Notre version sous les étoiles

«Après l'incarnation théâtrale très exubérante de Belmondo et surtout la prestation inoubliable de Depardieu au cinéma, quel comédien, Belge de surcroît, allait oser se risquer à mesurer sa verve et son talent, à des géants de la scène et de l'écran qui ont imprégné Cyrano de Bergerac, si récemment, de leur empreinte et de leur prestance. Philippe Résimont a relevé le défi soutenu en cela par ces aventuriers de Bulles Production Théâtre toujours en quête de ce théâtre «populaire» au sens où l'entendait Jean Vilar.» La Libre Belgique


Savinien de Cyrano a réellement existé. C'est cet homme qui avait inspiré le personnage d'Edmond Ros-tand. Il n'est ni de Bergerac, ni affublé d'un long nez, ni gascon ni noble. Il se nomme Savinien de Cyrano puis il emprunte le nom de Bergerac à une terre que son père avait possédée en vallée de Chevreuse. Malgré le handicap d'une origine parisienne et bourgeoise, il réussit à servir dès 19 ans dans la compagnie de Carbon de Casteljaloux, exclusivement composée de gentilshommes nés dans cette province de Gascogne où l'intrépidité et la faconde s'apprécient autant que le bon vin.
Savinien de Cyrano

En 1639 et 1640, il participe aux campagnes de Champagne et de Picardie, reçoit force coups de mousquet. Mais c’est à Arras qu’il a rendez-vous avec la mort.Une certaine nuit où l'on ne savait plus vraiment si le ciel s'obscurcissait à cause de nuages menaçants ou bien si la poudre et la poussière des combats créaient seules un brouillard très dense, Cyrano apprend, coup sur coup la mort des guerriers redoutables: un maréchal de camp, le marquis de Gesvres, en s'avançant à l'assaut d'une muraille faite de cadavres ennemis, avait trouvé la mort; le marquis de Pisani, qui rendait ainsi veuve la souveraine des Précieuses, la marquise de Rambouillet; le marquis de Breauté ; le lieutenant baron Christian de Neuvillette, jeune homme assez fat - dont l'élégance et la beauté corporelle tournaient la tête de toutes les jouvencelles, les écouteuses et les coquettes plus mûres que désirables qui peuplaient les salons parisiens – qui avait épousé Madeleine Robineau, la cousine de Cyrano.

Le lendemain, la jeune veuve baronne de Neuvillette vient reconnaître la dépouille de son séduisant époux faisant preuve de volonté, de courage et de mépris de la mort. Apprenant que son cousin Cyrano fait partie des forces assiégeant Arras, elle veut le rejoindre afin de pouvoir évoquer son infortuné mari.Le jour même, s’engageant dans un fossé il se heurte à quelques cavaliers qu’il prend pour un des siens. Ce soldat aux ordres du fameux cardinal-infant lui traverse la gorge de la pointe de son épée. C’est la fin de la carrière militaire de Cyrano.

Rassurons-nous, comme l'existence n'est pas concevable sans épée, il continuera toujours à se battre pour ses amis ou contre des fâcheux. L’affaire de la Porte de Nesle qui illustre le premier acte de la pièce de Rostand en est une excellente illustration: son ami Lignières avait lancé un terrible pamphlet à l’adresse du comte de Guiche et celui-ci prépare en guise de vengeance un terrible guet-apens. Ce n’est que grâce à l’indiscrétion d’un mousquetaire que Lignières apprend que de Guiche a posté dans les recoins de la Tour de Nesle on ne sait combien de mercenaires qui lui tomberont dessus au moment où il rejoindra sa demeure. Lignières n’est pas un spécialiste du duel, ni de l'arquebuse, et encore moins du tir ou du combat. Sa seule solution? Supplier Cyrano de Bergerac, de le cacher dans sa chambre. Cyrano refuse et lui promet qu’il dormira dans son lit. Cyrano rassemble bon nombre de ses amis et des cadets de Gascogne et se rend à la porte de Nesle. Les traîtres sont vite mis en déroute par la troupe de Cyrano et Lignières peut rentrer en sa demeure, laissant sur le pavé froid parisien deux morts et quelques blessés parmi les soldats du comte.

Que faire dès lors que sa carrière militaire prend fin? Son ami Lebret, qui l’a accompagné toute sa vie et par qui nous connaissons tant d’épisode de sa vie nous dit : «Le grand amour qu'il avait pour l'étude le fit renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout un homme et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres le font ami de la paix.»

Henri Lebret
l’ami de toujours de Cyrano

Grand lecteur, poète et ami des Lettres, Cyrano se consacrera désormais à l'étude auprès de maîtres qu'il va se choisir parmi les esprits libres de l'époque, ceux qu'on appelle les libertins érudits.

Grâce à son ami Chapelle qui est l'élève de Gassendi, Cyrano suit peut-être l'enseignement du philosophe. Il se familiarise en même temps avec la pensée de Descartes auquel s'oppose très courtoisement Gassendi; avec celle de son ami le physicien Jacques Rohault, disciple de Descartes, qui lui restera fidèle jusqu'à sa mort; et celle de l'abbé de Marolles, traducteur de Lucrèce.

Dans les années 40, il semble que Cyrano, farouchement indépendant d'esprit, vive assez misérablement et refuse de se mettre au service d'un protecteur. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à étudier et à écrire.

En 1643, il ne manque pas de se faire remarquer à l’Hôtel de Bourgogne où hurlait alors en croyant déclamer, un comédien devenu le plus célèbre de l’époque, originaire d'une famille israélite, Zacharie Jacob qui s’était donné lui-même très jeune le pseudonyme de «Montfleury». L’homme jouissant de hautes protections, avait été nommé comédien du roi. Les proportions de ce monstre couronné étaient impressionnantes : tellement gros que pour paraître en scène il avait du se faire confectionner par un maître chirurgien un grand cercle de fer afin de soutenir son ventre.Un soir où, plus qu'à l'accoutumée, ce vaste tonneau se permet de brocarder Cyrano. Cyrano réplique immédiatement et lui ordonne de disparaître à l'instant de la scène trop légère pour son poids et de cette assemblée trop flne pour écouter les hurlements qui déshonorent l'art de la diction. La salle se divise immédiatement en deux camps. Cyrano doit supporter les huées, saluer à des applaudissements, se découvrir menacé par la maréchaussée discrètement essaimée sur les bas-côtés de la salle. Quand Monfleury ose à nouveau montrer discrètement sa tête derrière un immense rideau cachant juste son abdomen, Cyrano le menace à nouveau et lui intime l’ordre de ne plus paraître sur scène durant un mois! L'honorable public de l'Hôtel de Bourgogne pousse maintenant de véritables hurlements. Invectives contre Cyrano, encouragements des uns, menaces des autres. Mais ce n’est pas finit. Cyrano, l'épée levée, monte sur la scène et menace Montfleury et malgré le poids considérable de sa graisse, cette véritable tonne de prétention trouve le moyen de disparaître.Ne pouvant se calmer, Cyrano lui écrit une lettre qui fut reprise par une gazette du temps. En voici quelques fragments:

Enfin, gros homme, mes prunelles ont achevé en vous de grands voyages et le jour que vous éboulâtes corporellement jusqu'à moi; j'eus le temps de parcourir votre hémisphère, ou, pour parler plus véritablement d'en découvrir quelques cantons! Mais comme je ne suis pas tout seul les yeux de tout le monde, permettez que je donne votre portrait à la postérité qui, un jour sera bien aise de savoir comment vous étiez fait. On saura donc en premier lieu, que la Nature qui vous ficha une tête sur la poitrine ne voulut pas expressément y mettre de col (…); que vous avez les épaules si fort au-dessus de la face, que vous semblez un Saint-Denis portant son chef entre ses mains. Encore je ne dis que la moitié de ce que je vois, car si je descends mes regards jusqu’à votre bedaine... je m'imagine voir... Sainte Ursule qui emporte les onze mille vierges enveloppées dans son manteau ou le cheval de Troie farci de quarante mille hommes. (…) Eh bien, qu'en dites-vous, ce portrait est-il ressemblant?

En 1645, l'Illustre Théâtre représente le Pédant joué, une comédie satirique où Cyrano étrille avec une verve féroce Grangier, prototype du docteur d'université pédant et à l'esprit étroit, dont s'inspirera Molière dans Les Fourberies de Scapin en empruntant à Cyrano son célèbre : «Qu'allait-il faire dans cette galère?» A la même époque, Gassendi inaugure ses cours d'astronomie au Collège royal. Il n'est pas impossible que Molière et Cyrano se soient rencontrés à ces cours.

A la même époque, sa sœur Catherine prend le voile au couvent et renonce au monde. Il ressent une terrible impression d’escroquerie La cérémonie semble ne jamais se terminer, mais il arrive, pour une fois, à cacher sa réprobation. Son regard découvre au premier rang, où se tiennent les « hautes » âmes officielles du couvent, la silhouette effacée, transformée de sa cousine Madeleine Robineau, veuve du défunt baron Christian de Neuvillette, tué au fameux siège d'Arras où il avait bien cru lui-même sa dernière heure venue.Il avait à plusieurs reprises entendu dire que depuis le décès du charmant Neuvillette, sa cousine - après avoir «brigué» et obtenu un rang de première importance dans celui des Précieuses et brillé comme l'un des meilleurs ornements de la Chambre bleue de la marquise de Rambouillet - s'effaçait dans le renoncement et la prière. Mais il est maintenant sidéré devant la totale métamorphose de l'exquise coquette en une quelconque pauvresse aggravée de laideur!

Magdelaine Robineau
cousine de Cyrano
veuve du baron de Neuvillette

Vêtue misérablement, alors qu'elle affichait autrefois un luxe de colliers, de fanfreluches et de rares dentelles, Madeleine, les genoux pliés sur le carrelage de la chapelle, la tête cachée dans ses mains, peut à peine être reconnue.

Mais la pire transformation, c’est son visage. Etait-ce un effet des châtiments célestes, qu'après avoir orné les plus beaux salons de Paris et même les festivités de la Cour et révélé devant notre bon roi une face radieuse de fraîcheur et de beauté, Roxane soit aussi repoussante que la fée Carabosse? Son menton, plusieurs fois célébré dans les louanges des poètes s'était recouvert de poils!

De 1648 à 1652 prend place la période de révoltes et de troubles intérieurs que l’on appelle la Fronde. Cette période est aussi celle pendant laquelle Cyrano compose la plus grande partie de ses Voyages imaginaires dans la Lune et le Soleil et une Histoire de l'étincelle qu'on ne retrouvera jamais. En 1649, il publie une terrible satyre Le Ministre d'Etat flambé où Cyrano pourfend en octosyllabes burlesques la personne et les mœurs de Mazarin et dénonce la misère du petit peuple de Paris et du Pont-Neuf :

Vos clergeons par vous caressés,
Vous ont tenu lieu de coquette,
 cent pages intéressés
Que vos confidences ont dressé,
Vous avez conté des sornettes,
Et vous ne les avez laissés
Ni moins pures, ni grégues nettes.
Vous n 'avez jamais eu chez vous
Que gens indignes de louanges;
Vos pages sont de jeunes fous,
Vos estafiers, de vrais filous;
Votre Suisse, une bête étrange,
Vos confesseurs, des loups-garous;
Et le Diable, votre bon ange.


Ce qui ne l'empêchera pas, deux ans plus tard, de prendre le parti de Mazarin dans sa Lettre contre les frondeurs :

Car enfin n'est-il pas contre l'ordre de la nature qu'un batelier ou un crocheteur soient en puissance de condamner un général d'Armée et que la vie d'un plus grand personnage soit à la discrétion des poumons du plus sot qui, à perte d'haleine demandera qu'il meure. Mais grâce à Dieu nous sommes éloignés d'un tel chaos : on se couche déjà pour dire le Cardinal sous Monseigneur, et chacun commence à se persuader qu'il est malaisé de parler comme les marauds et de n'en pas être.

Dans un sonnet du poète Royer de Prades, on trouve une première allusion à L'Autre Monde ou Les Etats et Empires de la Lune dont Cyrano avait communiqué le manuscrit au poète et qui circule apparemment sous le manteau. Il s’agit d’une fiction fortement teintée de poésie, de loufoquerie, de sexe, dont la modernité ne s’est jamais démentie et que les surréalistes ont remis au goût du jour et qui en fera à tout jamais l’ennemi absolu de l’Eglise et de la monarchie.En 1650, l’année de la mort de Descartes, commence à circuler Les Etats et Empires du Soleil, suite du Voyage dans la Lune et le livre s'achève avec l'arrivée de l'âme de Descartes au pays des Philosophes et sa rencontre avec le philosophe italien Tomaso Campanella. Jusque-là farouchement indépendant, mais peut-être lassé par une situation très précaire, Cyrano entre en 1652 au service du duc d'Arpajon.

L’année suivante, Cyrano, qui s'est fait une réputation d'impie publie sa tragédie La Mort d'Agrippine. Attardons-nous un peu sur la première représentation de cette pièce. Lorsque le rideau se lève sur la tragédie, le public s'attend à entendre les acteurs débiter des blasphèmes. Derrière les derniers arrivants et quelques belles qui s'éventent, on peut apercevoir tout un rang de spectateurs dont la mise et la mine indiquent que l'on avait dû leur promettre bien des pistoles pour mettre du désordre et abîmer ainsi la soirée.Pendant les trois premiers actes, étonnement, à chaque sortie des grands rôles, le succès monte. Les applaudissements augmentent. La troupe royale entoure en coulisse l’auteur Cyrano avec des sourires d'admiration... Il peut espérer enfin se mesurer avec tous les auteurs dont certains jusqu'ici le toisaient.A certains passages assez scabreux où Séjanus ose nier l'existence de Dieu, il s’attend cependant à ce que des protestations s'élèvent.

Ces dieux que l'homme a faits et qui n'ont point fait l'homme
Des plus fermes États ce fantasque soutien
Va, va Terentius, qui les craint, ne craint rien.

Mais c’est au quatrième acte que tout va mal tourner, lorsque Séjanus se montre certain que Tibère, par son ordre, va périr et s'écrie : «Frappons, voilà l'hostie... ». La salle entière se lève et hurle. Les hommes secouent leurs perruques et les femmes sont plus turbulentes que des vendeuses de sardines aux coins des marchés. La salle n’est plus qu'un affreux concert de malédictions, d'opprobres pour un misérable auteur qui avait osé attaquer la religion.

Le complot des Jésuite avait totalement réussi. On peut entendre au milieu des cris de protestation : «C'est un athée que ce Cyrano. Il faut l'empêcher de sévir. Il ose brocarder le saint-Sacrement... » Et chacun de se précipiter avec des gestes de tueur vers le rideau qui est vite baissé. Mais des spectateurs essayent de se faufiler derrière le tissu rouge pour trucider les comédiens et surtout l’auteur. Le scandale oblige l'Hôtel de Bourgogne à interrompre la représentation et, dès le jour suivant, elles sont interdites - sans espoir de concession – par un ordre royal. La pièce interdite, tout le Paris des Précieux et celui des curieux veut connaître cette tragédie et l'on s'arrache tous les exemplaires de son œuvre.


Si La Mort d'Agrippine fer-mait le théâtre, elle faisait s'engouffrer dans les salons du sieur de Sercy[2] une foule avide de lire, pour avoir le prétexte de crier son opinion. Cette bousculade vaut à l'éditeur de vraiment s'enrichir. Toutefois, le duc d'Arpajon comprend lui que ses dépenses peu raison-nables pour se mettre en avant des Lettres de France en protégeant Cyrano, devenaient sinon inutiles, en tout cas hors de saison. Cyrano sera bientôt obligé de quitter le duc d’Arpajon.
Le duc d’Arpajon
protecteur de Cyrano

En 1654, Cyrano est victime d'un mystérieux accident qui le diminue considérablement. Une nuit en rentrant chez lui, il reçoit une poutre sur la tête et n'arrive pas à se remettre de ce choc. Il quitte le service de son protecteur et se réfugie chez son cousin, à la campagne, près de Paris. Après quatorze mois de maladie, Cyrano meurt le 28 juillet 1655, entouré de ses proches et de son ami Lebret, tous très pieux et qui tiennent beaucoup à souligner la mort très chrétienne et repentante de celui qui fut un des deniers – sinon le dernier - libre penseur du XVIIème siècle. Ce n’est que de manière posthume et par les soins de son ami Lebret, que paraît Les États et Empires de la Lune dans une version légèrement expurgée de ses passages impies. Plus tard, on trouvera deux manuscrits de ce texte, celui de Paris et celui de Munich.De même, en 1662, par les soins de son ami, le physicien Jacques Rohault, Etats et Empires du Soleil paraît chez l'éditeur Charles de Sercy, dont on n'a retrouvé aucun manuscrit.

Son oeuvre majeure: "Les Etats et Empires de la Lune"
L’œuvre majeure Cyrano de Bergerac est sans conteste Les Etats et Empires de la Lune. Ce texte a été écrit à une époque où la science et les intellectuels se passionnaient pour la découverte du cosmos. La révolution copernicienne avait à peine un siècle, et Képler et Galilée, contemporains de Cyrano, venaient de confirmer les thèses de Copernic. De plus, plusieurs inventions optiques permirent d'observer les astres de plus près.

Mais c’était surtout un moyen de critiquer ce qu’était la société française de son époque. Voyons plutôt …Dans le seul but de prouver ses dires - à savoir que la Lune était habitée - Cyrano s’engage dans un voyage aventureux pour la Lune. Il imagine six moyens pouvant le transporter dans cet astre – moyens que l’on retrouve décrits dans l’acte III du Cyrano de Rostand, qui en invente lui-même un septième. Il se fait finalement emporter dans les airs par des fioles de rosée attachées à sa ceinture et attirées par la chaleur du Soleil levant.

Cyrano part pour la Lune

Lorsque Cyrano de Bergerac arrive sur la Lune, on le prend pour un singe, et il déclenche de telles controverses que la population se partage en deux camps, les anti- et les pro-Cyrano. Heureusement, un habitant, qui se dit le fantôme de Socrate, prend sa défense, et notre voyageur peut observer tout à loisir cet autre monde.

Sur la Lune, il découvre un autre univers et d'autres manières de vivre. Les villes sont soit sédentaires soit mobiles. Les premières sont faites de maisons traversées verticalement par des vis géantes, qui permettent de tourner l'édifice sur lui-même, de l'élever ou de l'enfoncer dans le sol selon les saisons. Dans les deuxièmes, les maisons sont sur des roues et se déplaçaient grâce à des voiles gonflées par des soufflets. On s'éclaire à l'aide de vers luisants ou de «flambeaux incombustibles», des rayons de Soleil «purgés de leur chaleur ». Grâce à une arme spéciale, les alouettes tombent toutes rôties dans votre assiette.

Dans le domaine social , les habitants de la Lune n'ont rien à envier aux Terriens. Ainsi, quand il s'agit de faire la guerre, on choisit un nombre égal d'hommes semblables dans chaque camp. Après la bataille, on compte les blessés, les morts et les prisonniers; et si les pertes sont égales, on tire le vainqueur à la courte paille. Sur la Lune, les vieillards, lorsqu'ils sentent leur esprit se «ramollir», se suicident avec l'aide de leurs amis réunis lors d'un dernier banquet.

«Je n'eus pas achevé d'arpenter la rue qui tombe en face de notre maison que je rencontrai à l'autre bout une troupe assez nombreuse de personnes tristes. Quatre d'entre eux portaient sur leurs épaules une espèce de cercueil enveloppé de noir. Je demandai à un spectateur ce que signifiait ce convoi semblable aux pompes funèbres de mon pays. Il me répondit que ce méchant et désigné du peuple par une chiquenaude sur le genou droit[3], qui avait été convaincu d'envie et d'ingratitude, était décédé d'hier, et que le Parlement l'avait condamné, il y avait plus de vingt ans, à mourir de mort naturelle et dans son lit et puis d'être enterré après sa mort.
Je me pris à rire de cette réponse et lui m'interrogeant pourquoi, « Vous m'étonnez, lui répliquai-je, de dire que ce qui est une marque de bénédiction dans notre monde, comme une longue vie, une mort paisible, une sépulture pompeuse, serve en celui-ci de châtiment exemplaire. »
«Quoi! vous prenez la sépulture pour une marque de bénédiction, me repartit cet homme, hé! si vous êtes sincère', pouvez-vous concevoir quelque chose de plus épouvantable qu'un cadavre marchant sur les vers dont il regorge, à la merci des crapauds qui lui mâchent les joues, enfin, la peste revêtue du corps d'un homme ? Bon Dieu ! la seule idée d'avoir, quoique mort, le visage embarrassé d'un drap et sur la bouche une pique de terre[4] me donne de la peine à respirer ! Ce misérable que vous voyez porté, outre l'infamie d'être jeté dans une fosse, à être condamné à être assisté dans son convoi de cent cinquante de ses amis et, auxquels il est ordonné, en punition d'avoir aimé un envieux et un ingrat, de paraître à ses funérailles avec le visage triste. Et, sans que les juges en ont eu pitié, imputant en partie des crimes à son peu d'esprit[5], ils leur auraient ordonné d'y pleurer.
«Hormis les criminels, tout le monde est brûlé. Aussi est-ce une coutume très décente et très raisonnable, car nous croyons que le feu ayant séparé le pur et l'impur et de sa chaleur rassemblé par sympathie cette chaleur naturelle qui faisait l'âme, il lui donne la force de s'élever toujours en montant jusqu'à quelque astre, la terre de certains peuples plus immatériels que nous, plus intellectuels, parce que leur tempérament doit correspondre et participer à la pureté du globe qu'ils habitent, et que cette flamme radicale, s'étant encore rectifiée par la subtilité des éléments de ce monde-là, elle vient à composer un des habitants de ce pays enflammé.
»
Cyrano de Bergerac. «Les Etats et Empires de la Lune.»

On l'aura compris, ces Histoires, dans l'esprit de l'Utopie de Thomas More, mêlent aventures et philo-sophie, poésie et satire. Par son imagination délirante, Cyrano se fait visionnaire, tout en se moquant de l'homme qui se croit le centre et le maître de l'uni-vers, alors que sa planète est toute petite, comme son esprit. Rappelons que ce li-vre fut publié sous le règne de Louis XIV qui a mis en place la monarchie absolue de droit divin!

Savinien de Cyrano de Bergerac
Estampe – Musée Carnavalet

Toujours dans Les Etats et Empires de la Lune, Cyrano raconte l'étonnante histoire des enfants castrés pour n'avoir pas le nez assez long. Voilà qui, si besoin était, établit le lien symbolique entre l'appendice nasal et le sexe.

Maintenant, afin que vous sachiez pourquoi tout le monde en ce pays a le nez grand, apprenez qu'aussitôt qu'une femme est accouchée, la matrone porte l'enfant au prieur du séminaire; et justement au bout de l'an les experts étant assemblés, si son nez est trouvé plus court qu'une certaine mesure que tient le syndic, il est censé camus, et mis entre les mains des prêtres qui le châtrent. Vous me demanderez possible la cause de cette barbarie : comment se peut-il faire que nous, chez qui la virginité est un crime, établissions des continents par force ? Sachez que nous le faisons après avoir observé depuis trente siècles qu'un grand nez est à la porte de chez nous une enseigne qui dit: «Céans loge un homme spirituel, prudent, courtois, affable, généreux et libéral», et qu'un petit est le bouchon des vices opposés. C'est pourquoi des camus on bâtit les eunuques, parce que la République aime mieux n'avoir point d'enfants d'eux que d'en avoir de semblables à eux.

Cyrano de Bergerac. «Les Etats et Empires de la Lune.»

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