlent une flexibilité et une portée bien adaptées aux exigences vocales de Haendel par exemple. L‘interprétation de McEachern de Ol’ Man River a été inévitablement comparée à celle de Robeson – qui rappelons-le avait créé le rôle à Londres, quinze ans plus tôt et y avait récolté un triomphe. Il faut dire qu’à partir des années ’40, tous les acteurs jouant Joe seront comparés avec Robeson.

«Cette production a de la chance, car 'Mr Jetsam' est un chanteur qui peut succéder à Paul Robeson et survivre à la comparaison. 'Mr Jetsam' n’a pas la présence et le pouvoir de domination de Paul Robeson, mais il a une voix parfaite pour Ol' Man River, et cela, actuellement, c’est suffisant.»

Clarence Muse

 

«Bien que le liège brûlé (ou son substitut moderne) donne à ‘Mr Jetsam’ une apparence bronzée moins plausible que celle de Paul Robeson, (...) sa basse riche rend justice à la philosophie simple du personnage et entraîne des rappels qui sont un hommage à Ol' Man River

The Theatre


D’autres ont vu un autre Show Boat () en l’absence de la présence écrasante de Robeson.

«Pour la plupart des amateurs de théâtre de Londres, Show Boat signifie Paul Robeson et le choc de joie que nous avons ressenti quand il y a quinze ans 'Ol' Man River' a fait vibrer les murs du Drury Lane Theatre. Et il est surprenant de constater aujourd’hui que le rôle de 'Joe' ne contient que quelques mots parlés et une seule chanson..»

«Show Boat sails again» V&A Stoll 1943

 

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Stoll Theatre - Londres
(Ce théâtre se situait à l'endroit du Peacock Theatre actuel)

McEachern dans le rôle de Joe en 1943 à Londres a un point commun avec Aunt Jemima qui incarnait Queenie dans la création de Show Boat () à Broadway en 1927: ils étaient tous les deux des artistes blancs qui incarnaient des personnages noirs.

Et pourtant, la démarche fut totalement différente. Même si McEachern était maquillé, il était très loin d’un «blackface» et de tout ce qu’il peut y avoir de caricatural dans la représentation stéréotype d'un noir par un comédien blanc grâce au «blackface».

L’usurpation d’identité raciale ne faisait pas partie de sa démarche. Sa capacité à endosser le rôle de Joe sans tous ces codes démontre à quel point Robeson a été jugé à travers son interprétation pure et non pas par un style de jeu qui serait propre à un comédien noir. Un chanteur avec une belle puissance vocale, habitué à chanter des airs classiques, mais aussi des airs légers et populaires, déguisés en noir s’est avéré suffisant.

Bien sûr, le fait que le spectacle soit joué hors des États-Unis, où le casting d’un homme blanc dans le rôle de Joe aurait sûrement soulevé de violentes objections de la critique noire et du grand public, a permis à McEachern de prendre le rôle. La réussite de McEachern dans le rôle de Joe suggère que le contenu musical et lyrique de Ol’ Man River et la couleur de peau de l’interprète définissent Joe comme noir. Un chanteur de concert blanc sans expérience dans le mimétisme racial a été jugé capable de chanter la chanson de façon satisfaisante.

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Stoll Theatre - Londres
(Ce théâtre se situait à l'endroit du Peacock Theatre actuel)

Ce premier revival londonien de Show Boat () s’est joué au Stoll Theatre, une immense salle de près de 2.500 places qui a été érigée à l’origine pour Oscar Ham­mer­stein I (le grand-père d'Oscar Hammerstein II) en 1911 sous le nom de London Opera House, voulant . Il avait l’intention de rivaliser avec Covent Garden, mais Ham­mer­stein I a jeté l’éponge après une saison. Il fut transformé en cinéma avant de redevenir un théâtre en 1941.

Show Boat () s’y est joué du 17 avril au 18 septembre 1943, pour une très belle série de 264 représentations – en fait, pour avoir autant de représentations en aussi peu de temps, Show Boat () a été géré comme une pantomime, avec deux spectacles par jour! Aucune reprise des années '20 n’a tenu l’affiche aussi longtemps.

Comme quelques autres opérettes des années '20, Show Boat () a été vue par les critiques de Londres comme un spectacle solide valant la peine d’être vu à nouveau.

«En ces jours difficiles, alors que tant de talents de théâtre sont au combat ou indisponibles, il est sans doute commode pour les directeurs de théâtre d’avoir sous la main, comme une conserve dans le garde-manger, d’anciens bons souvenirs qui ont prouvé leur valeur et créé leur popularité.»

«The Theatre» Horsnell


Ces «délices en conserve», un petit groupe d’opérettes commercialement réussies dans les années '20, ont survécu pendant une quinzaine d’années, jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, faisant l’objet de reprises, de films en Technicolor ou d’enregistrements de disques LP en studio. Seul Show Boat (), avec son thème qui reste très actuel, conservera sa pertinence au-delà des années ‘50.

Bien sûr, la guerre a profondément modifié la position des Noirs dans la société américaine.

«Hitler nous a fait sortir de la cuisine des Blancs»

Ouvrière noire de chez Boeing.


Et même si la ségrégation n’était pas finie, ses jours étaient comptés. Les futures productions américaines – la «nouvelle production» de 1946 sous la direction de Hammerstein et les productions extérieures de 1956 et 1957 à Jones Beach – allaient tenir compte de cette évolution. Parfois de manières totalement opposées! Dans cette démarche, ces productions ont fourni des emplois pour les artistes noirs, danseurs en particulier, qui ont contribué à soutenir leurs carrières naissantes.

À Hollywood, la Metro-Goldwyn-Mayer, va proposer le troisième long métrage de Show Boat () en 25 ans! Ce film de 1951 a soumis Show Boat () à la refonte la plus radicale qu’il a jamais subie, tronquant la portée chronologique de l’histoire et éliminant les questions de race autant que possible tout en conservant Ol’ Man River. Mais, comme pour les films Universal, les fantômes des archives préservent des projets qui n’ont pas été réalisés et qui nous en expliquent beaucoup sur les intentions de l’époque.