1.1.2.
La création du
St Empire Romain Germanique

 1.2.
1806-1813
Confédération du Rhin

 2.
1848-1898
Les années Elisabeth

George Bernard Shaw venait à peine de mourir que certains ont commencé à travailler sur le projet qu'il avait combattu pendant près de 40 ans: adapter Pygmalion à la scène en 'musical'.

Nous avons choisi de vous décrire l’incroyable trajet de 4 ans semé d'embuches qui a permis d’aboutir à la création du chef-d’œuvre que nous connaissons aujourd’hui. Un trajet fait de trahisons, d’opportunisme, de traits de génie, de chance, de stress, d'échecs… Parfois de clairvoyance et toujours de ténacité.

A) 1951, le début de l'aventure

Rodgers & Hammerstein confrontés à l'impossible

À l’époque, Richard Rodgers et Oscar Hammerstein sont les rois des musicals. Ils ont tout révolutionné avec Oklahoma! (1943) et ont enchainé avec des chefs-d’œuvre comme Carrousel (1945), South Pacific (1949), The King and I (1951). Et bien sûr avant The Sound of Music dix ans plus tard.

Les deux hommes proposent le rôle d'Eliza à Mary Martin, la vedette de leur South Pacific qui triomphe à ce moment-là.

Elle n'est plus toute jeune - elle a près de 40 ans à l'époque et aurait donc largement dépassé cet âge lors de l'éventuelle création. Mais elle est emballée par le projet.

Pendant un an, Rodgers et Hammerstein vont essayer d’adapter Pygmalion. Vraiment essayer! Le New York Times publie d'ailleurs un article à ce sujet, le 20 mai 1951, moins de 6 mois après la mort de Shaw, annonçant officiellement le titre du prochain spectacle de Rodgers et Hammerstein. Et le projet fait encore les gros titres le 5 octobre 1951 dans le Times cette fois. Mais les deux auteurs vont jeter l'éponge. Ils déclarent qu'il est IMPOSSIBLE d'adapter cette œuvre en musical! Après de nombreux essais, ils trouvent que les parties parlées restent trop importantes et, surtout, qu'il manque la grande histoire d'amour indispensable à tout 'musical'.

Si ces deux stars déclarent qu'il est impossible d'y arriver, à quoi bon se lancer?

B) Juillet 1951 – novembre 1952

Gabriel Pascal et la Theatre Guild avec Lerner & Loewe

Comme nous l'avons vu dans sa relation à George Bernard Shaw, Gabriel Pascal n'a peur de rien. Suite à son travail d'adaptation avec Shaw pour le film de 1938, il estime détenir les droits d'adaptation de l'œuvre. Mais la Theatre Guild estime la même chose puisqu'elle est l’agent américain de Shaw, ayant produit 15 de ses pièces.

Le 24 octobre 1951, Gabriel Pascal va rencontrer Lawrence Langner, le directeur de la Theatre Guild, afin de trouver une solution de compromis et que les deux structures collaborent sur une adaptation de Pygmalion en 'musical'. Cette proposition est acceptée.

La priorité consiste à choisir le compositeur. En effet, le livret existe même s’il peut prendre deux visages: la pièce originale de Shaw ou le film de Gabriel Pascal. Il semble en effet inutile pour les parties parlées de modifier les sublimes mots de Shaw. Malgré l'abandon de Rodgers et Hammerstein, ils sont persuadés qu'il va être aisé de trouver un compositeur acceptant de s'attaquer à une œuvre de Shaw, surtout celle-là.

Mais le 4 janvier '52, Frank Loesser (Guys and Dolls, ...) refuse invoquant qu'il est sur un autre projet! Quatre jours plus tard, Cole Porter (Anything goes, Kiss me Kate, ...) fait de même parce qu'il ne croit pas possible d'incorporer ces paroles très 'anglaises' dans un musical 'américain'.

Les producteurs comprennent que cela va être plus difficile qu'ils le pensaient.

En février, ils font alors une liste de compositeurs avec un ordre de préférence. Ils contactent d'abord Irving Berlin (Annie Get Your Gun, Call Me Madam...). Celui-ci refuse. Ils réessaient Loesser, leur premier choix, qui refuse à nouveau. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'ils se tournent vers un duo (leur cinquième choix dans la liste), le librettiste Alan Jay Lerner et le compositeur Frederick Loewe qui venaient d'enchaîner deux succès: Brigadoon (1947) et Paint Your Wagon (1951).

Et enfin, ces derniers semblent intéressés. Le 21 mars 1952, dans sa résidence californienne, Gabriel Pascal rencontre les deux artistes qui déclarent être vraiment très tentés. Mais très vite, Lerner écrit à Pascal pour dire que sans Mary Martin dans le rôle-titre, ils n'y croient pas. Rappelons que Mary Martin avait été la tête d'affiche potentielle pour le projet de Rodgers et Hammerstein!

Lettre de Lerner à Pascal le 10 mai 1952 (Extrait): «Peu importe le niveau d’excitation que m’apporte la pièce, je m'arrête toujours quand revient la question: pourrons-nous obtenir Mary Martin? Bien qu'il y ait sans doute d'autres personnes qui puissent jouer le rôle, je ressens que quiconque autre que Mary sera un deuxième choix. Liza est l'un des plus grands rôles féminins jamais écrits. Et en musique, il sera encore plus grand. (…)

Et cela ne me dérange pas du tout qu'elle soit américaine parce que même si l'anglais parfait que le Professeur tente de lui apprendre ne semble pas tout à fait compatible avec Mary Martin, il en est de même avec Liza dans la pièce. Et le «cockney», cela elle peut le jouer facilement.

En plus, Mary est la seule actrice que je connaisse qui possède naturellement cette étrange combinaison de la petite.»

Des discussions s’engagent avec Mary Martin. Elles sont très difficiles, car l’actrice veut entendre la musique avant d’accepter. Lerner et Loewe décident d’aller à Londres pour présenter quelques chansons à Mary Martin. Mais très vite des bruits courent liés à la personnalité de Lerner et Loewe. En effet, sur Paint Your Wagon, ils avaient contourné le producteur du spectacle en choisissant eux-mêmes une partie des acteurs sans accord préalable. Mais ils démentent vouloir se mêler de la production sur Pygmalion, le musical. Peut-on leur faire confiance?

Quoi qu'il en soit, les producteurs veulent verrouiller les choses en faisant signer un contrat très précis à Lerner et Loewe. Le 28 octobre 52, ils signent avec la Theatre Guild. Et moins d’une semaine plus tard... ils décident de se rétracter. La raison officielle est qu’ils n'arrivent pas à écrire le livret; ils s'appuient même sur une hypothétique rencontre avec Hammerstein qui leur aurait rappelé qu'à l'époque, Rodgers n'y était pas parvenu non plus. Mais la raison réelle probable est qu’ils se seraient disputés; ils vont d’ailleurs travailler pendant deux ans chacun de leur côté!

C) Novembre 1952 – mai 1953

Gabriel Pascal et la Theatre Guild sans Lerner & Loewe

Tout recommence à zéro: il faut à nouveau trouver un compositeur! Dès novembre 1952, Pascal et la Theatre Guild vont contacter rien de moins que Arthur Schwartz (The Band Wagon), Harold Rome (Wish You Were Here), Richard Adler et Jerry Ross (The Pajama Game), André Previn de la MGM, Harold Arlen (House of Flowers), Leonard Bernstein, Betty Comden, Adolph Green, … Rien de concret ne débouche de toutes ces discussions.

Le doute commençait à s’installer au sein de la Theatre Guild. Était-ce une vraiment bonne idée d'adapter Pygmalion en musical? Questionnement renforcé par le flop que fait au même moment Maggie (une adaptation de la pièce de théâtre What Every Woman Knows de JM Barrie), un musical produit par la Guild. La presse avait été très très dure.

Le 20 février 1953, deux membres du comité de direction de la Guild s’échangent le courrier suivant :

«Je ressens plus que jamais la difficulté d'adapter en musical une grande pièce classique. Et Pygmalion n’est-il pas fondamentalement encore plus difficile à adapter que la pièce de Barrie? Je pense que nous devrions réfléchir longuement avant de conclure tout contrat, à moins que les écrivains aient une idée formidable.»

En mai 1953, la Theatre Guild jette l'éponge officiellement. Gabriel Pascal reste seul à la manœuvre et tout le monde croit dorénavant que les volontés de Shaw vont être respectées: il n’y aura jamais d’adaptation en musical de Pygmalion. Rien ne se passe pendant plus d’un an.

Mais le 6 juillet 1954, Gabriel Pascal meurt et les choses vont bouger rapidement…

Est-ce un hasard?

D) Août 1954 – décembre 1955

Lerner et Loewe, produits par Levin

D.1) Nouveaux départs

En août 1954, trois semaines après le décès de Gabriel Pascal, Alan Jay Lerner «ressent» qu'il doit se repencher sur l'adaptation de Pygmalion, accompagné de Herman Levin, le producteur qui lui avait fait confiance sur Li'l Abner. Ce choix sera fondamental, car Levin va leur permettre de dépasser tous les écueils potentiels. Et on est reparti! Il faut encore que Lerner se «réconcilie» avec Loewe, mais une soirée amicale suffira.

Par contre, à l’annonce officielle que le trio L&L&L (Lerner, Loewe et Levin) travaille sur l'adaptation en musical de Pygmalion, la Theatre Guild s'insurge d’être écartée du projet et écrit une lettre à Lerner. Pour rappel, la Theatre Guild faisait partie des producteurs qui avaient engagé Lerner et Loewe sur le projet en 1952 et ces derniers s’étaient désistés une semaine après leur signature. Lerner leur répond:

«Ma réaction est l’étonnement et la perplexité. Pascal, et non la Theatre Guild, était propriétaire des droits, et c'est lui qui nous a approchés en Californie, bien avant tout arrangement avec la Guild... (…) Les droits appartenaient à Pascal et ils appartiennent maintenant à sa succession, et c'est avec sa succession que nous avons négocié.»

Pouvons-nous parler d’opportunisme?

La Guild essaie de développer son Pygmalion en parallèle et contacte Rodgers & Hammerstein et Mary Martin (fidèle à Rodgers & Hammerstein et donc à la Theatre Guild). Ils travailleront sur ce projet jusqu’en février 1955, avant d’abandonner définitivement, Hammerstein affirmant à nouveau que cette œuvre est inadaptable en musical. Cela aura pour conséquence d’éloigner définitivement Mary Martin de My Fair Lady.

D.2) Choix des artistes

Le trio L&L&L doit donc se trouver une actrice capable d’assumer un rôle de cette envergure. Lerner et Levin commencent à discuter avec une jeune actrice anglaise, Julie Andrews, qui vient, à 19 ans, de débuter à Broadway, où elle triomphe depuis septembre 1954 dans The Boy Friend (après un début de carrière à Londres). Après trois mois de négociation, Julie Andrews signe pour deux ans, à des conditions très raisonnables. Ce qui n'empêchera pas de nombreux caprices...

En janvier 1955, pour le rôle de Higgins, ils pensent à Rex Harrison, un célèbre acteur de théâtre anglais – il a joué de nombreuses pièces de Shaw, mais jamais dans un musical! L&L&L partent à Londres pour le rencontrer, la négociation va être terrible. Il a des exigences quant à la taille de son nom sur l’affiche et veut être mentionné comme star numéro un. Il veut bien signer, mais ne sait pas quand il sera libre, car il joue à Londres dans Bell, Book and Candle, un gros succès qu’il ne veut arrêter. Entre la fin de Bell, Book and Candle et le début des répétitions de Pygmalion – prévu pour le 1er octobre 1955 – il exige un mois de vacances. Enfin, il fournit une liste de metteurs en scène parmi lesquels il aimerait que les producteurs fassent leur choix! Ils finiront par signer le 31 mars 1955, après trois mois d’âpres négociations.

Comme si cela manquait de piment, les syndicats américains s’en mêlent et refusent que Julie Andrew joue le rôle. En effet, elle est anglaise et les artistes non américains doivent s’arrêter de jouer minimum six mois entre chaque contrat. Julie Andrews terminant The Boy Friend le 30 septembre 55, elle ne peut syndicalement répéter avant début avril 1956. Or les répétitions commencent le 1er octobre 1955… Après des discussions sans fin, les syndicats acceptent de reporter la période de chômage obligatoire de Julie Andrews à la fin de la série de My Fair Lady: elle devra donc s’arrêter de jouer un an!

Pendant leur voyage à Londres, le trio négocie aussi avec Stanley Holloway, un acteur anglais comique, à qui il propose le rôle d’Alfred Doolittle. L&L&L le rencontrent lors d'un repas au Claridge et dès la proposition, Holloway se montre très enthousiaste. Ils s’inquiètent de savoir s'il pourra encore chanter après toutes ces années loin de la scène (il jouait alors presque exclusivement au cinéma). La réponse est claire, comme s’en souvient Lerner:

«Sans un mot, il a posé son couteau et sa fourchette, a jeté sa tête en arrière et a envoyé une forte note de baryton qui a résonné à travers toute la salle à manger, noyant totalement le quatuor à cordes qui officiait et envoyé quelques dizaines de personnes chez l'ostéopathe pour libérer leur cou d'une subite torsion.»

Les problèmes à surmonter s’enchaînent et ne se ressemblent pas. Ils sont financiers, cette fois. La succession de Shaw n’accorde les droits d’adaptation de Pygmalion que pour une période de 5 ans. Ce qui est beaucoup trop court pour que les investisseurs de la création à Broadway retrouvent leur mise. La seule solution est qu’une chaîne de télévision diffuse en direct le spectacle et paie une grosse somme. Cela ne pose pas les mêmes problèmes qu’aujourd’hui puisqu’il était impossible à l’époque d’enregistrer un spectacle diffusé à la télévision. Cela ne risquait pas de vider les salles. CBS accepte ce deal et la production est sauvée financièrement.

En juin 1955, Moss Hart accepte de mettre en scène le spectacle. Personne ne le sait encore, mais ce choix va être crucial, car il va sauver le spectacle. À un tel point que pour bon nombre de spécialistes, My Fair Lady, c’est Shaw, Lerner et Loewe, mais aussi grandement Moss Hart. Nous y reviendrons quand nous parlerons des répétitions elles aussi chaotiques. Mais il y a encore quelques écueils à franchir d’ici là.

D.3) Produire c'est organiser, ou tenter d'organiser

Le gros point d’interrogation reste de savoir quand Bell, Book and Candle va s’arrêter à Londres et libérer Rex Harrison. Cette question devient cruciale, car pour présenter My Fair Lady à Broadway, les producteurs doivent louer un théâtre. Or cela ne se fait pas du jour au lendemain. Notre trio va tout essayer: ils proposent une forte somme à Hugh Beaumont, le producteur de Bell, Book and Candle, pour que quelqu’un remplace Harrison ou qu’ils l’indemnisent pour une fin prématurée de la série de représentations, ou… rien n’y fait. Ils lui feront une dernière proposition pour libérer Rex Harrison: un dédommagement de 25.000$ (plus de 250.000€ actuels), mais aussi 1% des recettes des représentations de My Fair Lady à Broadway et surtout, ils lui cèdent les droits de création du musical à Londres.

Le 1er septembre 1955, l’affaire est signée. On va enfin pouvoir fixer le début des répétitions. Enfin, si tout va bien… Nous ne sommes pas à quelques rebondissements près!

Harrison finit Bell, Book and Candle le 3 décembre à Londres. Il veut partir en vacances en Afrique du Nord, passer Noël à Paris et veut prendre l'avion le 27 décembre. Finalement, il choisira le bateau, moins fatigant, et qui permet surtout plus de bagages!!! Heureusement, il s’arrangera quand même pour arriver le 27 décembre.

Julie Andrews a elle normalement trois mois entre la fin de The Boy Friend et le début des répétitions de My Fair Lady. Mais… durant cette période elle doit tourner l'adaptation télévisuelle du musical High Tor avec Bing Crosby. Elle veut aussi passer du temps avec sa famille qu'elle n'a quasiment pas vue depuis qu'elle joue à Broadway et qu'elle ne verra plus pendant les deux ans prévus de My Fair Lady à Broadway. Elle veut donc passer les fêtes auprès des siens. L&L&L écrivent à son agent, exigeant qu'elle revienne à Broadway le 28 décembre (le jour de l'arrivée prévue de Harrison en avion, avant qu'il ne décide de prendre le bateau). Mais il oppose un 'non' catégorique. Levin répondra à Julie Andrews:

«Notre volonté n'est pas un caprice. Vous êtes une star maintenant, Julie. Ce serait très mal vu que les deux acteurs, qui sont deux très grands artistes reconnus, suivent les règles établies et pas vous. On peut faire beaucoup de choses durant ces quelques jours, comme travailler votre 'cockney' et rencontrer des journalistes… »

Ils sont même forcés d’insister sur le fait qu'à ces périodes-là, les avions risquent plusieurs jours de retard à cause de la météo. Ils concluent diplomatiquement

«Vous verrai-je le 28 septembre? S'il vous plaît. S'il vous plaît.»

Elle arrivera le 2 janvier comme elle l'avait décidé. Elle venait d’avoir 20 ans…

D.4) Dernière ligne droite: un titre!

On n’y pense pas souvent, mais une des étapes fondamentales de la création d’un spectacle est de choisir son titre. Là non plus, ça n’a pas été sans mal:

  • Ils ont d'abord pensé à My Fair Liza ou plus simplement Liza. Mais ce choix a été abandonné pour de nombreuses raisons: il était notamment impossible de communiquer avec des phrases comme «Rex Harrison dans Liza».
  • On est passé à My Lady Liza. C'est d’ailleurs ce titre qui figure dans tous les contrats.
  • On pense encore à My Fair Lady, mais cette option est reléguée pour faire trop opérette.
  • Loewe aimait Fanfaroon qui ressemblait trop à Brigadoon (une de ses créations, et c'est sans doute pour cela qu'il l'aimait).
  • Come to the Ball a aussi été proposé

Mais rien ne se décide. Lors de la seconde semaine de répétitions, Levin a débarqué et exigé de Lerner, Loewe et Hart qu'ils choisissent un titre. On ne pouvait plus attendre. Ils ont opté pour My Fair Lady, celui qu'ils détestaient le moins!!!

Une petite digression sur l'affiche ci-contre. Le visuel est très étrange: on y voit Higgins qui manipule une marionnette représentant Eliza. Il est lui-même la marionnette de quelqu'un d'autre... De qui? De George Bernard Shaw. Est-il possible d'être plus clair? My Fair Lady se revendique clairement comme l'adaptation en musical de Pygmalion.

E) Janvier 1956 - Répétitions

4 semaines seulement !!!

E.1) Répétitions à New York

Les répétitions vont enfin pouvoir commencer le 3 janvier 1956, puisque Julie Andrews est revenue de vacances le 2. La première est prévue le 4 février à New Haven, quatre semaines plus tard. Pour votre information, un spectacle théâtral classique se répète en général 6 à 8 semaines. Imaginez ce qu’il en est pour la création mondiale d’un musical de cette ampleur. Tout devra être bouclé en 4 semaines, et avec dans les trois rôles principaux, une jeune débutante (ou presque) de 20 ans et un comédien qui n’a jamais joué dans un ‘musical’ de sa vie.

Une petite précision encore. Une création mondiale se fait rarement à Broadway. On commence en général par des représentations dans une ou deux grande(s) ville(s) avant de se lancer à New York. On appelle ces représentations les ‘Try Out’.

En ce qui concerne My Fair Lady, des Try Out sont prévues à New Haven (à partir du 4 février) puis à Philadelphie (à partir du 15 février) avant le début des représentations à Broadway le 15 mars 1956. Les délais sont donc très courts.

Tout peut-il dès lors se passer normalement?

Le 3 janvier 1956, les répétitions commencent par une première lecture. Tout le cast et les créatifs sont présents. Et de nombreux journalistes. On présente des croquis des décors et des costumes. Et puis la lecture commence, le metteur en scène Moss Hart lisant les didascalies, Frederick Loewe jouant la musique au piano lors des parties chantées. À la fin, tout le monde est enthousiaste. Sauf… Rex Harrison. Il trouve que son personnage est trop en retrait durant le second acte. Mais il a la solution: il suffit de lui écrire une nouvelle chanson. Cela donnera Why Can't a Woman Be More Like a Man? C'est Rex Harrison en personne qui a inspiré cette chanson à Lerner. Ce dernier raconte:

«En descendant la 5e Avenue pendant la période de répétition, nous [Harrison et Lerner] échangions sur nos difficultés conjugales et émotionnelles passées et les siennes actuelles [il s'était séparé de sa femme avec qu'il jouait dans Bell, Book and Candle]. Soudain, il s'est arrêté et a dit d'une voix forte qui a fait se retourner tous les passants: «Alan! Ne serait-il pas merveilleux si nous étions homosexuels?!» J'ai dit que je ne pensais pas que ce soit la solution et nous avons continué à marcher. Mais c'est resté dans mon esprit et au moment où j'ai atteint la salle de répétition, j'ai eu l'idée de Why Can't a Woman Be More Like a Man?»

Lerner a ajouté cette chanson à la fin du huitième jour des répétitions.

Le planning des répétitions est très rigoureux:

  • Matin: réservé aux différentes problématiques de production
  • 14:00 - 17:30: premier service de répétition, mais à 16:00 Julie Andrews et Stanley Holloway boivent le thé
  • 17:30 - 19:00: dîner
  • 19:00 - 23:00: second service de répétition

Cet horaire est plutôt inhabituel pour l'époque: on répète majoritairement de 10:00 à 19:00.

Mais Hart a modifié les habitudes, trop conscient de devoir minimiser le travail crucial de la production (décor, costumes, publicité…) à cause du délai.

Partants pour quelques anecdotes de répétition?

Commençons avec Rex Harrison. Il ne quittait pas une seconde son Pygmalion - l'œuvre originale de Shaw - en version de poche (Éditions Penguin) et y faisait référence au moins quatre fois par jour, dès qu'une phrase lui semblait inadéquate. Il disait invariablement: «Où est mon Penguin?», comparant les phrases de Shaw et celles du musical. Après une semaine, la réponse de Lerner fut d'aller acheter un pingouin en peluche, qu'il lui tendit lorsqu'il posa encore la question. Au moins, c'est clair!

«À partir de ce moment, il n'a plus jamais mentionné le pingouin et a gardé le livre dans sa loge comme une mascotte pendant toute la durée des représentations.»

Mais le vrai problème n'est pas Rex Harrison, le "fatigant". Le problème c'est l'inexpérience de Julie Andrews. Au bout de deux semaines de répétitions, Hart arrête tout, suspend les répétitions pour deux jours et les passe seul avec Julie Andrews. Lucide, elle confesse:

«Il est devenu évident que je n'étais pas à la hauteur pour incarner Eliza Doolittle. Je n'allais pas y arriver. Et c'est là que l'humanité de Moss Hart est intervenue. Il a décidé de mettre au repos la troupe pendant 48 heures et de travailler uniquement avec moi. Pendant ces deux jours, nous avons creusé en profondeur chaque scène – depuis l'entrée d'Eliza, ses cris et hurlements, jusqu’à sa transformation en Lady à la fin de la pièce. Hart m’a brutalisée, cajolée, grondée et encouragée.».

Lerner ajoute:

«Le lundi matin, lorsque les répétitions ont repris avec la troupe entière, Julie était sûre de pouvoir personnifier Eliza Doolittle.»

Du coup, c'était au tour de Stanley Holloway de vouloir qu’on s’occupe de son rôle. Une petite crise de jalousie? Une résurgence d'ego? Hart sera très clair:

«Écoute, Stanley. Je répète avec une fille qui n'a jamais joué un rôle majeur dans sa vie, et un acteur qui n'a jamais chanté sur scène de sa vie. Tu as fait les deux. Te sentir négligé est un compliment».

Cette réponse a apaisé Holloway!

Parmi toutes les tâches de ces 4 folles semaines, l'une des plus fondamentales et urgentes était l'orchestration du show. Il fallait aussi les arrangements floraux du spectacle, trouver les bijoux à de bons prix, payer les costumes à Londres, les finir…

Durant ces 4 semaines de répétitions, plus d'un tiers du spectacle a été modifié. C'est donc à ce titre que Moss Hart peut vraiment être considéré comme coauteur du musical.

E.2) Répétitions et création à New Haven

La création étant prévue le samedi 4 février à New Haven, la troupe déménage dans cette ville pour y finir les répétitions dès le lundi 30 janvier. Biff Liff, le stage manager se bat jour et nuit pour installer le décor très complexe de My Fair Lady au Shubert Theatre de New Haven. Vu les difficultés techniques, la troupe ne peut répéter dans le théâtre même... ils en louent un autre pour trois jours: le New Haven Jewish Community Center. Les comédiens ne pourront intégrer le décor que le jeudi soir, et encore pour une répétition technique visant uniquement à tester qu'il est possible d'enchaîner les scènes et opérer les changements de décors et d'accessoires. On s'occupe peu de jeu et de chant.

Le vendredi 3, la veille de la première, les artistes vont chanter avec l'orchestre pour la première fois! Rex Harrison est réduit en miettes. Il n'a jamais chanté dans un musical et est totalement désorienté par la puissance du son de l'orchestre. Hart lui a garanti qu'il pourrait encore répéter le lendemain après-midi avec l'orchestre, quelques heures avant la première! Une répétition qui va tourner au drame...

Le régisseur général du spectacle, John Guare, se souvient:

«Rex Harrison était terriblement nerveux. Nous sommes allés jusqu'à The Rain in Spain, et Rex est allé au bord du plateau et a dit au metteur en scène: «Mossy, je ne vais pas jouer dans la première de cette pièce ce soir. En réalité, je ne pourrai jamais jouer dans ce musical» et il est sorti de la scène pour se réfugier dans sa loge.

Moss est allé le rejoindre et j'ai entendu Rex crier. Nous étions censés travailler cette nuit-là, mais à la place tout le monde a reçu sa soirée de congé. La première était annulée! Nous allions tous nous retrouver le lendemain au Jewish Community Centre. Le producteur Herman [Levin] est également arrivé et il était prêt à poursuivre Rex en justice. Les avocats étaient déjà sur les dents. Tout le monde attendait dans le vestiaire – c'était très bizarre. Le directeur du théâtre a rejoint la réunion, prêt à aller à la radio annoncer l’annulation, que personne ne se déplace pour l’ouverture: Rex Harrison «n'était pas assez mâle pour assumer le spectacle».

Finalement, Moss est ressorti radieux de la loge de Rex en disant simplement: «Rassemblez les acteurs. On ouvre». Il a été décidé que nous allions jouer la première représentation, même si nous n'avions jamais enchainé que la moitié du spectacle. Nous avons dû sortir et essayer de retrouver les acteurs. C'était une nuit terrible. Il y avait du blizzard. J'ai même été faire des annonces dans des cinémas!!! De son côté, Biff, écumait les restaurants.

On a retrouvé tout le monde, sauf une femme, une chanteuse, Rosemary Gaines. Plus tard, nous avons appris qu'elle avait une appendicite et était partie à l'hôpital.

Nous nous sommes lancés dans cette première représentation sans jamais avoir filé une seule fois tout le spectacle. Moss s'est présenté devant le public et a fait l'un des plus mémorables discours de tous les temps. Une prise de parole chaleureuse sur le monde du théâtre, sur son fonctionnement et combien nous avions travaillé dur. Il a expliqué que nous n'avions jamais eu la chance de faire un filage parce que nous étions arrivés trop tard à New Haven, et que la neige avait retardé l’arrivée du décor. Et puis il a conclu: «Nous nous en remettons totalement à votre gentillesse».

Et nous nous sommes lancés.»

Le spectacle a duré quatre heures et demie!!!

Le public n'a jamais cessé de rire ni d'applaudir ou de crier. À la fin de la chanson The Rain in Spain, les spectateurs hurlaient une ovation, déstabilisant totalement Rex et Bobby Coote qui sont restés assis, figés dans leur position de fin de chanson, ne sachant pas quoi faire. Julie Andrews a embarqué ses deux comparses: «OK, les gars, on va saluer.». Quant au régisseur général, voici ses paroles:

«C'était l'une des plus grandes folies de tous les temps. Personne ne savait où les accessoires dont il avait besoin se trouvaient. On ne savait même pas où étaient les costumes. Les gens couraient partout. C'était sauvage. C'était incroyable. Nous avions deux plateaux tournants symétriques, qui se rencontraient au milieu de la scène; du jamais vu auparavant. Ils étaient actionnés par un système de câbles, dirigés par un homme à l'aide d'un treuil. Mais, une fois le treuil éteint, les plateaux tournants ont un peu dérivé. La dérive n’a jamais pu être corrigée. Donc, on devait les remettre en place après chaque utilisation. C'était sans fin. Mais ça n'avait pas d'importance. Le public était ravi.

Rex a survolé le spectacle. Il était un peu comme un zombie. À la fin de Grown Accustomed to Her Face, il se trouvait sur un élément de décor qui représentait la façade de la maison de Higgins, debout devant la porte. Et à la fin de sa chanson, le public hurlait. Les lumières se sont éteintes, le laissant dans l'obscurité. Il était juste là, et j'ai dû ouvrir la porte derrière lui et l’attraper par sa veste. Il n'avait aucune idée de ce qu’il devait faire ensuite. Il est sorti… «Qu'est-ce que...?» Et j'ai dit: «Venez.» Il a balbutié: «Emmenez-moi quelque part.» Je l'ai emmené… à la dernière scène.

Et ce n’est qu’une des choses que nous avons faites ce soir-là. Toute la nuit, on a couru en scène poussant accessoires ou éléments de décor, vu que rien ne correspondait à ce qui avait été prévu. Un million de choses qui se passaient. À un moment donné, Rex se promenait dans la salle de bal, et l'ensemble de cette salle de bal est descendue et a failli lui arracher la tête. Je pensais que les gens allaient se faire tuer! Les lumières s'éteignaient, nous étions dans le noir, les plateaux tournaient, personne ne savait où aller. C'était la panique. C'était un cauchemar.

Mais on a réussi!»

Voilà comment est né My Fair Lady.

On ne pouvait cependant pas en rester là. Le spectacle était trop long.

Le lendemain de la première de New Haven, le travail continua. Et ici encore, la solution envisagée fut d’une intelligence rare. Beaucoup auraient coupé une phrase par ci, un couplet par là. Alan Jay Lerner, non. Il va être beaucoup plus radical et couper la plus longue scène de la pièce, un moment crucial de l'histoire: celui où Eliza se prépare pour partir au bal, son épreuve finale... Une scène de 25 minutes avec trois grands moments musicaux:

  • Come to the ball, la grande chanson de Higgins où il persuade Eliza d'oser aller au bal de l'ambassadeur, même après la catastrophe d'Ascot
  • le ballet où on lui apprend à danser, où on corrige son maintien avec le maquilleur, et "le meilleur coiffeur à Londres"
  • Say a Prayer for Me Tonight, un solo dans lequel Eliza confie aux serviteurs ses angoisses. Cette chanson sera reprise dans un autre musical: Gigi.

Cette longue scène n'aura été jouée qu'un soir. Par quoi la remplace-t-il? Par une scène d'une minute trente que beaucoup d'analystes considèrent comme un trait de génie théâtral. Aucune chanson et quatre simples répliques:

PICKERING - Miss Doolittle, vous êtes resplendissante!
ELIZA - Merci, Colonel Pickering.
PICKERING - Vous n’êtes pas d’accord, Higgins ?
HIGGINS - Pas mal. Pas mal du tout.

Une scène où les intentions et les sentiments sont incarnés par des gestes qui en disent autant que 25 minutes de paroles et de chansons. Cette scène d’anthologie contient deux des gestes les plus souvent commentés des comédies musicales. Tout est clairement indiqué dans une didascalie de cinq lignes (en italique ci-dessous).

Tout d'abord, Higgins, après avoir refusé l'offre de Pickering de boire un porto quelques minutes auparavant - voulant lui faire croire qu'il n'est pas nerveux à propos du bal - "regarde furtivement autour de lui pour être certain que Pickering ne le voit pas" et "se verse rapidement un verre de porto", qu'il vide discrètement d'un trait. Cela laisse transparaître pour la première fois et de manière détournée, un côté humain à Higgins. Ce qui suit est encore plus surprenant.

Il se dirige vers la porte, "il s'arrête, se tourne et regarde Eliza. Il revient vers elle et lui offre son bras. Elle le prend et ils sortent par la porte, Pickering les suit". Par cette action, Higgins reconnaît pour la première fois la dignité d'Eliza en passant par la porte avec elle plutôt que devant elle.

Quelques semaines plus tard, My Fair Lady allait triompher à Broadway pendant six années ininterrompues.

Bien que le Tony Award de la meilleure actrice lui ait échappé au profit de Judy Holliday dans Bells Are Ringing, My Fair Lady lança la carrière de Julie Andrews. Le spectacle fut créé à Londres au Theatre Royal Drury Lane en 1958, toujours avec Rex Harrison, Julie Andrews et Stanley Holloway dans les rôles-titres. Ici aussi, triomphe: 6 ans de représentations.

En 1964, le spectacle fut adapté avec un grand succès au cinéma. Harisson et Holloway retrouvèrent leurs rôles, mais Audrey Hepburn remplaça Julie Andrews dans le rôle d'Eliza. Étonnant, car son faible niveau de chant a obligé les producteurs à la doubler par Marni Nixon pour toutes les chansons sauf une...

Une autre histoire. Mais il est vrai, rien n'a jamais été simple avec My Fair Lady...