4.
1866 - «The Black Crook», première création américaine

 5.11.
Al Jolson

 5.12.A
Etats-Unis en guerre
Irving Berlin presque...

 5.12.B.2
Music Box 1923
«What'll I Do?»

 5.13.
Les année '20:
«Roaring Twenties»,
«Années folles»

 6.
1927 - «Show Boat»

Nous avions déjà abordé précédemment Irving Berlin dans ce chapitre:  ()

B) Music Box Revue - «Say It with Music»

B.1) 1921 - “Say It with Music” et Jazz

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Music Box Theatre (1920 env.)

Irving Berlin avait contribué à de nombreuses versions des Ziegfeld Follies (1910, 1911, 1915, 1916, 1918, 1919), mais en ce début des années ’20, il veut composer ses propres revues. Il fait équipe avec le producteur Sam Harris et ils vont faire construire le magnifique Music Box Theatre sur West 45th Street pour accueillir leur projet. Ayant engagé près d'un million de dollars pour le bâtiment, ils n'arriveront pas à contenir le budget de leur première Music Box Revue () (1921, 440 représentations), qui ne va cesser de monter, de monter, de monter… Jusqu’à 187.000$, soit à peu près le triple du coût d’un spectacle moyen à Broadway à l’époque. Il s'agit d'un vrai défi économique!

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Partitions de «Say It With Music»

«Dès le début, écrit John Lahr, Berlin a gardé un œil tant sur la musique que sur les budgets

Et ce n'était pas seulement les coûts de la Music Box Revue () qui le tracassaient, c'était aussi la compétition. Comme nous l’avons vu () Broadway proposait de très nombreuses revues de prestige au début des années ’20. La Music Box Revue () devrait rivaliser non seulement avec les annuelles Ziegfeld Follies () de Ziegfeld, mais aussi avec les revues Scandals () de George White, les The Passing Shows () des Shubert, …

Mais au même moment, et ce n'est pas annecdotique, le public new-yorkais commençait à se lasser du glamour de ces spectacles (les premières Ziegfeld Follies () étaient nées en 1907, soit quinze ans auparavant), de sorte que les producteurs comptaient principalement sur les bénéfices des longues tournées qui suivaient la création à Broadway. Mais les nouveaux propriétaires du Music Box Theatre, Berlin et Harris, n'avaient pas les réseaux (en personnel et théâtres) indispensables à organiser de telles tournées.

 
Mais avant même que le bâtiment ne soit terminé, tout Broadway considérait l’aventure comme une pure folie. «Cela pue la classe» a dit l'humoriste Sam Bernard. «Pendant que les plâtriers et les peintres mettaient la touche finale à la salle» a écrit Woollcott, «tout Broadway mourrait de rire...» Les gestionnaires des salles rivales se retrouvaient debout en groupes au coin de la rue et affirmaient: «S'ils vendent tous les sièges pour les cinq prochaines années, ils vont encore perdre de l'argent.» Même quand la revue sera lancée, les acteurs et actrices qui participaient au show, ont rebaptisé leur spectacle: «Les Soucis de Harris et Berlin de 1921».

La première Music Box Revue () (1921) a été mise en scène par l’anglais Hassard Short (1877-1956), un des maîtres de Broadway et qui était aussi un exceptionnel créateur lumière.

Comme le font souvent beaucoup d’auteurs, Berlin a positionné ses chansons les plus «convaincantes» à la fin de l'acte un, juste avant l’entracte. Dans cette revue, la place est occupée par deux chansons: la première profonde et sincère, la seconde rapide et jazzy. L’artiste – qui abritait un businessman en lui – savait qu’il retrouverait son public sophistiqué à l'entracte secouant la tête dans l'émerveillement et la joie.

Say It with Music était la première des deux chansons et Irving Berlin y avait mis non seulement du temps et des efforts, mais aussi de grands espoirs, car il voulait que ce soit la chanson thème de la Music Box Revue (). Elle était riche et romantique, sa mélodie était «la cousine germaine» de A Pretty Girl Is Like a Melody et ses paroles étaient, sans aucune honte, aussi romantiques que la mélodie:

Say it with music
Beautiful music
Somehow they’d rather be kissed
To the strains of Chopin or Liszt.

 

Mais le soir de la première, le public s’est contenté d’un applaudissement «poli»: la mise en scène était simple, juste un garçon et une fille, chantant une chanson sérieuse. Tout cela était inférieur aux attentes du public. Debout dans les coulisses, vu l’enjeu financier, Irving suait des gouttes: il lui restait une dernière chance pour convaincre le public avec la chanson suivante, Everybody Step, la dernière avant l’entracte. C'est fondamental, car l'entracte est le premier moment où l'on échange ses impressions, où on exprime son avis. Un soir de première, beaucoup de choses se jouent à l'entracte.

Le contraste était impressionnant avec cette chanson, chantée par les Brox Sisters, un jeune trio talentueux et comique du Tennessee, dans une harmonie parfaite. L'air transporta le public très loin de la musique de scène conventionnelle, le plongeant en pleine ère (naissante) du jazz:

Ev’rybody step
To the syncopated rhythm
Let’s be goin’ with ’em
When they begin

 

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The Brox Sisters

La chanson était haletante, palpitante, irrésistible, et elle allait rapidement être considérée comme un bond en avant aussi important dans la musique populaire américaine que l’avait été Alexander's Ragtime Band (toujours d’Irving Berlin) une décennie plus tôt, assez important pour que le célèbre compositeur américain John Alden Carpenter en parle «comme l'une des plus grandes œuvres de musique, la seule composition américaine sur une liste qui comprenait également des œuvres de Bach, Beethoven, Chopin, Debussy, Moussorgski, Stravinsky et Wagner».

Cette comparaison avec la musique classique était très hyperbolique, et vraiment à côté de la question. Car Everybody Step était de la musique populaire – une superbe musique populaire – sans avoir besoin d'être mise sur le piédestal du classique. Par contre la question «Est-ce du jazz?» est beaucoup plus pertinente…

 

Paul Whiteman (1890-1967)

Il commence sa carrière comme altiste dans l’orchestre symphonique de Denver puis dans celui de San Francisco. En 1919, il fonde son propre orchestre qui joue, entre autres, pour des revues, dont celles de Florenz Ziegfeld. La notoriété arrivant, Whiteman élargit son orchestre et le proclame «orchestre de jazz symphonique». Dans les faits, le répertoire est composé de musique de danse et de variétés, de reprises «réarrangées» de pièces classiques, de jazz édulcoré et de tentatives de fusion entre «classique» et jazz. Il est très populaire dans les années 1920, ce qui lui permet de passer des commandes à des compositeurs reconnus comme Igor Stravinsky ou George Gershwin. Il commande à ce dernier la célèbre Rhapsody in blue qu’il propose en public à l’Aeolian Hall de New York, le 24 février 1924, avec le compositeur au piano, nous y reviendrons à plusieurs reprises. Il est aussi le premier à enregistrer le Concerto en Fa du même Gershwin et le Scherzo à la russe de Stravinsky.

Cependant, ces incursions dans l’univers de la musique «savante» restent marginales. L’orchestre de Whiteman est avant tout un orchestre de variétés (c’est là que le chanteur Bing Crosby va se faire connaître) et surtout un orchestre de jazz, atypique certes (les arrangements ne sont pas toujours du meilleur goût), mais présentant d’excellents solistes. À la fin des années 1920, Whiteman est d’ailleurs sacré «Roi du jazz». En 1930, il est même la vedette d’un film musical qui lui est dédié The King of Jazz. L’arrivée de l’ère du swing va mettre fin à son «règne».

Les critiques et le public de l’époque répondraient assurément à cette question par l'affirmative, immédiatement et avec insistance. Everybody Step bombarda instantanément Irving Berlin — l'homme qui, en 1915, avait affirmé avec audace «I know rhythm» — comme «compositeur de jazz» et même de «Roi du Jazz». Ces qualificatifs honorifiques seront également attribués, plus durablement, mais pas plus honnêtement, au chef d'orchestre blanc Paul Whiteman. L'ignorance et la peur étaient à l'origine du blanchiment intentionnel du jazz, dont les origines et le génie créateur sont, sans discussion possible, afro-américains. Comme son cousin le blues (et comme le ragtime l’avait été, avec un aspect plus «poli»), le vrai jazz était chaud et résolument sexuel, et il a été rapidement ciblé dans des sermons religieux ou dans des pages éditoriales comme la musique symbolisant tous les excès des années '20.

Au printemps 1921, quatre mois avant la première de la Music Box Revue (), un autre spectacle s'ouvre au Cort Theatre: une comédie musicale entièrement black appelée Shuffle Along (), avec une partition très riche en jazz du grand duo afro-américain Noble Sissle et Eubie Blake.

Shuffle Along (), un triomphe dès la première, a créé des embouteillages sur la 63e rue (la rue du théâtre) et a été joué 484 représentations, soit 44 de plus que la déjà très longue série de la Music Box Revue (). Irving Berlin était totalement au courant de ce succès – et il aurait même pu le voir avant de se rendre à Atlantic City où il a écrit Everybody Step. Quoi qu’il en soit, musicalement parlant, Irving Berlin a toujours tracé son propre chemin.

Il y a un énorme contraste entre le «jazz noir» et le «jazz d’Irving Berlin» tel que présenté par les trois Brox Sisters de la Music Box Revue (), qui «chantaient à l’unisson dans une harmonie serrée – ne s’aventurant jamais dans une courte phrase de solo ou de duo». Leurs voix haut-perchées avaient «une timide nasalité», leur phrasé avait «une rigidité rythmique délibérée», leur style de scène une «innocente insubordination». Globalement, leur prestation «formait un contraste saisissant avec les lourdes chanteuses afro-américaines de blues du Vaudeville, à faible voix et avec un côté matriarcal avancé, telles que Mamie Smith et Ma Rainey.»

En d’autres termes, le «jazz d’Irving Berlin», c'était le jazz blanc. Mais cette phrase caricaturale incarne un spectre musical qui va du Dixieland (aussi appelé «Early Jazz» ou «New Orleans», un style de jazz développé à La Nouvelle-Orléans au début du XXe siècle) aux géants blancs comme Bix Beiderbecke, Benny Goodman, Gerry Mulligan et Bill Evans. Et Irving Berlin, en tant que parolier et compositeur, appartient à cette classe divine. Il connaissait le rythme … et il connaissait son public.

Avec un prix de billet en première catégorie qui atteignait 5$ (ce qui est cher à l’époque), la série d'un an a dégagé un bénéfice important. Le pari tant artistique que financier a été relevé.