"Jacqueline Bir est formidable. Drôle, bouleversante, cinglante" - Le Soir

Jacqueline Bir et Alain Leempoel se sont choisis pour défendre cette partition magnifique, la rencontre au sommet d’une mère et son fils. Ils vivent ce projet du bout de leur être, en orfèvres du jeu, en équilibristes des mouvements de l’intime, en éveilleurs d’esprit. Sous la conduite attentive et amicale de Pietro Pizzuti, ils portent par une tendre complicité ce dialogue engagé qui ne manque pas de distiller l’humour et l’émotion au fil des scènes.


Une salle debout, applaudissant à tout rompre à l’issue d’une répétition générale. La chose n’est pas courante. C’est pourtant le moment magique que l’on a vécu à l’Espace Delvaux à l’issue de l’avant-première de « Conversations avec ma mère ».

Dans la salle, une centaine de lecteurs du Soir invités à assister à cet ultime moment de répétition. Sur le plateau, Jacqueline Bir et Alain Leempoel interprétant les deux personnages de ce huis-clos plein d’humour et d’émotion. Entre les deux, Pietro Pizzuti, metteur en scène de ce spectacle adapté d’un film argentin de Santiago Carlos Ovès. « Dimanche, explique-t-il, nous avons répété devant dix ou douze personnes, des proches essentiellement. On n’avait aucune idée de ce que cela donnerait devant un vrai public. » Lundi soir, ils ont été fixés. Dès les premières répliques, la salle éclate de rire. « On ne s’attendait pas du tout à ça, glisse Alain Leempoel à l’issue de la représentation. On a tout de suite senti que ça passait. C’est très rassurant pour nous, ça fait un bien fou après des semaines de travail sans réel retour du public. »

Mais si les rires ont continué à fuser durant toute la soirée, les larmes étaient aussi au rendez-vous. Et pas seulement sur le plateau. Car ce dialogue entre une mère de 82 ans et son fils quinquagénaire rattrapé par la crise économique est d’une étonnante justesse, jusque dans ses côtés les plus surréalistes.

Voici donc Jaime, bon mari, bon père de famille, bon travailleur, ayant renoncé à ses idéaux de jeunesse pour une vie tranquillement bourgeoise. Et face à lui, sa mère, joyeuse octogénaire vivant dans un appartement appartenant à ce grand fils trop pressé pour dîner avec elle. Ce soir pourtant, les choses ont changé. Au lieu du coup de fil quotidien, Jaime est passé en personne à l’appartement. Et pas seulement pour embrasser sa mère. Il doit aussi lui annoncer une nouvelle plutôt désagréable : l’appartement va devoir être vendu.

Passé le premier choc (qu’elle reçoit en faisant comme si elle n’avait rien entendu), Mama se montre intraitable : pas question pour elle de quitter l’appartement. Et rien ne la convaincra. Ni l’annonce par Jaime de la perte de son boulot, ni l’impact de la crise économique qui met la petite famille au bord de la rupture, ni le risque de voir ses petits enfants obligés de changer d’école… Jaime déballe tout et on sent qu’il s’agit autant de convaincre sa mère que de pouvoir enfin confier toute l’étendue de son désarroi. Car rien ne va plus dans sa vie : son boulot perdu, sa femme avec laquelle plus rien ne se passe, ses enfants qui ne lui parlent qu’à peine…

Face à tout cela, sa mère se montre à la fois attentive et sans pitié, secouant son grand fils tout autant qu’elle le materne, jouant avec sa mémoire pour oublier ce qui l’arrange. Jacqueline Bir est formidable dans ce rôle qui semble avoir été écrit pour elle. Drôle, bouleversante, cinglante, elle est irrésistible de bout en bout, plus vraie que nature jusque dans les moments les plus délirants de cette pièce réservant plus d’une surprise.

Face à elle, Alain Leempoel se fait discret tout en donnant une véritable épaisseur à ce personnage. Sa dégringolade dans la déprime évite tout pathos inutile, suscitant l’émotion par sa grande retenue. Les révélations de sa mère à propos de son père ou de son petit ami actuel (Grégorio, 69 ans, un gamin !), entraînent le spectacle vers d’autres horizons, prenant constamment le spectateur par surprise.

Si, à plus d’une reprise, l’émotion est palpable dans la salle comme sur le plateau, on le doit au jeu de ces deux acteurs magnifiques qui, bien que se connaissant depuis toujours, jouent ici ensemble pour la première fois. On le doit aussi à la mise en scène aussi sobre que millimétrée de Pietro Pizzuti. A cet égard, la seconde partie est un petit bijou entraînant le spectateur sur une fausse piste avant de le retourner de manière implacable et bouleversante. Car la grande qualité de ces Conversations avec ma mère tient aussi à l’absence de naïveté du texte qui ne sombre jamais dans les pièges de la « bien-pensance » ou du happy end facile, préférant la vraie vie avec son lot de bonheur, de malheur, de tendresse, de jalousie, de retournements et d’événements inexplicables.

A l’issue de la représentation, une rencontre était prévue entre les lecteurs du Soir et l’équipe du spectacle. Celle-ci attendait en effet le retour du public pour peaufiner les derniers détails avant la vraie première. La longue ovation finale, face aux comédiens très émus, a largement rempli cet office. Et la rencontre informelle qui a suivi a surtout permis à nos lecteurs de remercier ces deux formidables comédiens ayant remué chez chacun de multiples émotions.

Jean-Marie Wynants - Le Soir - 10/9/2014

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