Jacqueline Bir au Festival Bruxellons!

Accueillir une actrice comme Jacqueline Bir est pour nous bien sûr un énorme plaisir, mais c'est avant tout un honneur. C'est pour nous une référence, au sens noble du terme: une diection à suivre.

Après Danielle Darrieux (que dirigeait Christophe Lidon), « Oscar et la Dame Rose » connaîtra bientôt une autre interprète d’exception. Jacqueline Bir, figure emblématique du théâtre belge, portera ce texte magnifique sur les planches. La comédienne, qui fêtait en 2003 ses 50 ans de carrière, a toute la verve, l’espièglerie, la simplicité aussi d’une mamie Rose. Elle sera mise en scène par une autre grande dame : Daniela Bisconti, dont l’acuité, le charisme et la sensibilité devraient faire merveille dans cette création.
Un duo de femmes dont on attend avec impatience le fruit de l’échange et de la complicité.


Enfant, j'ai beaucoup fréquenté les hôpitaux. Non pas que j'ai été souvent malade, mais parce que j'accompagnais mon père qui soignait les enfants. Kinésithérapeute, il travaillait dans des cliniques pédiatriques, des maisons pour infirmes moteurs cérébraux, ainsi que des centres pour sourds et muets. Les premières fois, par réflexe, j'eus peur. Peur des enfants différents. Peur de la maladie qui les forçait à demeurer dans ces chambres impersonnelles. - Est-ce que c'est contagieux ? Demandai-je.

- Je ne t'emmènerais pas si tu risquais quelque chose, répondit mon père. A peine rassuré, je fis connaissance avec des garçons et des filles qui, de semaine en semaine, devinrent des copains et
des copines.
Main dans la main avec mon père, je recevais une bien étrange éducation : j'évoluais dans un monde où le normal n'était par la norme, un monde où la maladie passait pour habituelle et exceptionnelle la bonne santé, un monde où certains pensionnaires disparaissaient non parce qu'ils étaient rentrés chez eux mais parce que la maladie les avaient emportés.

Très vite, pour moi, la mort fut proche, voisine, accessible, une rôdeuse qui tourne autour de nous avant de nous mordre. Contrairement à tant d'enfants - et d'adultes-, je ne me crus pas longtemps immortel…

Les êtres que je rencontrais, avec l'intelligence rapide du jeune âge, s'étaient parfaitement adaptés à cette nouvelle vie où ils avaient leurs marques, leurs repères, leurs plaisirs. L'hôpital, loin d'être une retraite, devenait un lieu d'existence. Ils faisaient preuve d'un humour féroce, dont Oscar et la Dame Rose garde la trace, se donnant des surnoms qui leur permettaient de se moquer de la maladie, Bacon pour le grand brûlé, Einstein pour la macrocéphale… Quoique cela choquât quelques adultes à l'extérieur, je trouvais déjà, moi, qu'il y avait une belle santé dans cette dérision ! Quelle autre arme que la plaisanterie pour affronter l'inéluctable, tenir tête à l'insoutenable ?

Je découvrais aussi leurs points de souffrance, la maladie parfois, mais surtout la solitude, solitude due à l'absence des parents ou - pire - à l'incapacité des parents à conserver une relation avec un enfant malade. Tant de pères et de mères, accablés par ce qui arrivait à leur progéniture, ne parvenaient plus à tenir une conversation normale, à se montrer joyeux, enjoués. Certains mêmes disparaissaient, écrasés par la gêne, le remords ou la honte…

Mon père me faisait comprendre que ces comportements avaient leur logique, même s'ils n'étaient pas toujours justifiables ni justifiés. Dépassant mes indignations, il me forçait à saisir le point de vue de l'autre, m'initiant sans le présager à mon métier d'écrivain qui crée des personnages différents ayant chacun sa fenêtre sur l'univers.
Plus tard, dans ma vie adulte, je retournais dans les hôpitaux. Parfois pour accompagner un proche dans des moments difficiles. Parfois pour devenir patient moi-même. Comme Oscar, j'ai connu la maladie mortelle. A la différence d'Oscar, on put me soigner. Cependant, lorsque je guéris - mais guérit-on jamais ? -, je découvris que ce n'était pas si important de guérir.
Je pensai même qu'il y avait quelque chose d'indécent dans la guérison : l'oubli de ceux qui ne guérissent pas.

De là naquit ce livre Oscar et la Dame Rose. Il se résume peut-être à cette obsession : plus important que guérir, il faut devenir capable d'accepter la maladie et la mort. Je mis des années avant d'oser écrire ce livre, trop conscient que je touchais non seulement un point sensible mais un tabou : l'enfant malade.
Dostoïevsky ne disait-il pas que la mort d'un enfant empêche de croire en Dieu ? Pourtant, Oscar écrit à Dieu. Pourtant, Mamie rose, dans l'ultime lettre, ne s'indigne pas mais remercie Dieu de lui avoir fait connaître et aimer Oscar. Même si elle pleure sur ce qui n'est plus, elle a la force de se réjouir de ce qui a été.
Dieu est non seulement le destinataire de ces lettres mais un personnage principal de cette histoire. Evidemment, il l'est à sa manière, c'est-à-dire d'une façon ambiguë, mystérieuse. Au début, l'enfant n'y croit pas, il ne lui adresse ces missives que pour satisfaire Mamie Rose. Cependant, cet exercice journalier lui fait du bien, lui permettant de distinguer l'essentiel de l'accidentel, le spirituel du matériel, le forçant dans chaque post-scriptum à définir ce qu'il souhaite vraiment, le contraignant progressivement à se rouvrir aux autres et à la vie.
Puis il semblerait que Dieu lui apporte certains réponses : certes, l'enfant n'en est pas certain car, s'il reçoit les messages, comment repérer qu'ils viennent de Dieu ?
Ensuite, dans l'église, devant l'effigie du Christ, la méditation qu'il accomplit avec Mamie Rose sur les deux souffrances - la physique et la morale - va lui permettre d'affronter autrement l'inconnu. Enfin, un matin, l'enfant croit recevoir une visite, et, lors de cette visite, une leçon de vie : " le coup de la première fois ".
Naturellement, pas davantage qu'Oscar, nous ne saurons si Dieu existe et s'intéresse à nous ! Mais sa médiation - réelle ou imaginaire - a permis à l'enfant de gagner en sérénité, en amour, en gourmandise, elle lui a rendu riches les derniers jours et supportable l'approche de la fin. Comme dit un de mes amis athée : " Même si Dieu n'est que ce service que l'homme invente pour l'homme, c'est déjà beaucoup ! " Dieu ou le meilleur de l'homme? Chacun décidera… Oscar s'est mis à exister en moi dès ces premières paroles. Je sais désormais qu'il vit pour des millions de gens.
Je l'aime. J'admire sa franchise, sa vaillance, son refus du pathos, son énergie qui se déploie jusqu'au bout - quand il ne peut plus bouger, il peut encore penser -, sa sagesse gagnée, sa générosité inépuisable.
Ce petit garçon de dix ans est devenu mon modèle. J'espère que, lorsque j'aborderais à mon tour la même situation, je saurai me montrer digne de lui.

Eric-Emmanuel Schmitt

Retour à la page précédente