L'histoire des quatre âges de la vie,
avec un irrésistible humour

Dominique Bréda a voulu raconter l’histoire d’un personnage qui décide de ne pas lire Flaubert parce qu’elle pense qu’il est l’ennemi. Elle s’appelle Emma (pas Bovary, mais... ). Emma, elle nous ressemble.
Autour de la Bovary de Flaubert, la pièce retrace le parcours d’une femme moderne entre premiers pas, adolescence, quarantaine et fin de vie. D’un simple geste pour remonter son pantalon et ses longs cheveux roux, la comédienne Julie Duroisin se métamorphose avec une palette de jeu époustouflante en bébé grimaçant, en ado rebelle, en adulte alcoolo ou en vieillarde coquine.


Emma (17 ans) s’adressant à ses peluches :
Salut les peluches. Ça va ? Moi ça va pas, si vous voulez tout savoir. Vous connaissez Gustave Flaubert ? Moi non plus, ce matin, je ne le connaissais pas. J’étais au cours depuis 8 heures, la journée avait donc mal commencé, mais jusqu’au début de l’après-midi, rien de catastrophique n’était venu troubler ma grisaille existentielle.
Vers 13 heures, le glas retentit, annonçant le début des cours. Le prof de Français nous attendait avec sa grammaire débile, ses mots incompréhensibles et ses grands auteurs morts. Il adore ça, les grands auteurs morts. Les auteurs vivants, il les trouve tout petits. Si tu n’es pas mort, tu ne peux pas être un grand auteur. C’est le prix à payer. Ceci dit, beaucoup de gens sont morts sans jamais devenir de grands auteurs. C’est quand même con ça. Mourir pour rien, comme ça, dans l’anonymat. Par exemple, tonton Jacques qui est mort il y a 6 mois. Et bien, il ne sera jamais un grand auteur. Mort, oui, un grand auteur, non.
Pour vous et moi, c’est peu probable. Pour vous d’autant plus que vous êtes des animaux en peluche. Mais pour lui, c’est foutu. Foutu foutu. Il n’a aucun avenir depuis qu’il est mort.
Pour d’autres, ce n’est pas le cas, et j’en reviens à Flaubert et à mon cours de français, parce que Flaubert et le cours de français sont intimement liés, comme le prof de français et Sabrina Van den Blij qui, étrangement, a toujours 16 en français alors qu’elle est conne comme une poule. Mais bon … c’est autre chose.
Donc, on se retrouve au cours de français dans le froid et la mauvaise humeur, le prof nous explique qu’on va parler (enfin, qu’il va parler) de ce grand auteur, mort bien entendu, qui a vécu au 19ème (ambiance à mort) et qui écrivit tout un tas de bouquins plus exceptionnels les uns que les autres, à travers lesquels il tenta de dépeindre la totalité de la société de son époque. Super délire.
D’après le prof, il y a le roman avant Flaubert, et le roman après Flaubert. Dans le fond, ce n’est pas exceptionnel. Il y a bien eu le roman avant Eddy Merckx et il y aura le roman après Eddy Merckx. Pour mon prof, la principale différence entre les deux, c’est que Flaubert y est probablement pour quelque chose, dans ce changement. Eddy Merckx, non. S’il le dit, c’est que c’est vrai.

Emma (45 ans), un verre à la main :
La semaine dernière, j’ai lu madame Bovary. Je crois que, dans un premier temps, il s'agissait d'une forme de suicide. J'avais quand-même beaucoup bu. J'ai continué à boire.
Encore et encore. Le livre était devant moi, sur la table de la cuisine. Je le regardais tandis que je m'imbibais d'alcool. Puis, j'ai commencé à me dire : « à quoi bon? Pourquoi tu te poses encore des questions sur la vie? Est-ce que tu crois qu'elle en vaut la peine? » Alors, sans réfléchir, j'ai pris le livre et je l'ai ouvert à la page une. Et j'ai lu la première phrase. Puis, j'ai continué. Page 2, page 5, page 15, page 50. Et je l'ai terminé à l'aube.
Je suis Madame Bovary. Mon mari est madame Bovary. Tout le monde est madame Bovary.
Gustave Flaubert aurait dû l'écrire un siècle et demi plus tard, son livre. Il n'aurait pas eu à se creuser la tête, il lui aurait suffit de regarder autour de lui pour voir que tout le monde est madame Bovary. Ou alors, à son époque, tout le monde n'était pas madame Bovary. Je ne sais pas. En tout cas, depuis, tout le monde l'est devenu. Les romans à l'eau de rose, ils sont partout aujourd'hui. J'allume ma grosse télé LCD 37 pouces et je vois… des romans à l'eau de rose. Des belles histoires complètement invraisemblables. Des taches de gras qui disparaissent. Des blancs éclatants qui renaissent. Des céréales qui font que mon amoureux m'aime encore plus depuis que j'en mange. Des rasoirs avec plusieurs lames qui font que mon amoureux est encore plus un homme depuis qu'il se rase avec. Des sucreries qui font
grandir les enfants. Des voitures qui feraient que mon amoureux serait encore plus un homme s'il conduisait dedans. De l'eau en bouteille qui me ferait perdre du poids rien qu'en me promenant avec….
La possibilité de devenir quelqu'un. La possibilité de devenir comme les autres. La possibilité de devenir mieux que les autres. Plus drôle. Plus fort. Plus homme, plus femme. Plus chouette. Plus intelligent. Plus sympa. Plus branché. Plus attractif. Plus riche et moins complexé d'avoir de l'argent. Mieux reconnu. Mieux habillé. Mieux coiffé. Mieux parfumé.
Mieux. Plus. Plus quelqu'un. Mieux dans sa peau. Et que ça se voie. Surtout que ça se voie.
Je vais dégueuler. Deux petites secondes.

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