Les adultes ne sont pas nécessairement plus matures que les enfants

À partir d’un tout petit fait tiré du quotidien, Yasmina Reza jubile et trace à la ligne claire et au vitriol, le portrait de bobos satisfaits et sûrs de leurs droits. Le tableau qu’elle nous peint n’est pas joli joli, c’est un carnage. Mais c’est à mourir de rire.


Personne ne sait comment une telle chose a pu arriver mais elle est bel et bien arrivée. Bruno Houllié, 11 ans, a été frappé à coups de bâton par Ferdinand Reille, un camarade d’école. Il y a laissé deux dents. Ce soir, les parents des deux garçons se retrouvent dans le salon des Houllié pour remplir le constat d’assurance et aplanir les choses en gens de bonne compagnie.

Tout commence d’ailleurs dans les sourires compréhensifs, la relativisation du drame par les parents de la victime et les excuses des parents de l’agresseur. Un mot toutefois vient déjà se glisser dans cette machinerie bien huilée : « armé ». Dans le texte qu’elle a préparé, Véronique, la maman de Bruno, a écrit : « À la suite d’une altercation verbale, Ferdinand Reille, onze ans, armé d’un bâton, a frappé au visage notre fils Bruno Houllié ». « Armé ? » s’interroge Alain, le père de Ferdinand. Premier grain de sable, première petite crispation de part et d’autre qu’on s’empresse d’évacuer en remplaçant « armé » par « muni ». Idéalement, on aurait dû en rester là, se serrer la main et se séparer sans plus tarder pour éviter tout dérapage.

Malheureusement, chacun des deux couples entend jouer au mieux son rôle de parents concernés, de citoyens responsables et d’adultes raisonnables. Sauf peut-être Alain, le père de Ferdinand, avocat pour une boîte pharmaceutique aux pratiques douteuses, manifestement plus préoccupé par les déboires de celle-ci que par les frasques de son fils. D’une impolitesse crasse, il ne cesse de répondre à ses appels téléphoniques, s’énervant sur ses interlocuteurs comme s’il était au bureau. Gênée par son manque de savoir-vivre, son épouse Annette, parfaite bourgeoise bon chic bon genre, fait tout pour arrondir les angles et sauver les apparences. Le sourire et l’approbation discrète semblent être chez elle une seconde nature.

En face, on est plus décontracté. Plus bobo que BCBG. Du côté de Véronique en tout cas. Autrice de livres sur la guerre au Darfour notamment, elle est aussi libraire à mi-temps. À ses côtés, Michel, son mari, assume son côté blagueur et son boulot rémunérateur mais peu valorisant : grossiste en articles ménagers.

On poursuit donc un peu la discussion, on prend un verre, on partage un clafoutis. Et inévitablement, d’autres petites crispations surgissent. Sur les mots utilisés, les valeurs de chacun, la responsabilité des deux gamins… Les Houllié apprennent ainsi que Ferdinand aurait été insulté par Bruno qui ne voulait pas de lui dans sa bande. Car oui, Bruno aurait une bande…

La tension monte d’autant plus que Véronique, se voulant pédagogue, juge qu’il serait important que Ferdinand comprenne la gravité de ses actes alors que les Reille estime, eux, qu’elle n’a pas à se mêler de la façon dont ils élèvent leur enfant…

Entre drôlerie et tragédie
Avec Le dieu du carnage, Yasmina Reza livre une de ses peintures les plus drôles et les plus tragiques de la nature humaine. On y rit énormément et d’autant plus fort qu’on ne cesse (si on a un minimum de bonne foi) de se reconnaître dans telle ou telle attitude. Ou (si on est persuadé de sa propre perfection) d’y reconnaître les défauts de telle ou telle connaissance. C’est d’ailleurs tout le problème des deux couples qui veulent bien admettre (du bout des lèvres) quelques petites imperfections mais n’entendent pas que d’autres les aient remarquées tandis qu’eux-mêmes trouvent normal d’asséner leurs vérités à leurs interlocuteurs.

À ce petit jeu, Véronique et Alain sont les deux premiers à s’énerver mais Michel ne tardera pas à suivre, reprochant violemment à son épouse de lui avoir fait jouer les bobos pour l’occasion, rôle qui manifestement ne lui convient guère. Mais l’explosion majeure viendra de la sage, souriante et élégante Véronique qui, littéralement malade de cette situation, va soudain vomir sur la table basse et les livres d’art des Houllié.

À partir de là, tout fout le camp définitivement, les vraies natures se révèlent, les remarques insultantes volent de part et d’autre et les couples finissent même par s’écharper entre eux, laissant ressortir les mille frustrations jamais exprimées.

Formidablement interprété par Ariane Rousseau et Nicolas Buysse (les Houllié) et Thibaut Nève et Stéphanie Van Vyve (les Reille), ce Dieu du carnage, mis en scène par Arthur Jugnot, est une vraie réussite faisant hurler de rire tout en mettant à nu toutes les vanités humaines.

Jean-Marie Wynants - Le Soir - 30/05/2023

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