Aude Merlin a bien connu Anna Politkovskaia. A de nombreuses reprises leurs voix se sont entremêlées pour des émissions de radio (« Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet, mais aussi des émissions pour RFI ou France- Inter). Elle m’écrit: «Dans un restaurant japonais de la rue Monsieur le prince (Paris), Anna m’avait dit qu’un jour: «Vous savez, quand j’ai accouché de mon deuxième enfant, j’ai eu l’impression que j’avais fait mon devoir. Une fille et un garçon, c’était comme une mission accomplie». La transmission.

Anna était habitée par l’urgence de la transmission. Ces cinq jours passés ensemble, s’ils changeaient des allers retours inlassables vers la Tchétchénie ou auprès des soldats traumatisés rentrés en Russie, n’étaient pas pour autant une parenthèse dans son travail... ni dans ce que son travail continuait inlassablement de lui attirer des menaces. Un matin, à Paris, elle est arrivée à l’édition où nous nous retrouvions chaque matin et a fait part d’une nouvelle menace qui pesait sur elle.
Je me souviens de sa voix. Une voix, c’est très difficile à décrire. Un grain de voix, avec des couleurs, au moment de certaines intonations, quand la voix monte.
La mienne parfois couvrait la sienne, il fallait traduire vite, et le plus précisément possible, le plus justement possible, ses pensées, ses indignations. Pourtant elle gardait son calme. Elle avait compris que son combat serait long, qu’il fallait tenir, persévérer.
Quelques temps après, une belle sculpture, dans une grange aux blés, qui la représente. Sur une face elle a l’air âgé, sur l’autre, non.
Le photographe à l’hôtel lui avait demandé si elle portait toujours ses lunettes. Oui, avait-elle dit.

Rêve : Elle est entrée dans une sorte de grange aux blés, mais couverte de béton. Sur le sol, il y avait de la terre, et des sortes de vasques ou de bassines en métal. Elle s’est approchée de moi, je lui ai demandé : « mais que s’est-il passé, qui vous a tuée ? » Elle a dit « Allons boire un thé ». Comme si elle ne voulait pas dire. Chut, cela n’a pas d’importance. Et elle a commencé à mettre de la terre dans les bassines, avec moi, en silence. Transplanter de la terre.

Réalité : au cimetière Troekurovskoe, à l’entrée, la fleuriste ne sait pas où est la tombe d’Anna. Sous un soleil dur et froid, suspendue entre ciel et terre, elle est là. Tout au bout d’une allée, à la lisière du cimetière, une tombe neuve, fraîche. « Anna Politkovskaia, 1954-2006 ».
«Poser deux roses rouges devant. Elle était amoureuse. Depuis peu.
Aujourd’hui, au journal, dans son bureau qu’elle partageait avec Galina, il y a toujours sa place. Des photos, des portraits. Trois journalistes assassinés depuis 2000: Igor, Iouri et elle. Arkadi a repris le «flambeau». Ravagé par la guerre, qui l’a habité, contaminé en quelque sorte, comme une maladie qui s’infiltre dans le cerveau, il a réussi, miraculeusement dit-il, à commuer peu à peu cette drogue en combat littéraire et politique.
Car ceux qui pensent ne peuvent faire autrement aujourd’hui en Russie. »

Dans un autre mail, Aude m'écrit: «Ceux qui ont connu Anna la savaient déterminée, habitée par sa mission. D’une grande force, et en même temps, d’une extrême fragilité. Elle avait pour obsession, pour moteur, la volonté de dire la vérité. Tout en se sachant menacée, elle n’aurait pour rien au monde cessé de documenter tout ce qu’elle voyait, guidée par l’axiome du vrai journaliste qui, face à tout évènement, part du principe non seulement qu’il doit absolument se rendre sur place pour voir et comprendre ce qui se passe, mais aussi que la présence du journaliste sur le lieu de l’évènement ne peut pas avoir de conséquences sur l’évènement et la prise en compte de l’évènement.

Combien de fois Anna Politkovskaia, que beaucoup appelaient affectueusement Ania, s’est-elle rendue, si forte et si fragile à la fois, dans ce « chaudron » indescriptible qu’est la Tchétchénie ? Alors que la plupart des journalistes la désertaient, échaudés par les prises d’otages – dont certaines sont restées en point d’interrogation quant à leur commanditaire -, Anna continuait sans relâche : ce sont des dizaines d’allers et retours qu’elle a effectués sur place, rapportant à Moscou des témoignages plus insupportables les uns que les autres. Recueillant, documentant, donnant la parole à des voix sans écho, de plus en plus terrorisées à l’idée de témoigner, conscientes d’ avoir été littéralement abandonnées par la communauté internationale. Anna poursuivait son travail. Non sans être parfois dévorée par le doute, si l’on en juge par un de ses derniers écrits, dans lequel elle se pose la question introspective de ce qu’elle appelle sa propre lâcheté. La conscience lucide de ce qui se passait, son observation attentive de la situation en Russie et de la poursuite de la guerre de Tchétchénie, sa volonté de comprendre quels étaient les éléments qui alimentaient la dérive autoritaire du régime russe et empêchaient celle-ci d’opérer une réelle transition démocratique, tout cela portait autant que cela l’accablait. Elle se sentait minuscule face à la mécanique d’un système dans lequel le rétrécissement de l’espace démocratique signifiait pour elle son arrêt de mort, et se demandait en permanence comment enrayer une mécanique qu’elle voyait à l’œuvre.

Non sans cynisme, le Président russe a cru bon d’affirmer que son assassinat faisait plus de tort à la Russie que tous ses écrits. Mais était- ce la question ? Ses écrits faisaient- ils du tort à la Russie ? Ou à lui-même ? Trop vite, beaucoup ont oublié une série d’évènements qui pourtant, pris ensemble, montrent que la séparation des pouvoirs en Russie est de plus en plus incertaine, et que le déséquilibre au détriment des pouvoirs législatif et judiciaire est criant : qui se souvient de l’assassinat d’un député de la Douma, Sergueï Iouchenkov, juste devant chez lui en novembre 2002, alors qu’il tentait de mettre en oeuvre une commission d’enquête parlementaire sur les circonstances des explosions d’immeubles de l’automne 1999, ces explosions qui servirent précisément de tremplin à l’accession au pouvoir de Vladimir Poutine, et de « justification supplémentaire » à la reprise de la guerre en Tchétchénie ? Cet assassinat, dont la mise en oeuvre ressemble étrangement à celui d’Anna Politkovskaia, n’a pas été élucidé. Qui se souvient du mystérieux empoisonnement, non élucidé, dont est mort un journaliste – du journal Novaïa Gazeta, le journal où travaillait Anna-, Iouri Tchekotchikine, qui lui aussi tenait à élucider les évènements de 1999 ? L’empoisonnement subi par Anna alors qu’elle tentait de se rendre à Beslan en septembre 2004, n’avait pas non plus été élucidé, si ce n’est qu’il confirmait à quel point son travail obstiné et sa proposition de servir de médiatrice lors de cette prise d’otages dérangeaient. La mort par empoisonnement, le 24 novembre, d’Alexandre Litvinenko, qui cherchait à enquêter sur l’assassinat d’Anna, interpelle également sur le besoin de faire taire tous ceux qui auraient souhaité faire la lumière sur ces zones d’ombre. En amont, une liste de journalistes, probablement anonymes pour le lecteur occidental, morts pour avoir exercé leur profession, est restée également sans éclaircissement. Reporters sans Frontières en dénombre 21 qui, depuis l’accession de Vladimir Poutine au pouvoir, ont payé de leur volonté de parler, dire, informer.

A l’heure où l’Europe, après avoir trop souvent fermé les yeux sur l’ampleur de la barbarie déployée en Tchétchénie, semble s’apprêter à un peu plus de vérité dans son « dialogue » avec la Russie, la nécessité de faire la lumière sur l’assassinat d’Anna, et de protéger ceux qui en Russie luttent pour la survie de la liberté de la presse, est impérieuse. Criante. Sans une élucidation de ce crime, la porte reste ouverte à d’autres crimes du même type ».

AUDE MERLIN - (Chargée de cours / Département de Science politique ULB)

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