A) Période 1: de l'adaptation à la réinvention

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Jerome Kern (1885-1945)

Né à Manhattan et élevé dans le New Jersey, Jerome Kern était de petite taille, mais plein d'ambition musicale. Son père, un immigré juif allemand, possédait un grand magasin de Newark et voulait que Jerry travaille dans l'entreprise familiale. Mais quand Jerry a reçu une commande pour deux pianos et qu’en réalité 200 pianos ont été livrés, son père lui a dit: «Fils, je pense que je vais devoir me convertir en vendeur de pianos, et toi devenir un musicien.»

Jerry a quitté le lycée avant d’obtenir son diplôme et il a travaillé comme song-plugger chez Wanamaker, un des premiers grands magasins de New York. Qu’est-ce qu’un «song-plugger»? Il s’agit d’un chanteur ou d’un pianiste employé par les grands magasins pour promouvoir et vendre de nouvelles partitions. C'est ainsi que l’on promotionnait les partitions avant que des enregistrements de bonne qualité ne soient largement disponibles. En général, le pianiste était assis au niveau de la mezzanine d’un magasin et jouait la musique que lui demandait le vendeur de partitions. Les utilisateurs pouvaient sélectionner n’importe quel titre et, grâce au song-plugger, en obtenir un aperçu avant de l’acheter.

Il changea pour un job mieux payé chez Harms Music (une des plus importantes maisons d’édition de partitions). Kern fit tout que pour le directeur, Max Dreyfus, accepte de publier ses premières compositions. Dreyfus remarqua le talent de Kern (il découvrira et soutiendra aussi George Gershwin, Richard Rodgers, Lorenz Hart, Rudolf Friml, Vincent Youmans, Irving Caesar et Cole Porter). De par ses relations, il réussit à faire engager Kern comme pianiste de répétition pour des comédies musicales de Broadway. Mais à Broadway, un pianiste de répétition a besoin de talents beaucoup plus larges qu’ailleurs. En Angleterre, les spectateurs de théâtre mondains arrivaient rarement au théâtre à temps et donc, les meilleures chansons des comédies musicales du West End du début du XXe siècle n’étaient jamais placées au début du show, mais bien plus tard. Les partitions de ces spectacles devaient être retravaillées quand un spectacle anglais devait être joué à Broadway, car à New York les spectateurs arrivaient à l’heure et partaient à l'entracte si le premier acte n'était pas à la hauteur. En tant que pianiste de répétition, Kern était dans la position idéale pour offrir ses talents lorsque les producteurs d'importations britanniques avaient besoin de nouvelles chansons.

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New-York Tribune - 20 Septembre 1904

Dans cet esprit, Kern a retravaillé de nombreuses chansons de multiples comédies musicales, leur apportant force et dynamisme. On dirait aujourd’hui qu’il a proposé un nouvel «arrangement». Il a commencé, à moins de 20 ans, en travaillant sur Mr. Wix of Wickham () (1904, 41 représentations) de Herbert Darnley. Un critique, Alan Dale, a déclaré: «La contribution de Kern à Mr. Wix of Wickham () se dresse telle la Tour Eiffel au-dessus de l’accompagnement musical initial primitif et la critique est sans voix d’admiration!» Quand les opérettes viennoises sont devenues à la mode, Kern a aussi composé de nombreux arrangements pour ces œuvres. Kern a aussi accepté de travailler avec n'importe quel librettiste qui cherchait un compositeur, mais en trouvait rarement un qui pouvait correspondre à son style résolument moderne. Tous ces arrangements qu’il a réalisés n'ont jamais à l’époque été crédités – c’est-à-dire que son nom n’était jamais mentionné pour ce travail – de sorte que Kern est resté longtemps inconnu du grand public. Bien que ces arrangements étaient bien payés, il rêvait de composer une vraie chanson à lui, qui deviendrait un «tube».

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Jerome Kern (1885-1945)

Une grande étape fut franchie quand sa chanson How'd You Like to Spoon with Me a été ajoutée à la comédie musicale anglaise The Earl and the Girl () (1905, 148 représentations) pour les représentations à New York et Chicago. Chantée par des Chorus Girls sur des balançoires, sa mélodie syncopée est devenue un succès. Quand Max Dreyfus a imprimé les partitions de The Earl and the Girl (), il a mentionné que l’auteur de How'd You Like to Spoon with Me était Jerome Kern. Le jeune compositeur de vingt ans a commencé à être connu.

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La partition de «How'd You Like to Spoon with Me»
telle que publiée chez Harms Music (Max Dreyfus)
mentionne bien le nom du compositeur Jerome Kern.

Un autre exemple du travail de Kern pendant ces premières années était le numéro comique inséré dans The Dairymaids () (1907, 86 représentations). Les paroles ont été écrites par Michael E. Rourke, le nom d’artiste utilisé par Herbert Reynolds. Il a été accompagné d’un air entraînant, tout aussi charmant que les mots:

Marry a girl with nothing   (Épouse une fille avec rien)
But a fascinating face and form.   
(Mais avec un magnifique visage et des formes.)
Or marry a girl with a cozy flat   
(Ou épouse une fille avec un appartement confortable)
To protect you from the winter storm.   
(Pour te protéger de la tempête hivernale)
Marry a girl with money   
(Épouse une fille avec de l’argent)
And an appetite that can’t be beat.   
(Et un appétit sans fin.)
But never, never, never, marry a girl   
(Mais jamais, jamais, jamais, jamais, n’épouse une fille)
With cold, cold, feet.   
(Avec des pieds froids, froids.)

Extrait de «The Dairymaids» (1907)

Dans le cadre de son travail, Jerry se rendait fréquemment en Angleterre pour assister aux previews des derniers succès du West End. Lors d'un de ces voyages, il séjournait au Swan Hotel à Walton-on-Thames quand il a rencontré la fille du directeur, Eva Leale. Il jouait How'd You Like to Spoon with Me sur le piano du salon et a dit à Eva qu'il l'avait composée. Elle a refusé de le croire, mais Jerry avait eu un vrai coup de foudre. Après un an de séduction transatlantique, ils se marient. Bien que Jerry ait eu tendance à intimider sa douce femme, ils ont vécu un long et dévoué partenariat.