Lorsque les États-Unis ont diffusé leur décision de fermer leur espace aérien ce 11 septembre à 9h42, David Collenette, le ministre canadien des Transports, a donné l’ordre que l’espace aérien canadien soit également fermé. Il ne resterait ouvert que pour les vols de la police et de l’armée, ainsi que pour les vols internationaux qui devaient se rendre aux États-Unis et qui devaient bien atterrir quelque part. La peur était que parmi ces avions internationaux en route vers les États-Unis, certains se transforment en kamikaze vers des sites américains. Il semblait moins dangereux de les faire atterrir au Canada, car ils ne pourraient pas facilement choisir une nouvelle cible située cette fois au Canada. Les deux pays espéraient ainsi contenir au mieux toute menace terroriste potentielle résiduelle.
Dans un premier temps, il a donc fallu organiser l’atterrissage de tous les avions dans l’espace aérien canadien, ce qui a provoqué un encombrement bon nombre d’aéroports. Tous les pilotes ont été prévenus de manière laconique sans qu’on leur explique la raison de ces atterrissages forcés, si ce n’est par un très évasif «en raison de circonstances extraordinaires et pour des raisons de sécurité…». C’était la première fois de son histoire que le Canada fermait son espace aérien.
Ensuite, il a fallu gérer les avions internationaux qui volaient vers les États-Unis et que les Canadiens avaient accepté d’accueillir. Environ 500 vols étaient en route vers les États-Unis au moment des attaques. Les avions qui avaient assez de carburant pour faire demi-tour et retourner à leur lieu de départ, ont été refoulés. Il restait 238 avions, transportant entre 30.000 et 45.000 passagers, qui avaient dépassé le «point de non-retour» et n’ont pas pu faire demi-tour. Il fallait donc les accueillir dans les aéroports canadiens. Il y avait deux types de vols: ceux arrivant au Canada par l’océan atlantique (venant donc majoritairement d’Europe, du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord) et ceux arrivant au Canada par l’océan pacifique (venant donc d’Asie). Ces derniers n’avaient d’autre choix que d’atterrir à l’aéroport international de Vancouver, car il s’agissait du seul grand aéroport canadien de la côte ouest capable d’accueillir les gros avions utilisés pour les vols transpacifiques. 34 vols transportant 8.500 passagers ont atterri à Vancouver, à l’ouest du Canada.
Il restait 204 avions en vol au-dessus de l’océan atlantique et que le Canada s’était engagé à accueillir. Rappelons que nous sommes une heure et demie seulement après le premier de 4 trashs d’avions non accidentels, mais terroristes, que les deux tours du World Trade Center se sont effondrées et que le Pentagone est partiellement détruit. Ces 204 avions sont donc considérés comme des dangers potentiels et, par mesure de sécurité, les autorités canadiennes ont ordonné aux vols en provenance d’Europe d’éviter les aéroports internationaux d’Ottawa, de Toronto et de Montréal.
C’est ici que va entrer sur scène la ville de Gander. Avant même que Terre-Neuve ne fasse officiellement partie du Canada, Gander était une importante installation militaire pour les forces alliées à la fin des années 1930, centrée autour de ce qui était à l’époque le plus grand aéroport du monde. Terre-Neuve est le territoire le plus à l’est de l’Amérique du Nord, ce qui en fait le lieu de ravitaillement idéal pour les vols traversant l’Atlantique avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque les gros porteurs capables de traverser l’océan sans ravitaillement sont devenus populaires, le rôle de l’aéroport de Gander dans l’aviation a été considérablement réduit. Mais la ville est restée le siège de Gander Oceanic Control, l’un des deux centres de contrôle du trafic aérien transatlantique – l’autre étant Shanwick Oceanic Control dans l’ouest de l’Écosse – qui contrôlent tout le trafic aérien dans l’Atlantique Nord.
Les contrôleurs du Gander Oceanic Control Centre ont vite compris qu’ils avaient une tâche extraordinaire à accomplir: «Nous avons dû vider le ciel. Aucun d’entre nous n’aurait pu imaginer que cela se produirait de notre vivant» a déclaré un aiguilleur du ciel à Gander, Chris Mouland. Animés d’un sentiment d’urgence tacite, plus d’une douzaine d’aiguilleurs du ciel qui n’étaient pas à l’horaire de travail ce jour-là se sont présentés spontanément pour aider leurs camarades.
Dans une urgence extrême, il a fallu décider dans quels aéroports ces 204 avions internationaux allaient atterrir. Plusieurs critères entraient en ligne de compte. Par exemple, certains aéroports ne pouvaient accueillir des avions trop grands ou trop lourds. Certains avions n’avaient pas de réserves de carburant suffisantes pour atteindre certains aéroports. Et puis, n’oublions pas que si on peut accepter qu’un avion atterrisse toutes les deux minutes sur une même piste, faire atterrir 40 avions signifie qu’entre le premier et le dernier, il y a presque une heure et demie. Ici encore, il faut organiser le ballet des avions en attente et les réserves de kérosène.
Une fois cette répartition réalisée, les contrôleurs ont transmis des messages concis aux pilotes de ces 204 avions et leur ont dit quelle serait leur nouvelle destination: Halifax, Gander, St. John, Winnipeg, … Halifax, etc. Les commandants de bord n’ont pas l’habitude de recevoir des ordres et quelques-uns ont hésité. Un contrôleur du ciel de Gander, Don O’Brien se souvient de ces réticences: «Nous n’avons pas eu le temps de discuter longuement avec eux de ce qui se passait. Il s’agissait juste de leur affirmer qu’il y avait une grave crise dans l’espace aérien américain. Qu’il devaient atterrir à Gander. Fin de l’histoire».
47 avions (7.300 passagers) ont été dirigés vers l’aéroport d’Halifax. 38 avions (6.595 passagers) ont atterri à l’aéroport de Gander. 21 avions à St. John, 15 à Winnipeg, 14 à Toronto (même si cet aéroport n’était pas autorisé au départ), 13 à Calgary, 10 à Moncton, 10 à Montréal, et encore 8 aéroports qui ont accueilli moins de 10 avions chacun.
Certains commandants de bord avaient une connaissance imprécise de ce qui s’était passé avec les 4 avions détournés. Mais nombreux étaient ceux qui avaient des craintes que des terroristes potentiels se trouvent sur leur vol. Chaque commandant de bord a dû décider en son âme et conscience ce qu’il allait communiquer à son équipage et ses passagers. Et la quantité d’information à fournir. Certains ont choisi une option simple: «Nous atterrissons à Gander suite à un problème technique». D’autres ont décidé d’annoncer à leurs passagers que des attaques terroristes avaient eu lieu aux États-Unis. Une chose que tous les capitaines de vol avaient en commun était un mélange profond de tristesse et de colère que les avions qu’ils étaient dévoués à protéger avaient été utilisés pour la destruction.
Les avions ont commencé à atterrir à Gander à partir de deux heures de l’après-midi (ce qui, étant donné le fuseau horaire unique de Gander était 1h30 plus tard que l’heure de New York). En moins de trois heures, 38 avions ont été alignés le long des longues pistes de Gander: 33 avions commerciaux, 4 avions militaires et un avion privé qui n’a pas été officiellement identifié à ce jour – un VIP anonyme. Les équipages et les passagers n’ont pu débarquer des avions pour des raisons de sécurité. Ils étaient considérés comme pouvant abriter des terroristes potentiels…
Une autre aventure allait commencer, comme s’en souvient le maire de Gander: «Nous avons entendu dire que beaucoup d’avions qui se dirigeaient vers les États-Unis allaient atterrir au Canada et nous savions que nous en aurions ici. Lorsque nous avons commencé à planifier la façon dont nous allions gérer tout cela, nous avons également commencé à réaliser que ce ne serait pas quelques avions, mais beaucoup d’avions.» En quelques heures, les autorités aériennes canadiennes avaient fait atterrir 43.895 passagers et membres d’équipage en toute sécurité sur le territoire canadien, sans incident. La petite ville de Gander, qui comptait 10.500 habitants, accueillit 6.595 rescapés du ciel.
Qu’allaient-ils en faire ?