Un grand éclat de rire…
Molière 1995 du meilleur spectacle comique

Une famille. Un soir. Un restaurant.L'anniversaire de Yolande et un chien qui ne chante plus. Cela devait être un dîner comme les autres et pourtant…


Réalisation soignée pour la comédie douce-amère d'Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri au Karreveld. Sous le rire, quelques blessures...

Vendredi soir avait lieu la première de «Un air de famille», spectacle tête d'affiche du mini-festival Bruxellons 2005 au château du Karreveld à Molenbeek. Avec ses personnages de la vie de tous les jours, cette chronique familiale à l'humour plombé de mélancolie écrite au début des années 90 par le couple français Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri s'avère décidément une attachante et féconde «machine à jouer».

C'est, en effet, une famille bien ordinaire qui se réunit comme chaque vendredi «Au père tranquille», le bistrot paternel dont Henri, le sous-doué de la tribu, a repris la gestion après la mort de son géniteur. En l'occurrence, la mère, sa fille, ses deux fils et sa belle-fille s'y retrouvent, avant d'aller dîner au restaurant pour fêter l'anniversaire de cette dernière.

Selon une technique éprouvée qui doit beaucoup à Alan Ayckbourn - dont le couple Jaoui-Bacri a adapté «Smoking, No Smoking» pour le film d'Alain Resnais -, les personnages sont pris «en transit» entre deux activités, de sorte qu'ils se révèlent comme par inadvertance. Cela donne l'occasion aux auteurs de travailler une langue familière, rapide et tendue, émaillée de réparties cinglantes, d'actes manqués et de lapsus où les silences et les non-dits comptent autant, sinon plus, que la substance même des paroles.

Pour orchestrer cette petite musique de chambre bien plus subtile qu'il n'y paraît au premier abord, le metteur en scène Jonathan Fox a choisi le dispositif resserré qui lui avait déjà réussi pour «Les Palmes de Monsieur Schutz» l'an dernier. Et son sextuor d'acteurs est à la hauteur de la partition, traversant avec grâce - et en dépit d'une spectaculaire panne de courant le soir de la première - ces deux heures (entracte compris) de représentation.

A tout seigneur, tout honneur, il y a d'abord le bistrotier Henri, dans une interprétation pleine de sensibilité de Marc De Roy. Résigné à sa propre insignifiance - sa mère, son frère et sa soeur n'ont garde de la lui laisser oublier -, il règne avec magnanimité sur un établissement aussi fréquenté que le désert des Tartares, sur son chien paralytique et sur son employé Denis. Michel Hinderyckx campe magistralement ce flemmard invétéré, planqué congénital qui semble préférer la compagnie des livres à celle de ses congénères.

Bleus à l'âme

Une personne pourtant parvient à pousser Denis hors de sa réserve ironique, c'est Betty, la sœur de son patron. Marie-Hélène Remacle donne à cette jeune femme oscillant entre révolte et déprime des contours contrastés, faisant sourdre de ses répliques acerbes des mondes de frustration et de bleus à l'âme. Il faut encore ranger dans le camp des victimes la blonde écervelée Yolande, «Yoyo» pour les intimes, épouse de Philippe, cadre dans une boîte d'informatique.

Colette Sodoyez est épatante en petite bourgeoise bc-bg, entièrement soumise aux caprices de sa belle-mère et à la carrière de son mari. Pierre Plume endosse le costume rayé de ce «numéro quatre» dans son entreprise, obsédé par sa prestation lors d'une interview télévisée deux minutes. Faussement prévenant et foncièrement dominateur, il tremble de trouille devant l'opinion de ses chefs. Il est évidemment le chou-chou de sa mère, marâtre aux opinions bien arrêtées idéalement incarnée par Louise Rocco.

La merveille, c'est que cela ne vire jamais à la caricature. Leur ambivalence confère aux personnages une profondeur face à laquelle le public ne se trompe pas. Croqués sans complaisance dans leur vie étriquée, ils gardent (presque) tous une part de beauté d'âme. D'où, sans doute, cet inimitable «air de famille» qui fait qu'on a toujours plaisir à les retrouver.

La Libre Belgique - 26/7/2005 - Philip Tirard

Retour à la page précédente