Notre version sous les étoiles

«Après l'incarnation théâtrale très exubérante de Belmondo et surtout la prestation inoubliable de Depardieu au cinéma, quel comédien, Belge de surcroît, allait oser se risquer à mesurer sa verve et son talent, à des géants de la scène et de l'écran qui ont imprégné Cyrano de Bergerac, si récemment, de leur empreinte et de leur prestance. Philippe Résimont a relevé le défi soutenu en cela par ces aventuriers de Bulles Production Théâtre toujours en quête de ce théâtre «populaire» au sens où l'entendait Jean Vilar.» La Libre Belgique


Dans les derniers jours de 1897 - vers la mi-décembre - le quartier des Théâtres vit dans la fièvre. On entend, et on répercute, les bruits les plus étranges, les plus contradictoires à propos de la pièce en répétition au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, un grand drame héroïco-poétique: Cyrano de Bergerac.

L'auteur en est Edmond Rostand, celui-là même dont Sarah Bernhardt, Lucien Guitry et de Max ont joué, sans grand succès, La Princesse lointaine. Par la suite, Sarah Bernhardt a créé de lui une Samaritaine qui n'a pas non plus séduit les foules.

Affiche de La Samaritaine
au Théâtre de la Renaissance

À la lecture de Cyrano de Bergerac, Coquelin aîné qui, après une carrière brillante au Français, est toujours l'un des tout premiers comédiens de la capitale a eu (dit-il) «le coup de foudre». Coquelin aîné est alors l'administrateur de la Porte-Saint-Martin. Sans consulter personne il a décidé sur-le-champ de monter la pièce et d'en jouer le rôle principal. Hélas, au fur et à mesure des répétitions, l'enthousiasme des premiers jours a fondu comme neige à Marseille.

Des comédiens importants sollicités pour les autres rôles se sont récusés. Ils prétendent que dans la pièce tous les personnages n'apparaissent que pour «servir la soupe» à Cyrano-Coquelin. L’interprète de Le Bret se plaint d’être constamment en scène sans que rien jamais ne le mette en valeur et Coquelin le réconforte d’un «Mais tu as un très beau rôle, je te parle tout le temps.» Il y a eu également des incidents avec les techniciens. Les décors sont très lourds, très compliqués à mettre en place.

Les machinistes protestent, disent qu'ils ne sont pas assez nombreux. Rostand a perdu la tête. Cinq jours avant la générale, il veut couper la tirade des «Nez». Coquelin s'y oppose. Le jour de Noël, on répète quand même, mais c'est dans une atmosphère épouvantable. Et on passe en générale, le 27 décembre!Bien entendu personne, dans Paris, n'a voulu rater l'événement. On se montre les célébrités dans la salle, Jeanne Hading, Réjane. Au dixième rang, un petit monsieur dont le crâne en vieil ivoire semble vissé sur la porcelaine du faux col, Georges Clemenceau, président du Conseil des ministres. Les pontes de la critique, Catulle-Mendès, Émile Faguet, Francisque Sarcey sont aux aguets. En coulisse, c'est l'affolement. Au moment où va se lever le rideau Rostand, en larmes, tombe à genoux aux pieds de Coquelin : «Mon pauvre ami, lui dit-il, je vous aurai ruiné.»

Il est vite rassuré.

L'entrée en scène de Cyrano est saluée par des «bravos» qui ne cessent plus. Chaque réplique a son effet. Chaque tirade est applaudie. Quand le rideau tombe sur la fin du premier acte, 9 rappels annoncent le triomphe.

Au second entracte, dans la salle, des spectateurs réclament l'auteur.

À la fin du quatrième acte, on entraîne Rostand dans une loge où Coquelin lui a préparé une surprise: au nom du Président de la République, le ministre des Finances le décore de la Légion d'honneur.

À la fin de la pièce, c'est le délire : plus de quarante rappels suivent le baisser de rideau final.

«L'auteur, l'auteur! »

Dans la salle du théâtre de la Porte-Saint-Martin, le public, debout, vocifère, trépigne, bat des mains. Plus de vingt, trente, quarante fois, les acteurs sont venus saluer, tirés sur le devant de la scène par une ovation qui, sans cesse, reprend et déferle. Aux premiers rappels, ils avançaient, éreintés, contents tout de même de l'enthousiasme si peu attendu qui éclatait devant eux.

Maintenant ils n'en peuvent plus : Coquelin lui-même, qui vient de créer le plus long rôle du répertoire, grimace de fatigue.

Pourtant ils s'inclinent, reculent, reviennent, pauvres pantins que le feu a quittés et que seul le métier fait encore tenir, serviteurs d'un texte admirable devenus jouets d'une foule qui épuise sur eux sa ferveur.

«L'auteur, l'auteur!»

Des hauts-de-forme sont jetés en l'air; d'autres ont roulé à terre. Les coiffures sont défaites. Les robes aux soies changeantes se pressent contre d'humbles toilettes. Des femmes s'éventent avec leurs gants et, frémissantes, reprennent leurs applaudissements. Sous leur petit bonnet noir orné d'un ruban rose, les ouvreuses regroupées sourient d'aise. Les frères Floury, directeurs du théâtre, ont quitté leur bureau pour mieux entendre ce fracas qui vaut de l'or.

«L'auteur, l'auteur!»

Voici près d'une heure que Coquelin a expiré sur scène, dans le cloître peint, tandis qu'à ses côtés san-glotait Maria Le-gault. Dans la salle, Francisque Sarcey, gilet tendu, face luisan-te, ne cesse d'ap-plaudir. A côté de lui, Jules Lemaître, si raide, si digne d'ordinaire, en fait autant. Catulle Mendès suffoque d'admiration et de dépit. Et Jules Renard est heu-reux pour son ami, heureux et déses-péré.

Edmond Rostand

«L'auteur, l'auteur!»

Il est deux heures du matin. La salle s'est un peu vidée. Les spectateurs ont couru chez eux raconter l'événement. Dans une avant-scène, tout à gauche, une jeune femme blonde, délicieusement mise, froisse son mouchoir et pleure doucement : l'a-t-elle assez voulu, ce triomphe!

«L'auteur, l'auteur!»

Jamais, à la répétition générale, l'on n'annonce au public le nom de l'auteur. Pourtant Coque-lin s'avance, marche jusqu'à la rampe, s'incline et prononce: «Mesdames et Messieurs, la pièce que nous avons eu l'honneur de représenter devant vous est de Monsieur Edmond Rostand.»

Le rideau rouge tombe sur la première représentation de Cyrano de Bergerac.

Coquelin

Edmond Rostand a vingt-neuf ans. Cette nuit du 27 décembre 1897, la gloire l'a empoigné. Elle ne le lâchera plus.

Le 28 décembre, la première provoque le même délire et les mêmes applaudissements. Et le lendemain, Paris a la fièvre, les journaux répandent dans toute la ville ce nom étincelant: Cyrano de Bergerac.

Ils racontent la pièce, l'intrigue si bien construite, la tirade du nez, le pipeau des cadets de Gascogne, les neuf rappels à la fin du premier acte, les rires au second, le silence ému du troisième, puis le tumulte des scènes guerrières, l'ovation finale. Même chanson le lendemain, cela va durer des semaines. «Un grand poète héroï-comique a pris sa place dans la littérature dramatique contemporaine - et cette place, c'est la première», déclare le 30 décembre Henry Bauër à l'Echo de Paris. Le même jour, à la Patrie, Henry de Gorsse proclame solennellement: «Tous ceux qui créent s'inclinent aujourd'hui devant la jeunesse triomphante de son génie.»

Génie, chef-d’œuvre, un nouvel Hernani, un autre Ruy Blas : ces mots, ces comparaisons reviennent sous toutes les plumes, dans les grands journaux comme dans les petites feuilles, à droite, à gauche, à Paris, en province. Rares sont les opinions modérées qui estiment que le bonheur d'écoute que procure la pièce et son succès ne suffisent pas à ce qu'on l'assimile aux plus belles œuvres.

Mais cela passe inaperçu au milieu du formidable butin chaque jour recueilli, d'autant que les grands critiques montrent autant de fougue que les chroniqueurs, soiristes et courriéristes chargés d'of-frir au public potins et anecdotes.

Catulle Mendès, qui, le soir de la première, serra dans ses bras un Rostand de vingt-sept ans plus jeune que lui en l'appelant « mon père », parle de la joie qu'eût éprouvée Victor Hugo en écoutant Cyrano.

Faguet s'unit à ce dithyrambe : «Un grand poète s'est déclaré, de qui l'on peut espérer absolument tout, qui, à vingt-neuf ans, ouvre le Xxème siècle d'une manière éclatante et triomphale».

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