Emotion, signée Thierry Debroux

Le Roi Lune de Thierry Debroux redonne vie à un des personnages mythiques de l'histoire de l'Europe. Un de ces hommes né à une époque qui n'est pas la sienne et qui refuse de se soumettre à l'air de son temps. Son seul et unique moteur? La passion. Il aime le beau, l'art. Et il va mettre une énergie considérable, tant humaine que financière, au service de Richard Wagner, son ami, afin qu'il puisse créer librement ses opéras grandioses. Il mourra seul, fou, suicidé dans cinquante centimètre d'eau, sur le bord d'un lac.


Avec la mort de Wagner, tout un pan de l'âme du roi semble pénétrer dans un profond hiver qui le conduit à sembler plus que jamais éloigné du monde extérieur. L'apparente misanthropie du monarque est en réalité très sélective et touche avant tout son entourage politique dont il constate que les attitudes de courtisan masquent avant tout le mensonge, défaut pour lequel Louis nourrit le plus grand mépris dès qu'il n'est pas contrebalancé par le génie. Aux ministres hypocrites, le roi préfère souvent la discussion simple des habitants de la montagne, ce qui finit de lui attacher la fidélité sans faille de son peuple qui l'aime sans juger outre mesure ses extravagances.

Si certains ministres doivent au demeurant faire antichambre et si certains documents peuvent rester longtemps sans signature, Louis II est attentif à ses devoirs moraux de souverain. L'action du roi se manifeste dans des domaines très divers : le patrimoine menacé est restauré, les villes font l'objet de projets architecturaux, des travaux publics et de salubrité sont entrepris, des gratifications sont octroyées aux plus faibles revenus, la Croix-Rouge est plus qu'activement soutenue, des services de distribution de repas chauds pour les nécessiteux sont mis sur pied et des écoles supérieures ouvrent afin de permettre au plus grand nombre de s'instruire sans distinction de fortune. Dans le même temps, Louis II entretient avec Bismarck une abondante correspondance qui traduit son souci du bien-être de ses sujets dont il redoute qu'ils soient broyés par l'industrialisation de l'empire dans lequel il estime dangereux de favoriser à l'excès les euphories militaristes, pressentant à quel point elles pourraient nuire à tout le bon peuple allemand qui pour lui est toujours resté celui des Maîtres-chanteurs de Nuremberg.

Durant toute cette époque, si Louis réside beaucoup à Linderhof et si Neuschwanstein est un rude chantier, Herrenchiemsee concentre progressivement la majorité des dépenses. Et c'est là que le bât blesse. Tout comme le fit autrefois Wagner, Louis doit songer aux divers moyens de mener à bien ses fantastiques constructions. L'argent manque, à tel point qu'en 1883, les seules dépenses consenties pour Herrenchiemsee, d'un montant de quatre millions de marks, excèdent les revenus annuels de la caisse civile royale. L'évolution des dépenses suit une évolution inquiétante. Officiellement et d'après des comptes rendus opaques par certains hauts fonctionnaires peu scrupuleux, la caisse royale en ce début 1884 est largement négative et le roi s'en préoccupe d'autant plus que la construction des châteaux est sérieusement menacée.

Après qu'il a envisagé de contracter un emprunt personnel auprès de l'empereur d'Autriche, une banque accepte de lui prêter sept millions et demi de marks, mais dès l'été 1885 surgissent de nouvelles difficultés financières. La tension latente entre le gouvernement et le roi tourne au bras de fer quand, face à la requête pour obtenir des fonds complémentaires, les ministres excluent toute idée d'intervention de l'État, menaçant de démissionner collectivement si leur collègue des finances venait à être désavoué et invitant en outre Louis II à mettre un terme à ses chantiers. Si cette dernière éventualité est lui est insupportable, le roi qui vient justement de racheter les ruines de Falkenstein afin qu'elles accueillent un nouveau château accepte de réduire certaines dépenses. Donné aux ministres, l'ordre n'est pas transmis…

En janvier 1886, Louis II songe à faire voter par le parlement une allocation spéciale semblable à celle accordée à son grand-père pour l'achèvement des travaux entrepris à Munich, mais le gouvernement prétextant qu'une telle procédure serait vouée à l'échec refuse de donner suite à la demande. Le spectre de la faillite se profile avec d'autant plus d'insistance que la loi bavaroise autorise parfaitement la saisie des revenus et biens de la Couronne. En cela, les créanciers un temps réservés se font plus pressants, le tout sous la houlette du gouvernement qui, avec l'accord de la famille et en particulier de l'oncle Luitpold qui entrevoit la régence, veut obtenir le départ du roi.

L'abdication volontaire étant exclue, le premier ministre Lutz mesure la difficulté de déchoir le monarque pour une question financière, et ce d'autant plus que Louis II est particulièrement populaire. Reste l'idée de faire admettre que le roi est mentalement dans l'incapacité de régner. Ainsi, depuis quelques temps, les pires rumeurs sont propagées au sujet de Louis : il ferait danser nus de jeunes éphèbes au cours d'orgies orientales et marquer au fer rouge les laquais dont il serait mécontent; il parlerait à des bustes de pierre, tiendrait des propos incohérents et hurlerait des ordres absurdes; s'étant découvert une passion subite pour la torture, il envisagerait de faire enlever le Kronprinz de Prusse pour le tenir enchaîné,… La surenchère délirante est terrible, mais encore insuffisante.

Fin mars, Lutz rencontre le professeur Gudden, l'aliéniste qui s'est déjà occupé du prince Othon, et lui demande de rédiger un rapport d'expertise psychiatrique devant permettre que le roi soit déchu du trône, étant entendu que tout examen direct du "patient" est impossible et que le premier ministre se charge de fournir force témoignages établissant le diagnostic fatidique.

Reste la question politique, car si le verdict annoncé de la folie doit diviser l'opinion, le gouvernement s'inquiète de l'attitude que pourraient adopter la Prusse et l'empire si la destitution de Louis II apparaissait trop clairement comme un coup d'État. Aussi les conjurés envoient-ils le 23 avril le comte de Lerchenfeld afin de rencontrer Bismarck qui soigne son extrême tension nerveuse dans son paisible domaine de Friedrichsruh. Le chancelier n'est dupe ni des intentions du gouvernement bavarois, ni de la valeur des "preuves" qui lui sont soumises. Bismarck sait que les ministres veulent abattre le roi pour se maintenir eux-mêmes au pouvoir, mais toute ingérence dans les affaires intérieures de la Bavière paraît délicate, de sorte que l'émissaire repart le lendemain avec la quasi-certitude de la neutralité impériale en cas de crise.

De son côté, Louis II outré par le refus de ses ministres de transmettre au parlement sa demande d'allocation exceptionnelle annonce sa ferme intention de révoquer le gouvernement. Par cette décision s'engage l'ultime course de vitesse qui va précipiter la chute du trône.

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