Vous avez écrit plusieurs romans : est-ce que le texte de cette pièce était destiné d’emblée au théâtre ?
Je trouvais que ce texte devait être dit, qu’il y avait quelque chose de cathartique dans la manière dont ce personnage essaie de passer au-delà de sa colère et d’en faire quelque chose. Je trouvais que c’était très jouissif. En fait, à l’époque, j’’avais décidé d’écrire le troisième volet de Molly à vélo. Cela faisait six mois que je travaillais sur ce projet, avec les mêmes tenants et aboutissants. Mais je n’arrivais pas à en faire quelque chose de puissant avec le personnage de Molly, qui est assez paramétré, doux, bienveillant, jovial. Et tout d’un coup, le personnage de cette femme - qui elle, passe clairement les limites - est apparu, et il m’a semblé que c’était très jouissif à incarner sur un plateau. J’ai donc tout de suite imaginé ce texte pour le théâtre. Ce serait un monologue.


Est-ce que, dès le départ, vous aviez décidé d’interpréter vous-même ce personnage ?
Oui, j’avais envie de pouvoir dire ces mots-là. Ce texte est un grand cri de rage et d’amour qui dérape dans un délire extravagant, vengeur, politiquement incorrect ! Une fiction jubilatoire effectivement salutaire et libératrice pour l’auteur et pour l’actrice, c’est vrai, du fait de l’exagération introduite. Bérénice, dans une victimisation à outrance, se révèle d’une cruauté inimaginable ! Mais aujourd’hui, j’espère surtout que ce spectacle où j’ai essayé de faire la part belle à l’humour et à l’autodérision, saura toucher, étonner le public. Mais pour que le projet aboutisse, il fallait un metteur en scène qui soit non seulement séduit par le texte, mais aussi désireux que j’en sois l’interprète. La double adhésion immédiate d’Emmanuel Dekoninck avec lequel j’avais déjà travaillé dans le passé, avec bonheur, a décidé de cette nouvelle collaboration. Enfin, à un moment ce projet est également devenu le projet d’une équipe, et ce de manière très naturelle. Lorsque l’on écrit, on est seul et puis vient le temps de la création du spectacle, la première rencontre avec « les autres ». Manu, le metteur en scène, mais aussi les scénographes, le créateur lumières, tous ont fait en sorte que le travail d’écriture soit porté, enrichi, élargi par la collaboration de toute une équipe. Et cela a permis à ce personnage d’exister, d’être entendu. Je leur en suis vraiment reconnaissante.


Qu’est-ce qui a changé dans votre manière d’aborder l’écriture théâtrale ?
Ce qui change, et qui a changé dans mon processus d’écriture de manière générale, c’est que je n’écris plus autant dans la caricature que je ne le faisais auparavant. J’avais un regard naïf peut-être, amusé sur le monde, et j’essayais aussi de montrer un monde idéal. Avec Molly à vélo, par exemple, c’était le cas : un monde comme j’aimerais qu’il soit. Depuis quelques années, je n’essaie plus de décrire un monde utopique, j’essaie de trouver la lumière dans le monde qui est. Je ne fais plus fi de la violence, de l’incohérence, ni de la cruauté. J’essaie maintenant d’écrire au plus juste, d’être derrière chaque personnage que j’invente en étant la plus vraisemblable, même si parfois les caractères ont des logiques poussées à l’extrême. Du personnage de La solitude du mammouth, on aurait pu faire une caricature, et si Manu Dekoninck me l’avait proposé, cela aurait été possible, mais il tenait au contraire à un jeu sincère. J’espère d’ailleurs que ce texte pourra être joué par quelqu’un d’autre que moi, parce qu’alors cela veut dire que le texte tient. D’autres actrices ont joué Molly à vélo et se la sont merveilleusement appropriée.


Qui est « Béré » selon vous ?
C’est une femme qui a cru que si l’on est gentils, généreux, altruistes, rien ne va nous arriver. Elle a consacré énormément d’énergie à soutenir son mari, à s’occuper des enfants et de la gestion familiale. En même temps elle a, en partie, tiré un trait sur sa carrière. Bérénice a pensé que c’était son rôle d’agir comme ça, avec toutefois le sentiment de faire beaucoup trop de sacrifices. Elle a quelques amis mais sa vie sociale est limitée. Son quotidien n’est ni simple ni joyeux. Bref, « Béré » n’est pas une femme épanouie. Et puis brutalement son mari la quitte et ça, elle le vit comme une injustice totale. À partir de là, elle perd pied et se dit que la violence qu’elle subit, la société la cautionne. Face à ce terrible sentiment d’arbitraire, sa seule survie psychique est de faire réparation elle-même. Alors, elle se réveille, se transforme… et se révolte jusqu’à se livrer à ce délire vengeur et ravageur. On ne peut pas cautionner tout ce qu’elle fait, mais d’un personnage falot, avec peu d’envergure, elle acquiert une vraie stature d’héroïne. C’est une Médée, dans tout le terrible que cela comporte, certes, mais c’est un être vivant qui pense par lui-même, qui agit par lui-même et qui n’est pas gouverné par la peur, ni par personne.

Comment s’est passé le travail avec Emmanuel Dekoninck ? Est-ce qu’il s’agit d’une première collaboration ?
Nous nous connaissons depuis longtemps. C’est quelqu’un que j’aime beaucoup et que j’avais vraiment envie de retrouver sur un projet de création. Je connaissais son travail, comme récemment sa mise en scène de Tableau d’une exécution, que j’ai trouvé magnifique. Je lui ai lu le texte de la pièce, il a beaucoup ri et a tout de suite accepté de le mettre en scène. Il m’a suggéré des modifications, notamment au niveau de la segmentation, dans une volonté de rendre les choses plus lisibles. Je lui ai fait une totale confiance pour cela. Il est un grand lecteur, qui a le sens de la dramaturgie, alors que moi qui ai cette fois écrit le texte sur un temps très court, j’avais plutôt le nez dans le guidon, je manquais sans doute de recul. Nous avions déjà collaboré dans différents cas de figure, comme des mises en voix pour des lectures que j’organisais, que ce soit lui qui me mettait en voix, ou bien moi qui le dirigeais. C’étaient de chouettes laboratoires car, même si l’on travaille sur des temps courts, on a l’occasion d’éprouver la collaboration. Ce que j’aime chez lui, c’est que c’est un homme doux mais qui a un regard très exigeant, qui pousse en permanence le travail plus loin. Pour La solitude du mammouth, je voulais que ce soit un homme qui mette en scène. Et d’ailleurs, toute mon équipe artistique n’est composée que d’hommes. C’est volontaire. Je ne voulais pas que le propos soit tout à coup un tir groupé sur les hommes ou que ce soit revanchard. Manu a rajouté une couche plus émotionnelle. Oui, cette femme se venge, mais en même temps, en se vengeant, elle souffre, et malgré tout, elle ne parvient pas à assouvir sa colère. Il y a des choses qu’elle ne pourra jamais réparer. La blessure initiale est bien là, et même si elle-même cherche à blesser en retour et qu’elle y parvient, cette blessure qu’elle crée chez l’autre n’apaise pas la sienne. Au départ, elle a la sensation que c’est possible et, en fait, ça ne l’est pas. Manu a donc travaillé sur le processus de transformation du personnage, qui quelque part doit reconnaître à la fin du spectacle que ce qu’elle a vécu avec cet homme était un grand amour, que cet amour a pris fin, et avec lui l’homme aussi a disparu parce qu’elle l’a fait disparaître.
Manu a amené cette notion-là car, lors de l’écriture et au cours des lectures publiques, mon point de plutôt l’amusement, la causticité, le plaisir. Il a vraiment ramené la lame de fond à la surface et je lui en sais gré parce que la dimension de gravité de ce texte est importante derrière le rire.

Propos recueillis par Mélanie Lefebvre, octobre 2017

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